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Licenciement discriminatoire en cas de handicap : exigence de la connaissance par l’employeur de l’existence de celui-ci

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 1er juin 2022, R.G. 2019/AB/392

Mis en ligne le lundi 14 novembre 2022


Cour du travail de Bruxelles, 1er juin 2022, R.G. 2019/AB/392

Terra Laboris

Dans un arrêt du 1er juin 2022, la Cour du travail de Bruxelles rappelle que, si la demande d’aménagements raisonnables n’est pas soumise à des formes particulières, encore faut-il que l’employeur ait été en mesure d’être informé de l’existence du handicap. La non-mise en place d’aménagements raisonnables ne peut être assimilée à un refus de ceux-ci.

Les faits

Un employé fut engagé en Belgique par une compagnie aérienne étrangère, qui mettait sur pied une nouvelle ligne aérienne vers l’Asie. Une agence venait ainsi d’être créée, et ce en 2014. Les fonctions exercées étaient celles d’agent de vente et de service clientèle.

L’intéressé souffrait, depuis plusieurs années, d’un reflux gastrique ayant nécessité divers soins, dont une intervention. Peu après son engagement, il confia à son médecin subir un stress professionnel, avec un état de burnout et une fatigue psychologique très importante. Il ne s’en ouvrit cependant pas à son employeur. L’exécution du contrat de travail se poursuivit, avec des formations à l’étranger notamment.

Deux ans après l’engagement, il contesta une évaluation de ses performances et tomba en incapacité de travail pendant sept semaines. A son retour, des discussions intervinrent, afin de réorienter ses priorités, son mode de travail, etc.

L’employé a alors rencontré à son initiative le conseiller en prévention-médecin du travail (qui n’établira de rapport que neuf mois plus tard, faisant état de plaintes de stress intense lié au travail et d’autres plaintes de type somatique). Les relations se sont poursuivies, l’intéressé continuant à être suivi de près quant à l’exécution de son travail.

Quelques mois plus tard, après une courte période d’incapacité de travail, l’intéressé eut une altercation avec un de ses supérieurs, qui prit l’initiative d’un courrier vis-à-vis de divers responsables de la société, signalant qu’il fallait le licencier (attitude agressive).

Le licenciement est intervenu quelques jours plus tard, moyennant le paiement d’une indemnité compensatoire de préavis de douze semaines. Les motifs sont d’une part l’insuffisance de prestations et de l’autre un comportement non professionnel et inadmissible envers son supérieur.

Les discussions entre parties ont continué, mais sans aboutir.

Entre-temps, l’intéressé a introduit une procédure devant le Tribunal du travail de Londres, en discrimination. Le jugement du tribunal, rendu le 8 juin 2018, conclut que le juge se déclare sans juridiction pour connaître de ladite plainte.

Une procédure a alors été lancée en Belgique, l’intéressé ayant entre-temps retrouvé un emploi.

UNIA a rendu un avis le 16 juillet 2018, concluant que, s’agissant d’un handicap, la société était tenue de mettre en place des aménagements raisonnables, ce qu’elle n’a pas fait, en refusant notamment une réduction d’un cinquième du temps de travail ainsi qu’un changement d’affectation.

Le tribunal du travail a conclu au non-fondement de la demande par jugement du 12 mars 2019.

Appel est interjeté.

La décision de la cour

La cour se penche essentiellement sur la question de la discrimination et sur le droit à une indemnité pour licenciement discriminatoire en vertu du handicap ou, subsidiairement, en raison de l’état de santé actuel ou futur.

Après avoir repris les principes, elle s’attarde à la question du partage de la preuve, et ce en se référant à la jurisprudence de la Cour de Justice.

Elle renvoie notamment à son arrêt CHEZ (C.J.U.E., 16 juillet 2015, Aff. n° C-83/14, CHEZ RAZPREDELENIE BULGARIA AD c/ KOMISIA ZA ZASHTITA OT DISKRIMINATSIA, EU:C:2015:480), où la Cour a souligné que, lorsqu’il s’agit de vérifier si une mesure constitue une discrimination directe, il appartient à la juridiction de tenir compte de l’ensemble des circonstances pertinentes de l’affaire, dont notamment celles que la personne à qui une discrimination est reprochée s’est abstenue de produire certaines preuves à la demande de la juridiction.

Dans l’affaire MEISTER (C.J.U.E., 19 avril 2012, Aff. n° C-415/10, MEISTER c/ SPEECH DESIGN CARRIER SYSTEMS GmbH, EU:C:2012:217), elle a précisé, dans un cas de discrimination à l’embauche au motif du sexe, de l’âge, ainsi que des origines ethniques, que, si un travailleur dont la candidature n’a pas été retenue, celui-ci ne peut, sur pied des articles 8, § 1er, de la Directive n° 2000/43, non plus que 10, § 1er, de la Directive n° 2000/78 et 19, § 1er, de la Directive n° 2006/54, accéder à l’information précisant si l’employeur, à l’issue de la procédure de recrutement, a embauché un autre candidat. Il ne saurait cependant être exclu qu’un refus de tout accès à l’information peut constituer un des éléments à prendre en compte dans le cadre de l’établissement des faits qui permettent de présumer l’existence d’une discrimination (directe ou indirecte). Et la Cour de préciser qu’il appartient à la juridiction de renvoi, en prenant en considération toutes les circonstances du litige dont elle est saisie, de vérifier si tel est le cas.

Enfin, dans l’affaire SCHUCH-GHANNADAN (C.J.U.E., 3 octobre 2019, Aff. n° C-274/18, SCHUCH-GHANNADAN c/ MEDIZINISCHE UNIVERSITÄT WIEN, EU:C:2019:828), elle a estimé qu’afin d’assurer l’effet utile de l’article 19, § 1er, ci-dessus, cette disposition doit être interprétée comme permettant à un travailleur qui s’estime lésé par une discrimination indirecte fondée sur le sexe d’étayer une apparence de discrimination en se fondant sur des données statistiques générales concernant le marché du travail dans le cas où il ne saurait être attendu de lui qu’il produise des données plus précises relatives au groupe de travailleurs pertinent, celles-ci étant difficilement accessibles, voire indisponibles.

Le partage de la preuve, confirmé par le législateur belge, s’applique par conséquent à toute procédure juridictionnelle visant à la mise en œuvre des trois lois du 10 mai 2007. Les travaux préparatoires (Ch., Projet de loi tendant à lutter contre certaines formes de discrimination, Doc. 51, 2722/001) ont encore précisé que les faits et autres éléments de preuve susceptibles de faire naître la présomption de discrimination peuvent être de toute nature. Les textes en mentionnent deux à titre exemplatif : les statistiques et les tests de situation.

La cour renvoie encore à l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 12 février 2009 (C. const., 12 février 2009, n° 17/2009), selon lequel la charge de la preuve incombe en premier lieu à la victime, celle-ci devant démontrer que le défendeur a commis des actes ou donné des instructions qui pourraient de prime abord être discriminatoires. Il s’agit de faits qui doivent être suffisamment graves et pertinents, et il y a lieu également de prouver les faits qui semblent indiquer que ce traitement défavorable a été dicté par des motifs illicites. Enfin, ils doivent pouvoir être imputés spécifiquement à l’auteur de la distinction.

L’intéressé fait en l’espèce état de son handicap – ou, du moins, d’un état de santé actuel et futur – et reproche la non-mise en place d’aménagements raisonnables.

Pour la cour, ceci est invoqué en vain. Il n’est en effet nullement démontré que la société connaissait la nature des problèmes de santé concrets dont il souffrait et qu’elle disposait d’informations suffisantes pour pouvoir considérer qu’il répondait à la notion de handicap. Elle rappelle que le demandeur doit déposer des éléments de nature à présumer que l’employeur a connaissance qu’il souffrait d’un handicap, ce qu’il ne fait pas. Les intervenants du secteur qu’il a consultés ne peuvent venir confirmer la chose, le seul document émanant du conseiller en prévention-médecin du travail ayant été adressé à l’employé, et ce postérieurement à son licenciement. Lors des périodes d’incapacité, l’employé exposait que celles-ci étaient dues à une surcharge de travail et à un stress et que l’employeur n’avait été saisi que de suggestions (temps partiel, réduction d’horaire, changement de poste, etc.).

Pour la cour, l’employeur ne savait pas ou ne devait pas savoir que l’intéressé présentait des problèmes de santé répondant à la définition du handicap au sens de la loi du 10 mai 2007 ou de la Directive n° 2000/78/CE. Il ne peut dès lors lui être reproché de ne pas avoir examiné les suggestions faites par l’employé comme une demande d’aménagements raisonnables. Les éléments du dossier démontrent par contre que le motif du licenciement est à rechercher dans les reproches de la société.

Etant postulée par ailleurs une demande de dommages et intérêts d’ordre moral pour la souffrance subie au travail durant les relations contractuelles, la cour reprend les dispositions pertinentes de la loi du 4 août 1996 relatives aux risques psychosociaux, ainsi que l’arrêté royal du 27 mars 1998 relatif à la politique du bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail.

Elle conclut que, si le stress existait, il n’est pas établi qu’il est la résultante d’un défaut d’organisation de la société. Par ailleurs, le travailleur soulignant que celle-ci n’a pas effectué d’analyse de risques et qu’elle n’a pas mis en place un règlement de travail, la cour examine le respect par la société de ses obligations légales. L’employé n’a pas eu connaissance dès son entrée en fonction des procédures permettant l’intervention psychosociale informelle ou formelle visée par la loi et n’a pu d’ailleurs obtenir les coordonnées du conseiller en prévention-médecin du travail, si ce n’est bien plus tard et d’une autre manière. Il y a une faute dans le chef de la société et celle-ci est en lien de causalité avec un dommage, le travailleur ayant été privé de la possibilité d’introduire une demande d’intervention psychosociale informelle avant la date à laquelle ceci a été fait, voire une demande d’intervention psychosociale formelle. La faute de l’employeur l’a ainsi privé de solutions qui auraient pu diminuer son stress et, par là, la souffrance psychique et physique associée. Ce dommage moral est évalué ex aequo et bono à 2.500 euros.

Intérêt de la décision

La cour examine ici la question des aménagements raisonnables, s’agissant d’une discrimination fondée sur le handicap (l‘état de santé ne justifiant pas ces aménagements).

Dans un arrêt du 18 mars 2021 (C. trav. Liège, div. Namur, 18 mars 2021, R.G. 2020/AN/9 – précédemment commenté), la Cour du travail de Liège (division Namur) a jugé qu’il faut entendre par « aménagements raisonnables » les mesures appropriées, prises en fonction des besoins dans une situation concrète, pour permettre à une personne handicapée d’accéder, de participer et de progresser dans les domaines pour lesquels la loi est d’application, sauf si ces mesures imposent à l’égard de la personne qui doit les adopter une charge disproportionnée. Cette charge n’a pas ce caractère lorsqu’elle est compensée de façon suffisante par des mesures existantes dans le cadre de la politique publique menée concernant les personnes handicapées (article 4, 12°, de la loi).

Encore faut-il distinguer l’abstention de mise en place des aménagements raisonnables du refus d’y recourir. La Cour du travail de Bruxelles a ainsi considéré, dans un arrêt du 6 juillet 2021 (C. trav. Bruxelles, 6 juillet 2021, R.G. 2018/AB/551), que l’abstention de mettre en place les aménagements raisonnables devant permettre à un travailleur handicapé de se maintenir à son poste n’est, par elle-même, constitutive de discrimination que pour autant qu’elle puisse être qualifiée de refus, ce qui suppose qu’une demande ait été formulée en ce sens, à laquelle il n’a pas été donné suite, sans qu’il soit démontré que cette mise en place aurait engendré une charge disproportionnée dans le contexte particulier d’une restructuration annoncée, cette perspective étant, in se, insuffisante pour légitimer la position de la société en ce qu’elle ne constitue pas ipso facto un motif valable élusif d’un potentiel reclassement.

Relevons encore que, suite à l’arrêt du Conseil d’Etat du 30 juin 2020 (C. E., 30 juin 2020, n° 247.959 – également précédemment commenté), la Cour de Justice a été interrogée. Le Conseil d’Etat a en effet considéré que l’on ne peut déterminer dans la jurisprudence de la C.J.U.E. rendue en matière de handicap si l’obligation de prévoir des aménagements raisonnables emporte celle d’affecter une personne qui, en raison de son handicap, n’est plus capable de remplir les fonctions essentielles du poste concerné à un autre poste dans l’entreprise pour lequel elle dispose des compétences, des capacités et des disponibilités requises lorsqu’une telle obligation ne constitue pas pour l’employeur une charge disproportionnée.

La Cour a répondu dans son arrêt du 10 février 2022 (C.J.U.E., 10 février 2022, n° C-485/20 (XXX c/ HR RAIL SA), EU:C:2022:85) que l’article 5 de la Directive n° 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, doit être interprété en ce sens que la notion d’« aménagements raisonnables pour les personnes handicapées », au sens de cet article, implique qu’un travailleur, y compris celui accomplissant un stage consécutif à son recrutement, qui, en raison de son handicap, a été déclaré inapte à exercer les fonctions essentielles du poste qu’il occupe, soit affecté à un autre poste pour lequel il dispose des compétences, des capacités et des disponibilités requises, sous réserve qu’une telle mesure n’impose pas à l’employeur une charge disproportionnée.

La définition se trouve ainsi progressivement donnée, de même que les contours des obligations de l’employeur.


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