Commentaire de C. trav. Bruxelles, 15 juin 2022, R.G. 2017/AB/725 et 2017/AB/414
Mis en ligne le lundi 14 novembre 2022
Cour du travail de Bruxelles, 15 juin 2022, R.G. 2017/AB/725 et 2017/AB/414
Terra Laboris
Dans un arrêt du 15 juin 2022, la Cour du travail de Bruxelles retient la compétence des juridictions belges pour connaître d’un litige relatif à la réparation d’une discrimination eu égard à un refus d’embauche, le Règlement n° 1215/2012 du Parlement et du Conseil concernant également la phase précontractuelle du processus de conclusion d’un contrat de travail.
Les faits
Une société de droit français ayant son siège à Montpellier recrute, en 2012, pour son siège en Belgique, deux ingénieurs. La société est spécialisée dans le domaine des logiciels médicaux. Elle est immatriculée à l’O.N.S.S. en Belgique. L’annonce parue sur le site de l’Office flamand de l’emploi et de la formation professionnelle mentionne que le lieu de travail est en Flandre.
Une candidate envoie son CV et divers entretiens ont lieu. Elle passe ensuite différents tests à Montpellier. Pour un test prévu avec un consultant interne, il lui est précisé que celui-ci aurait lieu vers seize heures dans la journée et durerait une heure. L’intéressée expose qu’elle s’est libérée jusqu’à seize heures, précisément, mais qu’elle doit aller chercher ses enfants à l’école. L’entretien est anticipé et a lieu à quinze heures.
Elle est ensuite informée du fait que sa candidature n’est pas retenue. Demandant à en connaître les raisons, elle reçoit des explications. La qualité de ses tests lui est expliquée. Le courrier précise que, si le dossier a séduit le recruteur dès le départ, « il restait le problème de ‘l’organisation’ d’une maman de trois jeunes enfants pour quelqu’un qui doit s’absenter fréquemment ». Le problème de garde d’enfants dont état lors de l’entretien téléphonique a, selon le courrier, « posé un réel problème ». Il lui est annoncé que ses coordonnées sont conservées, vu que l’équipe est amenée à s’agrandir.
L’intéressée n’a pas reçu d’autre réaction.
L’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes est intervenu par courrier, aux fins de contester le refus d’embauche. Une citation a finalement été lancée devant le Tribunal du travail francophone de Bruxelles et, par jugement du 30 mars 2017, celui-ci s’est déclaré incompétent pour connaître de l’affaire.
L’auditeur du travail a interjeté appel de ce jugement. L’employée et l’Institut ont également formé appel.
La décision de la cour
La cour est saisie d’un déclinatoire de juridiction ainsi que de compétence territoriale. Elle devra également régler, avant l’examen de la question de la discrimination fondée sur le sexe, une discussion relative à la recevabilité des appels.
Pour ce qui est du déclinatoire de juridiction, la cour réforme le jugement. Celui-ci a en effet considéré que l’article 7, 2., du Règlement n° 1215/2012 du Parlement et du Conseil du 12 décembre 2012 prévoit qu’une personne domiciliée sur le territoire d’un Etat membre peut être attraite dans un autre Etat membre en matière délictuelle ou quasi-délictuelle devant la juridiction du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire.
En l’occurrence, pour le tribunal, le lieu n’est pas la Belgique mais la France (Montpellier). Il précise encore que les articles 20, 1., et 21, 1., du même règlement ne trouvent pas à s’appliquer, n’étant valables que dans le cadre de relations contractuelles. Or, en l’espèce, aucun contrat de travail n’a été signé. En outre, le jugement fait grief aux parties demanderesses de ne pas apporter la preuve que le fait en cause est bel et bien un fait délictuel en France.
Pour la cour, au contraire, le litige a pour objet la réparation du préjudice causé par la société en raison d’un traitement discriminatoire fondé sur le sexe dans la phase précontractuelle du processus de conclusion d’un contrat de travail. Le déclinatoire doit dès lors être examiné à la lumière du règlement en cause. Pour la cour, il faut avoir à l’esprit le vœu du législateur européen et elle renvoie au considérant n° 34 du préambule, qui vise la continuité entre la Convention de Bruxelles de 1968, le Règlement n° 44/2001 et le règlement actuel, cette continuité visant également l’interprétation par la Cour de Justice de l’Union européenne de la Convention de Bruxelles de 1968 et des règlements qui la remplacent.
Le règlement actuel pose le principe selon lequel les personnes domiciliées sur le territoire d’un Etat membre sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet Etat membre. Parmi les compétences spéciales visées par le texte, une personne domiciliée sur le territoire d’un Etat membre peut être attraite dans un autre Etat membre en matière contractuelle devant la juridiction du lieu d’exécution de l’obligation qui sert de base à la demande. La disposition actuelle est la reproduction exacte des dispositions qui l’ont précédée dans les textes remplacés.
La cour du travail renvoie à la jurisprudence de la Cour de Justice à propos de la Convention de Bruxelles, celle-ci ayant jugé dans son arrêt BIER (C.J.C.E., 30 novembre 1976, Aff. n° C-21/76, HANDELSKWEKERIJ G. J. BIER BV c/ MINES DE POTASSE D’ALSACE SA., EU:C:1976:166) que le défendeur peut être attrait, au choix du demandeur, devant le tribunal soit du lieu où le dommage est survenu, soit du lieu de l’événement causal qui est à l’origine de ce dommage.
La cour renvoie à l’avis du Ministère public, selon lequel, en l’occurrence, le lieu de l’événement causal est assurément la France, où a été prise la décision de non-engagement, mais la travailleuse a choisi, comme c’est son droit, d’agir devant le tribunal du lieu où le dommage est survenu. Sous l’angle de la responsabilité quasi-délictuelle, il s’agit de la perte du contrat en cours de conclusion et de la perte de l’emploi qui en découle. Ce dommage n’est pas survenu seulement au domicile de la travailleuse, mais également dans tout le secteur qu’elle aurait pu prospecter, à savoir le Benelux. Le tribunal belge est dès lors, dans l’ordre international, l’un des tribunaux compétents territorialement.
Vient ensuite un déclinatoire de compétence territoriale, étant acquis que les entretiens d’embauche ont eu lieu à Louvain, à Sprimont (Province de Liège) et à Montpellier, que l’intéressée habite Keerbergen, que le siège social de la société est en France, la société plaidant que, vu le domicile de l’intéressée (qui serait le lieu « où le dommage est survenu »), le tribunal compétent devrait être le Tribunal du travail d’Anvers, division de Malines.
La cour considère, contrairement à cette argumentation, que le lieu de réalisation du dommage est aussi bien le lieu du domicile que tout le territoire du Benelux, où l’intéressée aurait dû prester, en ce compris donc dans chacun des arrondissements judiciaires belges.
Elle reprend l’article 627, 9°, du Code judiciaire, qui rend seul compétent pour les contestations prévues à l’article 578 du même Code le juge de la situation de la mine, de l’usine, de l’atelier, du magasin, du bureau et, en général, de l’endroit affecté à l’exploitation de l’entreprise, à l’exercice de la profession ou à l’activité de la société, de l’association ou du groupement. Cette disposition permet, pour les représentants de commerce, de saisir le tribunal du travail de l’un ou l’autre de ces arrondissements. Le Tribunal du travail de Bruxelles est dès lors compétent.
La cour rejette ensuite des exceptions fondées sur l’irrecevabilité des appels et aborde le fond, étant l’existence d’une discrimination fondée sur le sexe. Un très important rappel des principes est fait sur la question.
En l’espèce, des griefs étaient faits, après le refus d’embauche, quant au résultat des tests passés par l’intéressée. Par ailleurs, référence a été faite à la qualité de maman de trois jeunes enfants, ce qui, pour la travailleuse et l’Institut, constitue en réalité le seul motif du refus d’embauche. Une distinction directe fondée sur la maternité est assimilée par l’article 4, § 1er, de la loi « genre » à une distinction directe fondée sur le sexe et il y aurait ainsi un traitement défavorable constitutif d’une discrimination directe. Subsidiairement, ces parties plaident que la discrimination serait indirecte et qu’aucune justification ne serait donnée.
Pour la cour, toute une série de faits au sens de l’article 33, § 1er, de la loi « genre » sont établis et ceux-ci laissent présumer prima facie une discrimination directe sur la base du sexe. Ces faits sont repris. Ils sont relatifs au processus de recrutement et les diverses étapes sont rappelées.
En conséquence, pour la cour, la société doit prouver qu’il n’y a pas eu de discrimination en dépit de l’apparence. Elle peut donc le faire en établissant qu’il n’y a pas de distinction fondée sur le critère protégé ou que la distinction directe est justifiée par une exigence professionnelle essentielle et déterminante, ce qu’elle ne fait pas.
L’indemnité légale est dès lors due.
L’Institut réclamant un euro symbolique, la cour accorde celui-ci, constatant que le dommage allégué par celui-ci se limite à un unique dommage moral. L’Institut fondant sa demande sur l’article 1382 de l’ancien Code civil, la cour constate l’existence d’une faute, étant le traitement discriminatoire prohibé par la loi « genre », et celle d’un préjudice, celui-ci se situant au niveau de l’atteinte à l’intérêt collectif qu’il défend dans le cadre de l’objet qui lui est assigné.
Intérêt de la décision
Outre l’intérêt de l’arrêt pour le rappel des règles en matière de discrimination et, spécialement, pour ce qui est de la discrimination fondée sur le sexe, l’affaire est intéressante eu égard à la réponse réservée au déclinatoire de juridiction.
Contrairement à la position du tribunal, qui avait conclu à l’absence de relation contractuelle, la cour retient ici que l’objet de la demande est la réparation d’un préjudice subi en raison d’un traitement discriminatoire dans la phase précontractuelle du processus de conclusion d’un contrat de travail.
Le processus de conclusion du contrat de travail entre dès lors dans la notion de relation contractuelle au sens du Règlement n° 1215/2012. La cour a rappelé les considérants dudit règlement, selon lesquels si le for du domicile du défendeur peut être compris comme le principe en matière de compétence, celui-ci doit être complété par d’autres fors autorisés en raison du lien étroit entre la juridiction et le litige en vue de faciliter la bonne administration de la justice. Ceci permet de garantir la sécurité juridique et d’éviter que le défendeur soit attrait devant une juridiction d’un Etat membre qu’il ne pouvait pas raisonnablement prévoir.
Le texte prévoit que ceci est important, particulièrement dans les litiges concernant les obligations contractuelles résultant d’atteintes à la vie privée et aux droits de la personnalité.