Terralaboris asbl

Liberté du travail et concurrence déloyale

Commentaire de Trib. trav. Hainaut (div. Tournai), 11 février 2022, R.G. 21/256/A

Mis en ligne le mardi 16 août 2022


Tribunal du travail du Hainaut (division Tournai), 11 février 2022, R.G. 21/256/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 11 février 2022, le Tribunal du travail du Hainaut (division de Tournai) rappelle les interdictions figurant à l’article 17 de la loi du 3 juillet 1978 telle que modifiée par la loi du 30 juillet 2018 relative à la protection des secrets d’affaires.

Les faits

Un employé ayant fait sa carrière dans le secteur bancaire et des assurances est engagé en 2014 en qualité de conseiller par une société tournaisienne, dans le cadre d’un contrat de travail à durée indéterminée. Celle-ci exerce une activité de courtage en assurances et a des bureaux dans plusieurs villes.

Le contrat de travail contient notamment une clause de confidentialité, portant sur les documents ou données en possession du travailleur. Sont visés dans celle-ci les documents et données sur quelque support que ce soit, le contrat stipulant que le travailleur s’engage, même en fin de contrat de travail, à ne traiter les données personnelles de tiers portées à sa connaissance dans l’exécution de ses fonctions que dans le cadre de l’exécution de celles-ci, ainsi qu’à ne pas consulter les données dont l’accès lui est interdit. Il est également tenu de traiter les données personnelles en toute confidentialité et à ne jamais les communiquer à des tiers, en ce compris aux autres membres du personnel. Le contrat prévoit également qu’en cas de fin de relations de travail, il est interdit au conseiller, en son nom propre ou pour compte de tiers, de prendre contact avec des clients de l’employeur dans le but de soustraire la gestion de ses contrats à l’agence, ou encore d’engager directement ou indirectement, pour son propre compte ou pour le compte de tiers, des collaborateurs de l’employeur pour une compagnie d’assurances et/ou un bureau de courtage. Une pénalité financière est prévue en cas d’infraction à cette disposition.

En juillet 2020, l’intéressé fait part de sa volonté de quitter la société et une rupture d’un commun accord intervient.

Quinze jours plus tard, il signe un contrat d’indépendant avec un autre bureau d’assurances.

L’employeur considère qu’il y a manquement aux engagements contractuels, l’intéressé profitant des listings clients pour poser des actes de concurrence déloyale. Il est en effet constaté que des clients quittent la société et que de nouvelles polices sont signées par l’intermédiaire de l’ex-employé.

La société introduit une procédure devant le Tribunal du travail du Hainaut (division Tournai) en date du 27 avril 2021, demandant qu’il soit fait interdiction à l’intéressé d’utiliser ou de divulguer de manière illicite les secrets d’affaires, ainsi les listings de clientèle, les contrats et les prix, éléments dont il a eu connaissance à l’occasion du contrat de travail. Une astreinte de 2.500 euros par infraction constatée est demandée.

La société introduit un deuxième chef de demande, étant qu’il soit fait interdiction à l’intéressé de démarcher des anciens clients repris dans son listing dont il a eu connaissance dans le cadre du contrat de travail. La même astreinte est sollicitée.

La société demande enfin une indemnité provisionnelle de 20.000 euros en exécution de la clause contractuelle faisant interdiction à l’intéressé de prendre contact avec les clients de l’employeur dans le but de soustraire la gestion des contrats à l’agence, ainsi que 1 euro provisionnel au titre de dédommagement du préjudice subi.

En cours de procédure, l’indemnité pustulée est portée à plus de 35.000 euros.

Position des parties devant le tribunal

Pour la société demanderesse, il y a eu utilisation du listing ainsi que des connaissances des contrats clients en vue de démarcher les clients de la société. C’est un manquement à l’article 17 de la loi du 3 juillet 1978. Il s’agit de l’utilisation de secrets d’affaires au sens de l’article I.17/1, 1°, du Code de droit économique. La société expose que l’ex-employé a contacté directement les clients et leur a proposé un tarif plus bas que celui qui était pratiqué, ayant en outre rempli les formulaires permettant de résilier les contrats. Il s’agirait de plus de cent-quarante-deux contrats concernant environ une soixantaine de clients.

La société plaide également que l’utilisation ou la divulgation d’un secret d’affaires est interdite par l’article XI.332/4 du Code de droit économique et que la disposition contractuelle enfreinte n’est pas une clause de non-concurrence mais une clause de non-sollicitation ou de non-débauchage.

Quant au défendeur, il plaide que la disposition en cause est une clause de non-concurrence et qu’elle ne peut s’appliquer, ne respectant pas le prescrit de l’article 65 de la loi du 3 juillet 1978. A supposer qu’elle n’ait pas le caractère de clause de non-concurrence, il retient qu’elle est encore plus restrictive, n’étant pas limitée dans le temps. Dans les faits, il expose ne jamais avoir appelé lui-même des clients sur la base du listing en cause, ayant utilisé un autre numéro de GSM que celui dont il disposait précédemment à des fins professionnelles et que les personnes ayant quitté son ex-employeur étaient principalement des amis, des membres de sa famille, etc.

La décision du tribunal

Le tribunal examine la validité de la clause contractuelle, rappelant que les parties peuvent insérer de telles clauses dans leur contrat de travail, même si aucune disposition légale ne les vise, ceci étant conforme à l’article 1134 du Code civil.

Des limitations existent cependant à la liberté contractuelle et le jugement renvoie notamment à la liberté du travail, chacun étant libre d’exercer l’activité économique de son choix. Une convention ne peut dès lors pas empêcher le co-contractant de le faire, étant renvoyé à un arrêt de la Cour de cassation du 29 septembre 2008 (Cass., 29 septembre 2008, n° C.06.0443.F), qui a jugé qu’une telle clause serait illicite et donc frappée de nullité.

Le tribunal constate également d’une part qu’il ne s’agit pas d’une clause de non-concurrence et d’autre part que l’interdiction qu’elle contient, et qui est sans limitation dans le temps et sans contrepartie au profit de l’employé, aggrave ses obligations. Elle est dès lors contraire à l’article 6 de la loi du 3 juillet 1978.

Il rappelle qu’en principe, la prospection et la captation de la clientèle au profit d’un concurrent sont autorisées en l’absence de clause de non-concurrence valide, dès lors que le travailleur met uniquement en œuvre les connaissances professionnelles acquises sans utilisation d’un fichier, sans dénigrement de l’employeur et sans utilisation de grande ampleur, rapide et systématique de la liste des clients. Le travailleur peut également mettre à profit dans sa nouvelle fonction la confiance qu’il a acquise chez les clients de son ex-employeur (renvoyant ici à C. trav. Mons, 28 octobre 2015, R.G. 2014/AM/305).

Le tribunal passe ensuite à l’examen du comportement de l’intéressé au regard de l’interdiction de concurrence déloyale prévue à l’article 17 de la loi du 3 juillet 1978. En l’espèce, il est manifeste que celui-ci a utilisé un secret d’affaires (listing clients, répertoire téléphonique), ceci étant attesté par témoins. Il y a eu conservation, consultation et utilisation de ces données. Si la concurrence vis-à-vis de l’ex-employeur est autorisée, elle doit rester loyale, ce qui n’apparaît pas en l’espèce, vu les contacts systématiques qui ont été pris avec les clients.

Le tribunal accueille dès lors la demande de l’employeur, en ce compris pour ce qui est de l’astreinte.

Il décide cependant d’ordonner la réouverture des débats en ce qui concerne l’existence du préjudice réellement subi, soulignant que la responsabilité de l’employé ne peut être retenue dans toute une série d’hypothèses (décision d’amis ou de connaissances de le suivre, ou encore cas où les assurés ont pris contact eux-mêmes avec l’intéressé).

Intérêt de la décision

Dans ce jugement, le tribunal du travail du Hainaut (division Tournai) rappelle que le principe de la liberté contractuelle trouve ses limites dans les droits garantis par d’autres sources du droit, notamment par la liberté du travail qui figure à l’article 23 de la Constitution et à l’article II.3 du Code de droit économique. Chacun est autorisé à exercer l’activité économique de son choix, et ceci ne peut être restreint par une clause contractuelle.

Dans son arrêt du 29 septembre 2008, la Cour de cassation a jugé que la liberté d’exercer une activité professionnelle rémunérée ne peut subir d’autres restrictions que celles qui sont prévues par la loi et qu’une convention qui, en-dehors des cas où la loi l’autorise, a pour but de permettre à l’une des parties d’empêcher l’autre d’exercer librement son activité professionnelle a une cause illicite et est frappée de nullité absolue.

Ce n’est dès lors pas la clause contractuelle en cause qui permet de donner une solution au litige mais l’article 17 de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail, qui interdit la concurrence déloyale.

Rappelons que celui-ci fait obligation au travailleur (3°) de s’abstenir, tant au cours du contrat qu’après la cessation de celui-ci, a) d’obtenir, d’utiliser ou de divulguer de manière illicite, au sens de l’article II.332/4 du Code de droit économique, un secret d’affaires au sens de l’article I.17/1, 1°, du même Code dont il peut avoir connaissance dans l’exercice de son activité professionnelle, ainsi que de divulguer le secret de toute affaire à caractère personnel ou confidentiel dont il aurait eu connaissance dans l’exercice de son activité professionnelle, de même que b) de se livrer ou de coopérer à tout acte de concurrence déloyale. Cette nouvelle mouture de la disposition fait suite à la loi du 30 juillet 2018 relative à la protection des secrets d’affaires, qui a remplacé le texte antérieur par celui ci-dessus. Cette loi est également visée dans le jugement commenté.


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