Terralaboris asbl

Licenciement pour motif grave et protection du conseiller en prévention contre le licenciement

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège), 24 décembre 2021, R.G. 20/726/A

Mis en ligne le lundi 27 juin 2022


Tribunal du travail de Liège (division Liège), 24 décembre 2021, R.G. 20/726/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 24 décembre 2021, le Tribunal du travail de Liège (division Liège) rappelle qu’en cas de motif grave invalidé par le juge, l’indemnité légale de protection contre le licenciement d’un conseiller en prévention n’est pas automatiquement due.

Les faits

Un éducateur d’un centre de formation permanente, engagé depuis 2002, est licencié le 20 décembre 2019 pour motif grave. Celui-ci consiste dans la réclamation de jours de congé « au-delà des règles » qui s’appliquent à l’ensemble du personnel, l’employeur se référant à des discussions où le caractère anormal de cette situation aurait été souligné, ainsi que la non-conformité de cette demande au contrat de travail. Des discussions avaient effectivement été menées auparavant à l’occasion de la fusion entre deux centres de formation intervenue au mois d’août de la même année et qui entraînait des modifications dans le fonctionnement, notamment la suppression de frais de déplacement et la réduction de jours de congé conventionnels.

Une procédure fut introduite devant le Tribunal du travail de Liège (division Liège) le 25 février 2020, l’intéressé contestant le motif grave tant pour ce qui est du délai que sur la précision et le fond. L’employeur conteste toute irrégularité dans le licenciement.

La décision du tribunal

L’examen du motif grave reprend les règles relatives au point de départ du délai de trois jours, rappelant que la juridiction doit vérifier si la postposition éventuelle de celui-ci est pleinement justifiée, étant entendu que l’employeur a la charge de cette preuve. Le délai ne commence cependant à courir que lorsque la personne qui a le pouvoir de licencier a acquis la connaissance suffisante des faits, ces éléments étant fonction des circonstances propres à chaque espèce. Le tribunal souligne qu’il ne peut être différé par l’exécution de vérifications superflues comme il ne peut se donner dans la précipitation.

La question en l’espèce est de savoir si le licenciement pour motif grave d’un travailleur salarié d’une petite asbl relève de la gestion journalière ou du conseil. Le tribunal constate que l’organe habilité à procéder au licenciement est le Conseil d’administration. Lorsque la personne compétente pour licencier est un organe collégial, le délai ne commence à courir qu’à partir du moment où cette autorité est valablement saisie et, dans la plupart des cas, où elle s’est réunie conformément aux dispositions légales ou statutaires. La circonstance que certains membres soient informés des faits ne fait pas courir le délai, sauf en cas de délégation de pouvoir.

Les éléments de la cause démontrent que le délai a dès lors été respecté.

Pour ce qui est du fond du motif grave, qui est une insubordination, le travailleur ayant revendiqué l’octroi de jours de congé au-delà des règles s’appliquant à l’ensemble du personnel et ayant refusé « obstinément » de se soumettre à cette règle, le tribunal examine la notion de « refus d’ordre ». Celle-ci peut revêtir deux formes, étant soit le refus d’exécuter le travail convenu, soit le refus de suivre les instructions de l’employeur. Si le refus porte sur un ordre que l’employeur peut légitimement intimer au travailleur, c’est-à-dire qui correspond à son contrat de travail et ne viole aucune norme juridique ou morale incontestée (le tribunal renvoyant à la doctrine de B. PATERNOSTRE, « Motif grave et insubordination », Ors., 2006, pp. 17-22), n’est pas une insubordination constitutive d’un tel motif le refus d’une modification des conditions de travail, et ce même si celles-ci ne sont pas essentielles et que l’employeur s’était réservé le droit de les modifier.

Le tribunal constate que les questions de frais de déplacement et d’horaire ont été réglées et que ne restait que celle des congés annuels, la discussion portant sur le caractère légitime ou non pour le travailleur de refuser de se soumettre au régime de congés annuels prévu. Il examine le contrat de travail ainsi que l’exécution qui lui a été donnée depuis l’engagement, soit depuis près de dix-huit ans. Il est confirmé dans le dossier que l’intéressé, qui bénéficiait de congés supplémentaires, s’était opposé aux conséquences de la fusion des deux centres, et notamment sur cette question. Pour le tribunal, sa revendication était légitime, s’agissant de droits acquis sur la base du contrat de travail. Il n’y a dès lors pas de faute dans son chef.

Le motif grave est dès lors rejeté.

Le tribunal examine ensuite un autre poste, le travailleur ayant étendu sa demande originaire sur la base de l’article 807 du Code judiciaire à une indemnité de protection en tant que conseiller en prévention. Il produit en effet de nombreux documents établissant qu’il a exercé cette fonction depuis l’année 2016. Il fait valoir que la rupture du contrat pour faute grave a été utilisée afin de contourner les dispositions contraignantes de la loi du 20 décembre 2002 et que son licenciement ne peut être considéré comme étranger à l’indépendance du conseiller en prévention.

Pour l’employeur, qui conteste pour sa part l’exercice des missions relatives à cette fonction, les faits justifiant la rupture sont tout à fait étrangers à l’indépendance légale.

Le tribunal examine ainsi ce volet de la réclamation, en rappelant la procédure à respecter lorsqu’il s’agit d’écarter un conseiller en prévention, procédure prévue à la loi du 20 décembre 2002. Il conclut en droit qu’il y a un double contrôle judiciaire, étant d’une part la vérification du fondement (et de la régularité) du licenciement et, de l’autre, du caractère étranger du motif grave quant à l’indépendance ou la réalité des motifs d’incompétence éventuellement allégués. Il se déduit de ceci que le caractère irrégulier du motif grave n’emporte pas automatiquement le droit à l’indemnité de protection.

En ce qui concerne les faits à examiner, seuls ceux qualifiés de motif grave peuvent être pris en considération dans l’appréciation du respect de la règle légale, qui ne permet à l’employeur de licencier que pour des motifs étrangers à son indépendance ou qui démontrent son incompétence dans l’exercice de ses missions.

En l’espèce, c’est un comportement d’insubordination qui est invoqué, un conflit étant né entre l’intéressé et son employeur à propos de la fusion de deux centres de formation. Les motifs ne sont dès lors pas liés à son indépendance. Par ailleurs, le tribunal fait grief au demandeur de ne pas établir que le souhait de l’asbl était dans les faits d’éviter de devoir recourir à la procédure contraignante prévue par la loi du 20 décembre 2002.

Enfin, restent deux postes « voisins », étant une indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable et une autre pour licenciement abusif.

Le licenciement pour motif grave ayant été invalidé, vu que les faits reprochés n’étaient pas établis, le tribunal considère que le licenciement est « d’office » manifestement déraisonnable, renvoyant à la doctrine de A. FRY (A. FRY, « La CCT n° 109 : amende civile et indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable », Actualités et innovations en droit social, Anthémis, 2018, p. 71).

A défaut du moindre élément concret qui confirme les faits, le congé est en effet donné sans aucun lien avec l’aptitude ou la conduite du travailleur et n’est pas fondé sur les nécessités de fonctionnement de l’entreprise.

Renvoyant également à la jurisprudence de la Cour du travail de Liège (C. trav. Liège, div. Namur, 24 avril 2018, R.G. 2017/AN/70), le tribunal conclut sur ce point qu’un congé fondé sur une conviction aussi légère n’aurait jamais été décidé par un employeur normal et raisonnable.

Il alloue neuf semaines de rémunération.

Pour ce qui est du licenciement abusif, dont il admet que la réparation peut se cumuler avec l’indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable, le tribunal retient celui-ci, au motif que l’employeur n’a pas véritablement tenté de dialoguer avec le travailleur ou de chercher des solutions intermédiaires, mais qu’il a opté pour la sanction la plus grave de manière abrupte et légère, alors que l’intéressé travaillait depuis plus de dix-sept ans.

Il alloue une indemnité de 500 € forfaitaires de ce chef.

Intérêt de la décision

Le licenciement en cause est questionné à partir de quatre angles : le motif grave, une protection spéciale eu égard aux fonctions dans l’entreprise, le caractère manifestement déraisonnable de la mesure et l’abus de droit.

Après avoir rejeté le motif grave, le tribunal, très logiquement, aboutit à la conclusion que l’indemnité de protection n’est pas due, les hypothèses visées par la loi étant limitatives.

Dans un arrêt récent du 12 avril 2021 (Cass., 12 avril 2021, n° S.20.0050.N), la Cour de cassation a jugé à cet égard qu’il découle des articles 3, 4 et 10 de la loi du 20 décembre 2002 portant protection des conseillers en prévention qu’en cas de licenciement pour motif grave non admis par le tribunal ou la cour du travail, l’indemnité de protection visée à l’article 10 de la loi est due si le juge constate soit que les motifs invoqués par l’employeur pour licencier ne sont pas étrangers à l’indépendance du conseiller en prévention, soit, lorsqu’a été avancée comme motif du licenciement l’incompétence du conseiller en prévention à exercer ses missions, que l’employeur n’établit pas ce manque de compétence.

Relevons encore que, dans un arrêt du 25 septembre 2020 (C. trav. Mons, 25 septembre 2020, R.G. 2019/AM/307), la Cour du travail de Mons a considéré que la décision de licencier un conseiller en prévention pour motif grave en lui faisant, notamment, grief d’avoir diligenté de manière téméraire une procédure fondée sur l’écartement de ses fonctions porte incontestablement atteinte à l’exercice même de celles-ci et à l’indépendance de l’intéressé. Elle entraîne la débition de l’indemnité prévue par l’article 10 de la loi du 20 décembre 2002 et, s’il échet, de dommages et intérêts en réparation d’un préjudice matériel ou moral trouvant son origine dans une raison autre que celle ayant donné lieu au paiement de l’indemnité de protection.

Par ailleurs, la Cour du travail de Bruxelles avait conclu, dans un arrêt du 16 novembre 2017 (C. trav. Bruxelles, 16 novembre 2017, R.G. 2017/AB/753 – précédemment commenté), sur l’indépendance du conseiller en prévention, que le conseiller en prévention ne peut subir de préjudice en raison de ses activités. L’indépendance est une règle essentielle afin qu’il puisse remplir ses missions tant à l’égard de l’employeur que des travailleurs. Cette notion d’indépendance doit être interprétée sous l’angle de l’exercice de la fonction. Elle recouvre (i) la liberté pour lui de choisir, sur la base de sa formation, les moyens nécessaires afin de pouvoir donner des avis fondés en matière de prévention, (ii) le droit de recevoir des informations et (iii) la liberté de donner des avis objectifs (ceux-ci ne tenant nécessairement pas compte des intérêts différents de l’employeur et des travailleurs, mais devant servir l’intérêt général, à savoir le bien-être au travail).


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be