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Les faits de la vie privée peuvent-ils être constitutifs d’un motif grave ?

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège), 17 février 2022, R.G. 21/837/A

Mis en ligne le vendredi 23 septembre 2022


Tribunal du travail de Liège (division Liège), 17 février 2022, R.G. 21/837/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 17 février 2022, le Tribunal du travail de Liège (division Liège) admet que constituent un motif grave des faits de la vie privée commis à l’étranger, étant en l’espèce la participation à un trafic d’êtres humains.

Les faits

Un ouvrier d’une société brassicole engagé en décembre 2017 a sollicité un congé en mars 2020. Le jour de la reprise du travail, il ne se présenta pas et, via un membre de sa famille, une prolongation du congé fut demandée, au motif qu’il n’était pas capable de reprendre celui-ci. Deux semaines plus tard, il ne s’est pas davantage présenté. La société lui a adressé une mise en demeure. Elle a alors reçu deux attestations, l’une du SPF Affaires étrangères, exposant que l’intéressé avait été arrêté en Serbie et mis en détention, et la seconde rédigée par un avocat que l’intéressé avait consulté sur place, indiquant qu’il devrait subir une peine de détention (celle-ci ne devant, selon le conseil, par dépasser huit mois). Des explications furent données, étant que l’intéressé avait été impliqué dans un trafic d’êtres humains, des migrants syriens ayant été découverts dans sa camionnette.

Une proposition d’accord avec le Ministère public serbe fut acceptée et entérinée par jugement. Ceci impliquait la reconnaissance de la matérialité des faits et une peine d’emprisonnement de huit mois. Ce jugement a été transmis par l’avocat à la société. Cette dernière l’a aussitôt licencié pour motif grave.

Le travailleur prit connaissance de ce courrier lors de son retour en Belgique et contesta son licenciement, introduisant une procédure devant le Tribunal du travail de Liège (division Liège).

Position des parties devant le tribunal

L’intéressé postule une indemnité compensatoire de préavis ainsi qu’une indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable et d’autres paiements.

Pour lui, se pose en premier lieu la question de la date de la connaissance certaine des faits, ainsi que, essentiellement, celle de l’existence du motif grave. Il considère qu’il a admis une reconnaissance de culpabilité et que le fait en cause est un fait de la vie privée qui n’engendre pas de conséquences sur la qualité de son travail et sur la relation professionnelle. Il estime également qu’une audition préalable lui aurait permis de donner sa version des faits.

La société conteste l’argument relatif à la date de la connaissance certaine des faits et plaide, sur le fond du motif, que ceux-ci sont très graves et qu’ils entraînent une rupture de confiance irrémédiable. Ces faits révèlent un manque de sens moral et de valeurs humaines dans le chef de l’intéressé et leur publicité ternit l’image de la société. Elle conteste, vu le motif grave, que le licenciement ait un caractère manifestement déraisonnable.

La décision du tribunal

C’est par un rappel des principes applicables et, particulièrement, par les éléments d’appréciation de la faute grave que le tribunal entame son analyse. Il souligne que l’article 35 de la loi sur les contrats de travail n’exige pas que la faute grave soit de nature contractuelle et que le juge ne peut dès lors écarter un fait et considérer qu’il ne s’agit pas d’une faute grave au simple motif qu’il s’agit d’un fait relevant de la vie privée, sans rechercher si celui-ci rend ou non impossible la poursuite du contrat.

Renvoyant à la doctrine (W. VAN EECKHOUTTE et V. NEUPREZ, Compendium social, Droit du travail, T.3, 2021-2022, Wolters Kluwer, p. 2646 et références citées), le tribunal souligne encore que le comportement fautif du travailleur peut justifier son licenciement sur le champ, pourvu que ce comportement rende impossible la poursuite de l’exécution du contrat et qu’il importe peu que ce comportement fautif soit directement lié à cette exécution, qu’il se soit produit à l’occasion de celle-ci ou même qu’il s’agisse d’un fait de la vie privée. Il renvoie au titre d’exemple admis en jurisprudence à une peine d’emprisonnement pour des raisons n’ayant aucun lien avec l’exécution du contrat.

Reprenant les éléments de l’espèce, le tribunal règle la contestation sur la connaissance des faits par la circonstance que, la vieille du licenciement, la société a été informée par l’avocat serbe de la condamnation de l’intéressé ainsi que des charges et du jugement.

Sur le motif grave lui-même, étant que, pour le demandeur, la détention dans une prison à l’étranger ne peut en soi être constitutive d’un motif grave et que la condamnation à une peine d’emprisonnement pour du trafic d’êtres humains ne rend pas définitivement impossible la poursuite de la relation de travail et n’a pas d’impact sur la qualité de son travail, le tribunal retient que l’intéressé persiste à se dire innocent malgré le jugement définitif et qu’aucune explication ne permettrait de mettre en doute la matérialité des faits.

Il considère très graves les faits survenus (modifications apportées à la cloison de la camionnette, découverte de quatre migrants dissimulés dans cette cache), précisant même que la faute est d’une gravité exceptionnelle et qu’un employeur ne peut avoir confiance en un travailleur qui, durant ses jours de congé, se rend à l’étranger pour participer à un trafic d’êtres humaines en profitant de la détresse de migrants pour leur extorquer de l’argent en échange de la promesse de les faire accéder à l’Union européenne.

Même s’il s’agit de faits commis à l’étranger et pendant une période de congé, ils ont quand même une certaine publicité au sein de la société (via une information de la délégation syndicale par la sœur de l’intéressé, notamment). Pour le tribunal, occuper un travailleur qui est un passeur de migrants est de nature à ternir l’image de la société vis-à-vis des clients ainsi que des autres travailleurs, et ce même si l’intéressé occupait une fonction qui n’impliquait pas de contacts avec la clientèle. La relation de confiance était donc définitivement rompue.

Enfin, le tribunal estime que l’absence d’audition préalable (non obligatoire) n’a pas pour conséquence de rendre le licenciement irrégulier et que celle-ci aurait d’ailleurs été dans les faits manifestement impossible. Dans la foulée, le chef de demande relatif à l’indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable est rejeté. L’intéressé est également débouté des autres chefs de demande.

Intérêt de la décision

Les faits de la vie privée peuvent, comme le rappelle la doctrine citée ci-dessus, être invoqués au titre de motif grave, même s’ils n’ont, apparemment, pas de lien direct avec l’exécution du contrat. C’est en général à l’aune de l’impact de ces faits sur la réputation de l’entreprise que l’appréciation de la rupture de confiance s’effectue.

Dans un arrêt du 7 octobre 2016 (C. trav. Bruxelles, 7 octobre 2016, R.G. 2015/AB/703), la Cour du travail de Bruxelles a considéré que le possible impact de faits de la vie privée sur la réputation de l’entreprise doit cependant être apprécié de manière raisonnable, clients et fournisseurs étant à même de faire la part des choses entre l’attitude adoptée par leur auteur dans l’exercice de sa profession et son comportement privé.

Pour ce qui est de la détention préventive, l’on peut renvoyer à un autre jugement rendu par le Tribunal du travail de Liège (Trib. trav. Liège, div. Namur, 10 novembre 2020, R.G. 19/204/A), qui a considéré que le fait pour un travailleur d’être placé en détention préventive (pour avoir étranglé son épouse) s’il rend incontestablement plus difficile la poursuite de la relation de travail, ne rompt pas pour autant de manière immédiate et définitive la confiance devant présider à celle-ci. Dès lors qu’il occupe une fonction d’ouvrier polyvalent et n’est donc pas, dans le cadre de celle-ci, amené à représenter son employeur ou à être en contact constant avec sa clientèle, il ne peut lui être fait grief d’avoir, par son comportement, terni l’image de son employeur.

Par contre, la division de Liège du même tribunal a retenu, dans un jugement du 25 juin 2020 (Trib. trav. Liège, div. Liège, 25 juin 2020, R.G. 20/1.374/A), que des faits de viol et d’attentat à la pudeur sur la personne d’un mineur – qui relèvent de la catégorie des actes les plus hautement condamnables et les plus moralement injustifiables – constituent, même s’ils se sont déroulés dans la sphère privée, une faute grave de nature à entraîner une rupture de confiance à l’égard du travailleur qui les a commis et l’impossibilité de toute collaboration professionnelle.

Dans ces appréciations, la place du travailleur dans l’entreprise ainsi que l’incidence des faits commis sur les relations avec les collègues et/ou les clients interviennent également.

Il y a encore lieu, dans cet examen, de distinguer la détention préventive elle-même de la condamnation, puisque c’est cette dernière qui permettra d’établir la matérialité des faits reprochés.


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