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L’appréciation judiciaire du motif grave en cas de vol non contesté nécessite un examen des données du cas d’espèce

Commentaire de Trib. trav. Mons, 13 mars 2006, R.G. 16.081/05/M

Mis en ligne le jeudi 27 mars 2008


Tribunal du travail de Mons, 13 mars 2006, R.G. n° 16.081/05/M

TERRA LABORIS ASBL – Sophie Remouchamps

Dans un jugement définitif du 13 mars 2006, le tribunal du travail de Mons rappelle les principes en matière de motif grave, et notamment en ce qui concerne l’appréciation des faits au regard de la notion légale de motif grave. Le jugement est également l’occasion pour le tribunal de rappeler les principes directeurs en matière de respect du délai de trois jours et de précision du motif.

Les faits

Madame M. prestait pour le compte d’un hypermarché depuis juillet 1974.

Elle occupe, au moment des faits, la fonction de chef caissière.

Elle est présentée comme candidate par son organisation syndicale lors des élections 2004 et élue représentante du personnel suppléante au Comité pour la prévention et la protection du travail.

En décembre 2005, son employeur introduit la procédure prévue par la loi du 19 mars 1991, afin de solliciter l’autorisation de la licencier pour motif grave. Le motif notifié tant à la travailleuse qu’à son organisation syndicale est d’avoir effectué des pointages frauduleux. Le fait reproché est un vol par le biais d’un subterfuge, étant d’avoir fait des pointages « erreur prix » afin de s’approprier l’argent y correspondant, sous le couvert de la régularisation d’une erreur.

La matérialité du fait a été reconnue par la travailleuse dans le cadre d’une audition tenue par un détective privé pendant l’exécution de ses prestations. A cette occasion, elle reconnaît s’être rendue coupable d’agissements similaires antérieurement.

La travailleuse n’est pas représentée par un avocat dans le cadre de la procédure et comparaît sans assistance. Son organisation syndicale fait défaut.

La décision du tribunal

Dans un premier temps, le tribunal effectue un long et intéressant rappel des principes en matière de motif grave.

Ainsi, il précise que :

  1. la notion de motif grave contenue dans la loi du 19 mars 1991 relative à la protection des représentants du personnel ne diffère pas de celle contenue dans l’article 35 de la loi du 3 juillet 1978, qui est un concept répondant à des exigences spécifiques, étant l’existence d’une faute grave, le constat de gravité de la faute et la particularité de cette gravité en ce sens que la faute doit entraîner la perte de confiance dans les services du cocontractant, qui rend la collaboration professionnelle immédiatement et définitivement impossible ;
  2. en ce qui concerne le point de départ du délai de trois jours pour rompre, qui est celui de la connaissance suffisante des faits, c’est à l’auteur du congé de prendre la responsabilité de fixer ce moment, étant entendu qu’il ne peut agir sur la base des soupçons et doit dès lors attendre d’avoir une connaissance précise et certaine des faits, suffisante pour fonder sa conviction et celle, ultérieurement, du tribunal. Dans ce cadre, l’auteur de la rupture peut recourir à des mesures d’investigation, telles qu’une enquête à propos des faits ou l’audition du travailleur, quoique cela ne soit pas imposé par la loi. Le tribunal rappelle ainsi qu’il n’y a pas de règle générale et que c’est seulement eu égard aux circonstances de la cause que l’on peut déterminer si les mesures d’instruction ont été ou non utiles quant à la connaissance des faits. L’audition du travailleur ne peut cependant servir de moyen à l’employeur pour relancer le délai de trois jours, dès lors qu’il avait, antérieurement, acquis une connaissance suffisante et certaine des faits. Il y a un contrôle judiciaire sur ce point ;
  3. quant à la précision du motif, le tribunal rappelle la jurisprudence constante de la Cour de cassation, selon laquelle les faits de nature à justifier le congé pour motif grave doivent être exprimés dans la lettre de licenciement de manière à permettre à la partie qui la reçoit de connaître avec exactitude les faits reprochés, de permettre au juge d’apprécier la gravité du motif allégué et, surtout, de vérifier s’ils s’identifient avec ceux qui sont invoqués devant lui.

Le tribunal examine alors la régularité du constat de rupture eu égard à la précision du motif et au respect du délai de trois jours. Son examen conclut à la régularité formelle de la notification du licenciement eu égard aux conditions de l’article 35 de la loi du 3 juillet 1978.

Quant au fondement de la demande d’autorisation de licencier (existence d’un motif grave), le tribunal rappelle que l’appréciation doit être faite dans le concret, étant entendu que le juge doit tenir compte, dans son appréciation, de l’ensemble des circonstances qui sont de nature à attribuer (ou non) au(x) fait(s) le caractère d’un motif grave, au nombre desquels figurent l’ancienneté du travailleur, les fonctions exercées mais également l’importance des responsabilités occupées par le travailleur au sein de l’entreprise. Et le tribunal de poursuivre en soulignant que : « c’est l’importance du degré de gravité de la faute au regard de ces éléments qui autorise la rupture pour motif grave, le critère de proportionnalité entre la faute et la sanction devant justifier la légitimité de la mesure de licenciement ».

En l’espèce, la matérialité des faits n’est pas contestée par la travailleuse, et est dès lors reconnue comme établie.

Le tribunal estime qu’ils sont constitutifs de faute grave, autorisant ainsi un licenciement pour motif grave. Il se fonde sur une appréciation concrète et factuelle des données du dossier, étant les circonstances suivantes :

  • la fonction occupée par la travailleuse (chef caissière), fonction qui, d’une part lui facilitait les irrégularités et qui, d’autre part, supposait, dans son chef, vu les attributions en matière de supervision et contrôle du travail des caissiers, qu’elle montre une correction et une honnêteté exemplaire,
  • le secteur d’activité de l’employeur (grande surface), au sein duquel une surveillance constante et permanente du personnel n’est pas possible, ce qui implique que l’employeur doit avoir une confiance absolue dans son personnel ;
  • l’existence d’antécédents, le manquement commis par la travailleuse n’étant pas isolé.

Le tribunal estime dès lors que la faute grave commise par la travailleuse en soustrayant une somme d’argent à son employeur a, eu égard aux éléments de l’espèce, fait disparaître la nécessaire relation de confiance qui doit en principe exister entre les parties.

Il fait dès lors droit à la demande de l’employeur.

Intérêt de la décision

Outre le très utile rappel des principes en matière de motif grave, que ce soit sur le plan de la régularité formelle ou sur le plan de l’examen du fond par le Juge, cette décision présente un intérêt évident pour ce qui est de l’appréciation de l’existence d’un motif grave dans le cas d’un vol.

L’on sait en effet que la jurisprudence est bien établie pour considérer qu’en cas de vol, il y a motif grave. Trop souvent l’on doit cependant constater que le motif grave est reconnu exclusivement en raison de l’existence du fait fautif (le vol), sans aucun examen des éléments du dossier, c’est-à-dire du contexte professionnel propre à la cause.

Dans le jugement ci-dessus, le tribunal se démarque, à juste titre, de cette tendance et examine d’une manière attentive les différents éléments de fait, sur la base desquels il se fonde pour conclure à l’existence d’un motif grave. Il s’agit de,

  • la nature de la fonction et le degré de responsabilité du travailleur, qui est un élément permettant d’apprécier en quoi et dans quelle mesure le vol porte atteinte à la relation de confiance et à la possibilité de poursuivre la relation contractuelle. Cet élément influe en effet sur l’intensité du lien de confiance devant exister entre les parties pour l’exécution de la tâche contractuelle, et donc sur l’impact du manquement sur la relation de confiance ;
  • le secteur d’activité de l’employeur (hypermarché), secteur où l’on reconnaît traditionnellement que la surveillance constante et efficace du personnel n’est techniquement pas possible. Il s’agit également d’un élément qui démontre, dans le concret, l’atteinte portée par le vol sur le lien de confiance ;
  • l’existence d’antécédents, soit le caractère non isolé de l’acte commis par la travailleuse.

Ce type d’analyse doit être salué. C’est en effet uniquement au travers d’un examen concret, qui fait partie intégrante de la mission judiciaire, qu’il est possible d’apprécier le degré de gravité de la faute (intrinsèquement grave ou non) ainsi que l’effet de celle-ci (à la supposer intrinsèquement grave) sur la relation de travail et le lien de confiance. En somme, le vol, comme toute faute du travailleur, doit être apprécié en tenant compte des faits de la cause et la sanction doit être adéquate au manquement. Le tribunal évoque d’ailleurs explicitement le recours au principe de la proportionnalité.


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