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Messages sur Facebook et motif grave

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Namur), 9 juin 2022, R.G. 21/271/A

Mis en ligne le lundi 31 octobre 2022


Tribunal du travail de Liège (division Namur), 9 juin 2022, R.G. 21/271/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 9 juin 2022, le Tribunal du travail de Liège (division Namur) rappelle que des propos publiés sur les réseaux sociaux perdent, vu la multitude des destinataires possibles, leur caractère de messages privés et qu’ils peuvent constituer un motif grave de licenciement.

Les faits

Un ouvrier, au service d’une société de la région du Centre en qualité de technicien est licencié pour motif grave en date du 25 janvier 2021. Il a une ancienneté de 32 ans.

Le motif grave est lié à des propos et photos postés sur Facebook.

Il existe dans l’entreprise un « groupe Facebook » comptant environ 520 membres, dont essentiellement des travailleurs de l’usine, des anciens travailleurs et des personnes extérieures. La société a adopté une « Politique d’utilisation des médias sociaux » destinée à son personnel. Celle-ci encourage le personnel à se connecter et à prendre part aux conversations en ligne. L’attention est cependant attirée sur les messages postés. Les travailleurs sont invités à faire preuve de discernement et de bon sens. Il est renvoyé également au Code d’éthique de la société et à l’obligation de confidentialité, de respect de la vie privée et des droits de propriété intellectuelle. Le groupe Facebook est privé. Il n’est pas géré par la société mais par un ancien membre du personnel.

Un événement ayant eu lieu dans l’entreprise en janvier 2021, des photos ont été prises et postées. Elles concernent notamment la conseillère en prévention-médecin du travail, ainsi qu’une responsable d’un département de l’usine. Sont joints des commentaires désobligeants, émanant de plusieurs personnes. Certains de ces commentaires sont à caractère sexuel offensant. Trois travailleurs sont identifiés et licenciés pour motif grave, dont un travailleur protégé, pour qui la société introduit une procédure en autorisation de licenciement. Le motif grave sera confirmé pour celui-ci par un arrêt de la Cour du travail de Liège (division Namur) du 25 mai 2021 (R.G. 2021/AN/54).

Le demandeur, dans l’affaire examinée par le Tribunal du travail de Liège (division Namur) est un des deux travailleurs non protégés licenciés suite aux faits litigieux. Une procédure a été introduite par ce dernier le 20 avril 2021.

La décision du tribunal

Le tribunal conclut longuement en droit, reprenant le cadre juridique applicable aux propos tenus sur les réseaux sociaux, le principe de la liberté d’expression, ainsi que l’interdiction de propos racistes et de comportements inappropriés.

Pour ce qui est des réseaux sociaux, il renvoie à l’article de J. ENGLEBERT (J. ENGLEBERT, « La diffusion de certains messages sur les réseaux sociaux peut vous conduire devant une cour d’assises et vous valoir une peine de prison ferme », Justice en ligne, 30 mai 2022 – www.justice-en-ligne.be/La-diffusion-de-certains-messages), dont il relève le caractère manifestement excessif du titre mais souligne qu’il a le mérite d’attirer l’attention sur la question de l’impunité de propos tenus sur les réseaux sociaux.

Il renvoie aux garanties fondamentales, que sont l’article 8, 1°, de la C.E.D.H. et l’article 22 de la Constitution : le respect de la vie privée doit être garanti tout au long de l’exécution du contrat.

Est venu appuyer ce corps de règles le Règlement européen 2016/679 du 27 avril 2016 (Règlement du Parlement européen et du Conseil relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données). Celui-ci concerne notamment la relation de travail. Le tribunal souligne que deux règles s’affrontent ici, étant d’une part l’autorité de l’employeur et le lien de subordination qui en découle et, de l’autre, le droit au respect de la vie privée des travailleurs, qui implique l’interdiction pour l’employeur d’exercer son autorité sur l’ensemble des aspects de sa personnalité et de ses activités. L’employeur peut donc donner des instructions et contrôler les prestations, mais doit avoir égard aux attentes raisonnables en matière de respect de la vie privée.

Le tribunal renvoie à l’arrêt de la Cour de cassation du 9 septembre 2008 (Cass., 9 septembre 2008, n° P.08.0276.N), ainsi qu’à la doctrine sur la question (citant F. RAEPSAET, « Les attentes raisonnables en matière de vie privée », J.T.T., 2011, p. 146 et F. KEFER, « La légalité de la preuve confrontée au droit à la vie privée du salarié », La vie privée au travail, Limal, Anthémis, 2011, p. 21).

Cette doctrine (F. RAEPSAET, cité) souligne que le raisonnement de la Cour européenne des droits de l’homme intervient en trois temps. Il s’agit (i) de se demander si les faits invoqués ont un caractère privé (avec le critère des attentes raisonnables du travailleur quant au respect de sa vie privée), (ii) de vérifier, si tel est le cas, s’il y a eu une ingérence dans le droit à la protection de la vie privée et (iii), dans l’affirmative, d’examiner le respect des trois conditions : légalité, légitimité et proportionnalité. Avant d’examiner la légitimité de l’ingérence dans la vie privée, il faut examiner les circonstances de celle-ci. Ainsi, si une personne s’est elle-même exposée publiquement, elle ne peut exiger une protection absolue de sa vie privée. Pour ce qui est des pages Facebook, les pages personnelles vont perdre leur nature privative dès lors qu’elles sont accessibles à un nombre quasi-illimité de personnes. De même, pour une discussion virtuelle entre quelques utilisateurs via des « murs » ou « statuts », dès lors que, même si ces conversations ont été menées au sein d’un groupe limité de participants, elles sont visibles par d’autres personnes.

L’utilisation des réseaux sociaux est dès lors de nature à sortir du cadre de la vie privée (le tribunal renvoyant à C.E., 28 novembre 2017, n° 239.993, notamment). De même, au niveau des juridictions du travail est-il admis que les informations publiées sur une page Facebook « publique » à laquelle tout un chacun a accès (ou, même si elle est limitée à des « amis » et également aux « amis des amis ») perdent leur caractère privé. Les informations accessibles aux seuls « amis » du travailleur ont ainsi pu être considérées comme publiques dès lors que le nombre d’« amis » était important ou lorsque certains d’entre eux faisaient partie du personnel de l’entreprise (Trib. trav. Hainaut, div. Mons, 27 avril 2018, J.T.T., 2019, p. 402).

Ceci d’autant que la constitution de réseaux d’amis et relations (avec des listes d’amis « à rallonge ») va entraîner la diffusion d’informations de manière exponentielle et va ainsi échapper totalement au contrôle de son auteur (renvoi étant ici fait à la doctrine de C. PREUMONT, « Les médias sociaux à l’épreuve du droit du travail », J.T.T., 2011, p. 354).

Le travailleur a certes droit au respect de sa liberté d’expression, qui est garanti par l’article 19 de la Constitution et l’article 10 de la C.E.D.H., mais celle-ci ne peut servir à commettre des délits ni à nuire à des tiers et, notamment, à attenter à sa réputation ou à ses droits, ce qui vaut également dans les relations de travail. De même, sont réprimés les actes inspirés par le racisme ou la xénophobie, et ce, par la loi du 30 juillet 1981, qui est assortie de sanctions pénales.

Le tribunal reprend quelques exemples en jurisprudence, où ont été admis que constituent un motif grave de rupture (i) le fait d’appeler un collègue « l’arabe » et « le marocain », (ii) le fait d’envoyer à un collègue un message, qualifiant un nouveau collègue de « singe », (iii) le fait de dire à son collègue de « retourner en Israël », (iv) le fait de qualifier un collègue de « macaque » et de « bougnoule » et (iv) le fait d’inviter un collègue à aller « chercher des bananes ».

Il est également renvoyé à un arrêt de la Cour du travail de Liège du 20 mai 2021 (C. trav. Liège, div. Namur, 20 mai 2021, R.G. 2020/AN/42), qui a jugé que, même sans qu’une publicité ne leur ait été donnée, des propos racistes dans une conversation privée sur Messenger étaient un motif grave, et ce notamment du fait qu’il s’agit d’une infraction pénale et que cette réaction ne peut que faire réagir l’employeur. La cour du travail a souligné dans cet arrêt que le devoir de loyauté de la travailleuse envers son employeur limitait sa liberté d’expression.

Le tribunal reprend ensuite les mêmes principes en cas de comportements inappropriés (expressions sexistes et grossières, propos outrageants, vulgaires ou pervers).

Il aborde, enfin, la motivation de la Cour du travail de Liège (division Namur) dans l’arrêt du 25 mai 2021, qui avait eu à connaître de la demande d’autorisation de licencier le travailleur protégé à propos des mêmes faits. La cour a souligné que les propos avaient un caractère public certain, qu’ils étaient de nature à offenser ou à humilier les collègues.

Enfin, il rejette – tout comme la cour d’ailleurs – qu’il puisse s’agir d’une publication humoristique.

Il s’agit d’une faute et celle-ci a un caractère de gravité tel qu’elle justifiait le licenciement.

Intérêt de la décision

C’est un rappel assez complet que fait le tribunal des garanties constitutionnelles et de la C.E.D.H. quant à certains droits fondamentaux, ceux-ci connaissant, même si le principe en est affirmé sans réserves, des limitations, aucun droit n’étant absolu.

L’affaire est également l’occasion de rappeler le débat du caractère public ou privé des propos sur les réseaux sociaux. Dans son arrêt du 25 mai 2021 (C. trav. Liège, div. Namur), 25 mai 2021, R.G. 2021/AN/54), la Cour du travail de Liège a examiné les propos tenus, soulignant que, s’ils l’ont été au sein d’un groupe Facebook privé, ce groupe comporte de nombreuses personnes, membres et non-membres de l’entreprise, un nombre significatif d’entre eux étant des femmes. Il s’agit pour la cour d’un « public » diversifié plutôt que totalement homogène et acquis ou accoutumé aux commentaires reprochés.

Il est pour la cour difficile de considérer ces propos comme strictement privés, c’est-à-dire émis dans un cénacle restreint, amical, intime ou contrôlé par l’intéressé. Il s’agit au contraire de propos « publics » tenus à un très grand nombre de personnes, dont certaines inconnues de leur émetteur et non agréées par celui-ci, lesdits propos étant susceptibles d’être plus largement répercutés encore.

La cour a renvoyé, pour ce qui est du caractère public d’injures, à un arrêt de la Cour de cassation française du 10 avril 2013 (Cass. Fr., 10 avril 2013, n° 344, obs. A CASSART, in R.D.T.I., 2013, p. 101), celle-ci ayant considéré que tel n’est pas le cas lorsque les injures ont été émises sur un compte Facebook accessible aux seules personnes agréées par l’auteur et en nombre très restreint.


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