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Réduction des cotisations de sécurité sociale « groupes-cibles premiers engagements »

Commentaire de C. trav. Liège (div. Liège), 9 mars 2022, R.G. 2020/AL/563

Mis en ligne le vendredi 14 octobre 2022


Cour du travail de Liège (division Liège), 9 mars 2022, R.G. 2020/AL/563

Terra Laboris

Dans un arrêt du 9 mars 2022, la Cour du travail de Liège (division Liège) reprend les règles du nouveau Code civil en matière de preuve et en conclut que c’est l’employeur qui est le mieux placé pour démontrer la situation sociale et économique de son entreprise.

Les faits

L’O.N.S.S. poursuit une société (S.P.R.L.) en paiement de cotisations de sécurité sociale, considérant que celle-ci avait obtenu à tort des réductions pour « groupes-cibles premiers engagements ».

La société est active dans le secteur Horeca depuis le premier trimestre 2018. Elle a ouvert un restaurant gastronomique dans des locaux qu’elle occupe en vertu d’un bail commercial de neuf ans. Son gérant est également copropriétaire de 50% des parts sociales d’une deuxième S.P.R.L., exploitant une pizzeria. Celle-ci a été constituée l’année précédant la date de constitution de la première société. Une troisième société, existant depuis 1997, dont la même personne est le gérant depuis l’année 2013, exploite un autre établissement Horeca (restaurant de type bistrot).

La société poursuivie par l’O.N.S.S. a engagé six travailleurs au début de son activité. C’est pour ceux-ci que les cotisations réduites ont été sollicitées.

L’O.N.S.S. a introduit une procédure par citation du 21 janvier 2020. Par jugement du 10 mars 2020, statuant par défaut, le Tribunal du travail de Liège (division Liège) a dit la demande recevable et fondée.

La société interjette appel.

Moyens des parties devant la cour

La société, appelante, fait valoir que la charge de la preuve incombe à l’O.N.S.S. Elle conteste les critères sociaux et économiques, précisant que la seule identité de gérant entre les entités visées ne suffit pas à établir l’existence d’une unité technique d’exploitation et que la présence des mêmes travailleurs s’explique par des circonstances exceptionnelles (personnel en extra). Elle considère également qu’il n’y a aucune interaction économique entre les activités des sociétés, qui sont bien distinctes et sont gérées au quotidien par des personnes différentes. Elle conteste enfin le nombre de membres du personnel engagés.

Quant à l’Office, il reprend les critères légaux, constatant qu’au moins une personne (travailleur, gérant ou autre) se retrouve dans les entités concernées (critère social) et retient qu’au niveau de la situation globale, il y a identité des codes NACE-BEL, activités similaires ou complémentaires, et ce à une distance proche. Il y a interactivité entre les entités (critère économique). Sur le plan de la preuve, il estime que la charge de celle-ci repose sur l’employeur, s’agissant d’établir une exception à la règle générale de paiement intégral des cotisations de sécurité sociale.

La décision de la cour

La cour rappelle en premier lieu que l’affaire a connu un début de plaidoiries lors d’une audience du 13 octobre 2020, la cause ayant alors été remise aux fins de permettre aux parties de répondre à diverses questions. Celles-ci portent notamment sur l’identification du propriétaire de parts sociales de plusieurs sociétés, sur la production du bail commercial, sur la propriété de la dénomination commerciale du restaurant gastronomique, sur le rôle précis du gérant de la société en cause, et ce dans les trois sociétés où il occupe la même fonction, ainsi que sur le rôle d’une tierce personne.

Après avoir repris longuement, en droit, la question de la réduction des cotisations de sécurité sociale, avec l’évolution législative et les différents arrêts de la Cour de cassation, elle s’attache, et ce de manière tout à fait particulière, à la question de la preuve et aux règles relatives à la charge de la preuve, depuis l’entrée en vigueur de la loi du 13 avril 2019 portant création d’un nouveau Code civil et y insérant le Titre VIII « La preuve ».

Elle constate en premier lieu que cette loi ne contient pas de dispositions transitoires. En conséquence, elle s’applique aux actes passés après son entrée en vigueur, tandis que les règles relatives au procès s’appliquent immédiatement aux procédures en cours.

Les dispositions nouvelles abordent également la question de l’intensité de la preuve, étant le degré de preuve exigé. La règle générale est la preuve certaine. L’article 8.5 de la section 5 du texte prévoit à cet égard que, hormis les cas où la loi en dispose autrement, la preuve doit être rapportée avec un degré raisonnable de certitude. L’article 8.6 admet la preuve par vraisemblance, celui qui supporte la charge de la preuve d’un fait négatif pouvant se contenter d’établir la vraisemblance de ce fait. Pour les faits positifs – dont, par la nature même du fait à prouver, il n’est pas possible ou pas raisonnable d’exiger une preuve certaine –, la preuve par vraisemblance est également admise. La cour souligne que la preuve par vraisemblance modère donc le degré de certitude requis mais ne dispense pas de l’obligation de prouver.

Renvoyant à la doctrine (D. MOUGENOT, La preuve, 4e éd., Bruxelles, Larcier, 2012, pp. 103 et s.), elle énonce que le degré de certitude requis par la vraisemblance est plus que « plausible ». Elle retient également que, pour D. MOUGENOT, le fait d’imposer à une partie une preuve difficile mais pas impossible à rapporter n’est pas contraire au droit au procès équitable garanti par l’article 6, § 1er, de la C.E.D.H.

La cour s’attarde ensuite sur les règles contenues à l’article 8.4 du Titre VIII du nouveau Code civil relatif à la charge de la preuve. Cette disposition permet au juge de déterminer, par un jugement spécialement motivé, dans des circonstances exceptionnelles, qui supporte la charge de prouver lorsque l’application des règles générales serait manifestement déraisonnable. Elle note ici que la volonté du législateur est de donner à ce texte une portée stricte, voire restrictive, s’agissant d’un « remède ultime ».

Appliquant ces règles au litige, elle en déduit que c’est à l’O.N.S.S., qui réclame le paiement de cotisations sociales et qui a la qualité de créancier, de prouver l’assujettissement de l’employeur au sens de la législation. Si l’employeur, assigné en justice en paiement, soutient que les cotisations ne sont pas dues, dans la mesure où il aurait droit à une réduction, ce n’est pas à l’O.N.S.S. d’apporter la preuve que l’employeur ne peut pas bénéficier de celle-ci, et donc plus particulièrement en l’espèce qu’il n’est pas un nouvel employeur, mais bien à ce dernier d’établir qu’il répond à cette définition.

La cour renvoie ici à l’article 1315, alinéa 2, de l’ancien Code civil et à l’article 8.4, alinéa 2, du nouveau Code civil, ainsi qu’à la doctrine (H. MORMONT, « La charge de la preuve dans le contentieux judiciaire de la sécurité sociale », R.D.S., 2013/2, pp. 363 et s.). L’employeur devient demandeur sur « exception » au sens de ces dispositions, s’agissant de justifier d’une exemption (partielle) au paiement normal des cotisations sociales, qui est la norme. C’est ainsi à l’employeur de prouver les faits générateurs de son droit à la réduction, puisqu’il puise dans une disposition spécifique.

Pour la cour, le législateur n’a pas voulu que l’O.N.S.S. puisse réclamer, sur la base de la loi du 27 juin 1969, le paiement des cotisations de sécurité sociale à la condition que l’employeur se trouve ou ne se trouve pas dans une telle configuration de réduction. Ces configurations ont été conçues comme des exceptions, des bénéfices accordés à l’employeur, qui reposent sur des objectifs spécifiques de création, de promotion ou de maintien de l’emploi. Ce sont deux réglementations différentes : l’une « positive », qui soutient le financement de la sécurité sociale, et l’autre « négative », qui tend à inciter à la création de l’emploi, le maintenir ou le promouvoir (16e feuillet).

La charge de la preuve repose ainsi sur celui qui est le plus apte à l’administrer, et ce même si ce critère n’est pas nécessairement décisif, l’employeur étant ici le mieux placé pour démontrer la situation sociale et économique de son entreprise.

Etre un nouvel employeur au sens de la législation applicable est une exception à la règle de l’assujettissement. En conséquence, l’employeur doit établir la condition requise afin de bénéficier de la réduction des cotisations, c’est-à-dire une réelle augmentation de l’emploi. S’il fallait considérer qu’est imposée à l’employeur la charge de la preuve d’un fait négatif (étant que le travailleur nouvellement engagé ne remplace pas un travailleur qui était actif dans la même unité technique d’exploitation pendant la période de référence). Il pourrait se contenter d’établir la vraisemblance de ce fait.

Pour la cour, cependant, il y a lieu de tempérer la difficulté qu’il y a en l’espèce à prouver un fait négatif dès lors que la condition que l’employeur doit établir repose sur l’absence de liens économiques et sociaux de son entreprise avec d’autres entités et que cette situation de fait peut reposer sur un ensemble de faits positifs qui excluent le fait négatif. De même, la preuve d’un fait négatif peut être apportée par la preuve du fait positif contraire (avec renvoi à P. VAN OMMESLAGHE, Droit des obligations, T. 3, Régime général de l’obligation. Théorie des preuves, Troisième partie, La théorie des preuves, Bruxelles, Bruylant, 2010, pp. 2267 et s.).

La cour passe ainsi en revue le niveau de l’emploi en l’espèce, et ce pour chaque type d’engagement (ceux-ci étant intervenus à des dates différentes). Sur la question de l’existence d’une unité technique d’exploitation, elle examine la cohésion entre les entités, soulignant que celle-ci peut résulter de leur coexistence ou de leur succession. Elle retient l’existence du lien économique au motif du rôle joué par le gérant, qui est économiquement actif dans chacune des sociétés et dans le même secteur, lequel, selon les termes de l’arrêt, se décline sous des formes complémentaires (gastronomie, bistronomie, cuisine familiale de terroir).

L’appel est dès lors rejeté.

Intérêt de la décision

La cour fait ici un rappel fouillé des règles en matière de preuve telles que figurant dans le nouveau Code civil (Livre XIII – « La preuve »).

Elle s’attache d’abord à la question de l’intensité de la preuve et fait de nombreux renvois à la doctrine sur la question. Les développements relatifs à la preuve par vraisemblance et à celle du fait négatif sont importants vu les précisions contenues dans les dispositions nouvelles. Elle souligne également que, si, à l’article 8.4 du Titre XIII, il est prévu que le juge peut déterminer, dans une décision spécialement motivée et dans des circonstances exceptionnelles, qui supporte la charge de prouver, lorsque l’application des règles générales serait manifestement déraisonnable, cette disposition a été inspirée au législateur par la volonté d’éviter que les règles de la charge de la preuve n’aboutissent à des conséquences iniques. Cette disposition a dès lors une portée stricte, voire restrictive.

Les nouvelles règles ainsi que les apports doctrinaux auxquels l’arrêt fait référence permettent dès lors, appliqués à la question de la réduction de cotisations de sécurité sociale, de fixer les principes comme suit :

  • L’O.N.S.S. a la charge de la preuve de l’assujettissement à la sécurité sociale des travailleurs salariés, conformément à la loi du 27 juin 1969 ;
  • Si l’employeur estime qu’il a droit à une réduction de ses cotisations, il se trouve dans un cas d’exception à la règle de l’assujettissement et il a la charge de la preuve du droit qu’il revendique.

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