Commentaire de Trib. trav. fr. Bruxelles, 15 décembre 2021, R.G. 20/3.144/A
Mis en ligne le vendredi 24 juin 2022
Tribunal du travail francophone de Bruxelles, 15 décembre 2021, R.G. 20/3.144/A
Terra Laboris
Dans un jugement du 15 décembre 2021, le Tribunal du travail francophone de Bruxelles fait application des quatre critères généraux de l’article 333, § 1er, de la loi-programme (I) du 27 décembre 2006 afin de déterminer, dans le cas d’un informaticien travaillant en outsourcing, la nature de la relation de travail.
Les faits
Une société spécialisée dans le secteur de l’outsourcing informatique rechercha en 2017 un prestataire externe pour un de ses clients. Elle contacta, via le réseau LinkedIn, un informaticien dont le profil correspondait aux exigences du client. Elle signa dès lors avec lui un « contrat d’emploi » (rédigé en anglais et intitulé « employment contract ») pour une durée déterminée de onze mois.
Au moment d’établir sa déclaration d’impôt annuel, l’intéressé demanda divers documents à la société, demande à laquelle celle-ci ne réagit pas. Il se tourna dès lors vers l’O.N.S.S. et l’Office lui répondit que la société n’était pas immatriculée et que, par conséquent, ses prestations n’étaient pas enregistrées.
Une enquête fut ouverte, l’employé donnant toute une série d’informations quant à ses conditions de travail. Il précisait notamment qu’il travaillait à temps plein selon trois cycles différents et recevait ses instructions quotidiennes de la part du client. Les heures supplémentaires étaient prestées avec l’aval de l’employeur, qui décidait notamment de la rémunération de celles-ci et, par ailleurs, donnait l’autorisation pour les absences. La société avait également exigé d’être prévenue en cas de maladie.
Pour la société, l’intéressé n’était pas salarié mais « freelance ».
L’O.N.S.S. décida d’enregistrer d’office la période d’occupation en Dimona et établit le relevé des cotisations, majorations et intérêts.
Une citation fut signifiée à la société par l’O.N.S.S. le 14 février 2020 et, après mise en état, l’affaire donna lieu au présent jugement, dans lequel le tribunal a identifié la demande comme portant sur un montant de près de 34.000 euros, s’agissant des cotisations, majorations et frais.
La décision du tribunal
En droit, le tribunal commence son analyse par les dispositions de la loi du 27 juin 1969 révisant l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 concernant la sécurité sociale des travailleurs, reprenant les obligations de tout employeur assujetti ainsi que les missions de l’O.N.S.S. Il souligne que celui-ci a le pouvoir, même en l’absence de disposition particulière, de décider d’office de l’existence ou de l’inexistence du contrat de travail liant les parties.
Renvoi est fait à l’arrêt de la Cour de cassation du 7 décembre 1998 (Cass., 7 décembre 1998, n° S.97.0165.F) et aux conclusions de M. l’Avocat général LECLERCQ précédant cet arrêt. La preuve de l’existence du contrat incombe à l’Office, sauf hypothèses où existe une présomption en sens contraire.
Le tribunal examine ensuite les éléments du contrat de travail, rappelant que deux éléments caractérisent l’autorité juridique, à savoir (i) le droit de l’employeur de donner des ordres pour l’organisation et l’exécution du travail et (ii) le droit de contrôler l’exécution de l’ordre donné ainsi que l’obligation du travailleur d’accomplir les ordres donnés et de se soumettre au contrôle.
Vient ensuite le rôle de la loi relative à la nature des relations de travail en la matière, le tribunal réexposant les critères généraux permettant d’apprécier l’existence ou l’absence du lien d’autorité (volonté des parties, liberté d’organisation du temps de travail, liberté d’organisation du travail et possibilité d’exercer un contrôle hiérarchique).
Il en vient ensuite à la réglementation concernant la mise à disposition de travailleurs, étant la loi du 24 juillet 1987 sur le travail temporaire, le travail intérimaire et la mise de travailleurs à la disposition d’utilisateurs.
Le tribunal rappelle encore l’obligation pour tous les employeurs et travailleurs liés par un contrat de travail en Belgique d’être soumis à la loi du 27 juin 1969, le critère étant le lieu des prestations de travail et renvoie au Règlement n° 883/2004, qui dispose que les personnes qui exercent une activité salariée ou non salariée dans un Etat membre sont soumises à la législation de cet Etat membre (article 11, § 3, a)).
Le contrat signé entre les parties (« employment contract ») permet de déterminer la commune intention de celles-ci, qui est de conclure un contrat de travail, les termes du contrat ne permettant pas de retenir le contrat d’entreprise (rémunération de base fixe et indemnité trimestrielle, usage des termes « employee », « employer », « salary package »).
Restent les trois autres critères généraux et le tribunal conclut quant à ceux-ci que rien ne permet de retenir que la manière dont les prestations ont été exécutées ne serait pas en concordance avec le contrat de travail. Il retient l’existence d’horaires (jours et heures), l’exigence d’approbation préalable de tout travail supplémentaire, l’obligation de noter celui-ci, de demander l’autorisation pour prendre congé et d’avertir en cas d’absence. Il en découle qu’il n’avait pas de liberté quant à l’organisation du temps de travail.
Parmi les autres critères, le tribunal retient également une clause de confidentialité avec sanctions et, pour ce qui est de la liberté dans l’organisation du travail lui-même, le lieu de travail (lieu désigné dans le contrat).
L’ensemble permet de conclure à l’existence d’un pouvoir hiérarchique réel, qui est révélateur de l’existence du contrat de travail, et emporte dès lors pour la société l’obligation de déclarer les prestations de travail à l’O.N.S.S.
Enfin, le tribunal rencontre l’argumentation subsidiaire de la société, qui fait valoir sa bonne foi et sollicite en conséquence la réduction des cotisations.
Le tribunal renvoie ici à l’article 55 de l’arrêté royal du 28 novembre 1969 portant exécution de la loi du 27 juin 1969, pour ce qui est des modalités d’exonération ou de réduction de l’indemnité forfaitaire prévue à l’article 28 de la loi, et rappelle trois points, étant (i) que l’exonération ou la réduction ne sont envisagées que pour l’indemnité forfaitaire, la majoration des cotisations et des intérêts de retard et qu’aucune réduction ou exonération n’est possible pour les cotisations elles-mêmes, (ii) que la bonne foi de l’employeur est indifférente et (iii) que la décision d’accorder ou non l’exonération ou la réduction est une compétence discrétionnaire de l’O.N.S.S. via son Comité de gestion, le tribunal ne pouvant en aucune manière se substituer à celui-ci.
Intérêt de la décision
L’O.N.S.S. a, dans le cas de figure dont le tribunal a été saisi, retenu l’existence d’un contrat de travail à partir d’une enquête de ses services et a cité la société employeur en paiement des cotisations, majorations et intérêts.
Le tribunal rappelle que la preuve de l’existence du contrat de travail lui incombe. La vérification de l’existence d’un lien de subordination se fait en tenant compte des critères généraux de l’article 333, §§ 1er et 2, de la loi-programme (I) du 27 décembre 2006, et ce à défaut de dispositions prises par le Roi dans le cadre de l’article 334 de la même loi, qui vise des critères spécifiques propres à un ou plusieurs secteurs et qui peuvent, sans toutefois déroger aux critères de l’article 333, comporter des éléments d’ordre socio-économique. C’est dès lors dans le cadre fermé des quatre critères de base que le contrôle judiciaire s’exerce.
L’article 333, § 1er, a listé ces quatre critères, dont le premier est la volonté des parties telle qu’exprimée dans la convention, pour autant que cette dernière soit exécutée conformément aux dispositions de l’article 331 de la loi, qui pose, lui, le principe selon lequel les parties choisissent librement la nature de leur relation de travail, dont l’exécution effective doit être en concordance avec celle-ci. La disposition poursuit que la priorité est à donner à la qualification qui se révèle de l’exercice effectif si celle-ci exclut la qualification juridique choisie par les parties (article 331). Le choix de départ est donc laissé aux parties, qui vont conventionnellement, en vertu du principe de l’autonomie des volontés, opter pour une relation de travail salariée ou indépendante. Dès lors que l’exécution effective des prestations de travail est conforme avec le type de relation choisie, c’est celle-ci qu’il y a lieu de retenir. La loi insiste en son article 331 sur la nécessité de se référer à l’exercice effectif de la relation de travail, qui l’emportera dès lors qu’elle exclut la qualification juridique choisie. Un contrat qualifié de « contrat d’entreprise » s’analysera en fin de compte en contrat de travail si son exercice effectif exclut qu’il s’agisse d’une collaboration indépendante. Inversement, un contrat présenté comme un contrat de travail n’aura pas cette qualité si son exécution exclut le lien de subordination.
L’article 333, par l’énumération des quatre critères généraux, fixe donc la volonté des parties telle qu’exprimée dans la convention en critère numéro un. Elle ne précise pas que l’ensemble des critères doit être examiné dans l’ordre, mais en pratique c’est ainsi que la vérification intervient, puisque la volonté des parties est un élément relatif à la conclusion du contrat, les trois autres critères (liberté d’organisation du temps de travail, liberté d’organisation du travail lui-même et possibilité d’exercer un contrôle hiérarchique) relevant de l’exécution de celui-ci.
A défaut pour les parties d’avoir exprimé un choix quant à la nature de la relation de travail, seuls les trois derniers critères sont dès lors mobilisables pour permettre la qualification du contrat en contrat de travail.
La jurisprudence de la Cour de cassation a permis de baliser ces concepts. Il n’est pas inutile ici de rappeler, sur l’organisation du temps de travail, que le simple fait que le travailleur ait toute liberté de donner suite ou non à une offre de travail n’implique pas qu’il soit également libre dans l’organisation du temps de travail une fois la mission acceptée (Cass., 18 octobre 2010, n° S.10.0023.N) et que le fait qu’à défaut d’expérience professionnelle, le travailleur n’était opérationnel que lorsqu’il recevait des instructions précises quant à l’organisation du travail implique l’existence d’un contrôle qui excède le simple contrôle qualitatif de ce travail et qui, en conséquence, est incompatible avec le simple exercice d’un contrôle dans le cadre d’une convention de travail à caractère indépendant, le défaut d’expérience professionnelle combiné avec le défaut de liberté d’organisation du travail étant inconciliable avec la notion d’une collaboration de ce type (Cass., 6 décembre 2010, n° S.10.0073.F – précédemment commenté).