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Licenciement pour motif grave : importance et limites de l’audition du travailleur

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège), 24 février 2022, R.G. 21/8/A

Mis en ligne le lundi 29 août 2022


Tribunal du travail de Liège (division Liège), 24 février 2022, R.G. 21/8/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 24 février 2022, le Tribunal du travail de Liège (division Liège) conclut au non-respect du délai de trois jours entre la connaissance des faits et le congé notifié pour motif grave, dans l’hypothèse où est intervenue, après plusieurs semaines, l’audition du travailleur sur des faits susceptibles d’entraîner son licenciement sur le champ, l’employeur n’établissant pas la tenue de mesures internes de contrôle ou d’enquête avant l’audition elle-même, dont il se borne à préciser qu’elle en constitue le dernier volet.

Les faits

Une société d’assurances et de crédits a engagé un employé en 2011 en qualité de chargé de clientèle.

Il est licencié pour motif grave en 2020, lui étant reprochés des indiscrétions bancaires et des manquements à son obligation de confidentialité. L’intéressé aurait, selon son employeur, consulté des informations bancaires relatives à des clients pour des raisons purement privées, en violation du règlement de travail et du secret bancaire.

Une procédure est introduite devant le Tribunal du travail de Liège (division Liège), l’intéressé sollicitant l’octroi d’une indemnité compensatoire de préavis ainsi que l’indemnité forfaitaire sectorielle (C.C.T. du 2 juin 2007).

La décision du tribunal

Le tribunal va accorder au travailleur l’indemnité de rupture demandée, le déboutant, cependant, du chef de demande relatif à la sécurité d’emploi telle que prévue à la C.C.T. du 2 juillet 2007.

Sur cette question, il va conclure rapidement que l’intéressé a été auditionné préalablement au licenciement et que les faits reprochés ont été clairement exprimés, aucun manquement à la réglementation sectorielle ne pouvant être relevé.

C’est cependant sur la question du double délai de trois jours que le tribunal s’attarde plus longuement, et ce eu égard à la question de l’audition.

En l’espèce, deux éléments sont soulevés par le demandeur, étant que la société avait été informée bien avant le licenciement des faits et que le respect du délai de trois jours n’est dès lors pas démontré, malgré la réalisation d’une audition, celle-ci ne permettant pas d’allonger le délai. Il conteste également que la personne autorisée à licencier n’aurait été informée de la situation que par l’envoi de cette audition.

L’examen de la chronologie des faits révèle qu’une plainte téléphonique est intervenue en février 2020, celle-ci étant formulée par écrit en juin et l’audition étant intervenue en août.

Le tribunal s’étonne de tels délais, par rapport à la plainte téléphonique d’abord et à celle formulée par écrit ensuite, puisque, même à prendre celle-ci comme point de départ, le licenciement n’interviendra qu’un mois et demi plus tard, le dossier étant vide en ce qui concerne d’éventuelles démarches effectuées par les services de contrôle internes.

Sur ce point, il précise que, si un employeur invoque une enquête, il lui appartient de démontrer les investigations diligentées pour justifier l’allongement du délai. En l’espèce, seule est établie l’existence d’une audition. Or, rien ne permet de relier celle-ci à des mesures d’investigation antérieures, le jugement constatant qu’aucun élément ne permet de démontrer des actes posés par la société depuis la plainte.

Il en vient ainsi à l’importance de l’audition dans un tel cas de figure. Rappelant la jurisprudence (dont C. trav. Mons, 16 novembre 1992, J.T.T., 1993, p. 251), le tribunal reprend le principe selon lequel, si l’audition est évidemment admise par la jurisprudence, elle n’est par contre pas imposée par l’article 35 et cette audition préalable au licenciement pour motif grave ne peut dès lors être imposée au titre de principe fondamental, l’employeur devant établir qu’elle lui était nécessaire pour acquérir la certitude du fait reproché.

Pour le tribunal, il n’y a pas lieu de se satisfaire de l’existence d’une audition pour constater que le délai de trois jours a été respecté. A défaut, tout employeur qui aurait connaissance d’une faute pourrait attendre « sans rien faire » et réaliser l’audition uniquement au moment où il souhaite licencier le travailleur, le délai de trois jours étant ainsi respecté.

Il reprend également la jurisprudence de la Cour du travail de Bruxelles (C. trav. Bruxelles, 7 septembre 1988, J.J.T.B., 1989, p. 9), selon laquelle le délai de trois jours ne prend pas cours au moment où la partie qui donne le congé possède la preuve de l’existence du fait mais au moment où elle en a la connaissance certaine. Des enquêtes internes ne peuvent pas s’éterniser dans le temps et ne peuvent pas avoir pour conséquence de vider de sa substance l’obligation légale de prendre position dans le délai légal.

De même, la Cour du travail de Mons a-t-elle encore précisé (C. trav. Mons, 27 mars 1997, J.L.M.B., 1997, p. 1621) que le congé, parce qu’il doit être de nature à rendre immédiatement et définitivement impossible toute relation contractuelle, doit nécessairement s’inscrire dans cette immédiateté contenue dans l’intervalle de trois jours. Il ne peut être différé par l’exécution de vérifications superflues, comme il ne peut se donner dans la précipitation.

Quant à la notion de connaissance suffisante du fait, le tribunal rappelle qu’elle a été précisée dans un arrêt de la Cour de cassation du 22 janvier 1990 (Cass., 22 janvier 1990, n° 8.681), où le principe a été affirmé : la connaissance suffisante du fait qui constitue le motif grave ne s’identifie pas à la possibilité, pour l’employeur, de se procurer les moyens de preuve de ce fait. De même, le juge peut déduire légalement que la constatation que la partie qui a donné le congé a fait durer inutilement longtemps l’examen du caractère sérieux des faits pris en considération comme motif grave que ceux-ci ne sont pas de nature à rendre immédiatement et définitivement impossible toute collaboration entre elles (citant ici Cass., 8 avril 1991, n° 7.402).

Dès lors que l’audition est présentée comme clôturant une enquête, le tribunal considère que l’employeur doit apporter non seulement les éléments du dernier volet de celle-ci, mais également ceux relatifs à l’enquête elle-même. Or, aucun document n’est soumis à son appréciation (courriel, document récapitulatif, rapport du service de contrôle interne). La même conclusion vaut pour l’affirmation selon laquelle la personne qui avait le pouvoir de licencier n’aurait eu connaissance des faits que bien plus tard, rien n’établissant que le service des ressources humaines n’était pas au courant avant l’audition.

En vertu des règles relatives à la charge de la preuve, le tribunal rappelle que c’est l’employeur qui doit prouver le respect de la procédure et, ainsi, celui du délai de trois jours à dater de la connaissance des faits. Cette preuve porte sur l’identification de la personne qui dispose du pouvoir de licencier et dont la prise de connaissance suffisante des faits invoqués au titre de motif grave va constituer le point de départ dudit délai (renvoyant à la doctrine de H. DECKERS et A MORTIER, Le licenciement pour motif grave, Etudes pratiques de droit social, Kluwer, 2008, p. 55).

Il découle de ce constat que le fond du motif grave ne doit pas être examiné.

Intérêt de la décision

L’on notera, sur le plan purement factuel de l’espèce, le délai particulièrement long entre le fait écrit communiqué à la société comme susceptible de constituer le motif grave (plainte écrite d’un client) et la tenue de l’audition de l’employé, étant un délai de six semaines, délai nullement documenté par une enquête interne.

La question de l’audition du travailleur est, de manière générale, un point important de cet aspect des obligations légales en cas de licenciement pour motif grave. Il a été rappelé dans le jugement commenté que cette obligation ne figure pas à l’article 35 de la loi du 3 juillet 1978 et qu’elle ne peut être imposée au titre de principe fondamental. En cas d’audition, l’employeur doit établir qu’elle lui était nécessaire pour acquérir la certitude du fait reproché.

Dans un arrêt du 26 janvier 2021 (C. trav. Bruxelles, 26 janvier 2021, R.G. 2017/AB/1.015), la Cour du travail de Bruxelles a précisé que l’employeur qui envisage de mettre fin à un contrat de travail pour motif grave peut (faire) procéder à une enquête ou à l’audition du travailleur en vue de parfaire sa connaissance des faits et des circonstances de nature à leur conférer la nature d’un motif grave. Il importe peu que ces mesures apportent ou non des éléments nouveaux à la connaissance de l’employeur, du moment qu’elles lui permettent de parfaire la connaissance qu’il avait déjà des faits, et ce a fortiori lorsque le travailleur les conteste.

Dans un arrêt antérieur du 19 février 2020 (C. trav. Bruxelles, 19 février 2020, R.G. 2017/AB/317), la même cour avait jugé qu’un employeur peut certes auditionner un travailleur avant de lui notifier son congé pour motif grave, mais que rien ne justifie toutefois, même s’il souhaite lui laisser le temps de préparer sa défense, qu’il tarde près d’un mois après avoir pris connaissance des faits pour le convoquer. Cette inaction, et le fait d’avoir laissé l’intéressé continuer à travailler pendant ce temps, est incompatible avec l’existence d’une faute rendant immédiatement impossible la poursuite de toute collaboration professionnelle. Ces circonstances démontrent, au contraire, que l’employeur ne considérait pas les faits portés à sa connaissance comme suffisamment graves, même s’ils furent confirmés à l’issue de l’audition.

Reprenons également un arrêt quasi-concomitant (C. trav. Bruxelles, 20 janvier 2020, R.G. 2017/AB/746), selon lequel un congé n’est pas irrégulier par le simple fait que celui qui le notifie aurait déjà pu prendre connaissance des faits plus tôt. Quel que soit le résultat de l’audition, celle-ci peut constituer une mesure permettant à l’employeur d’acquérir la certitude requise. De la circonstance que le licenciement a été décidé après un entretien sur la base de faits qui étaient connus avant celui-ci, il ne peut être déduit que l’employeur disposait déjà à ce moment de tous les éléments d’appréciation nécessaires pour prendre sa décision en connaissance de cause.


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