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Allocations d’insertion : conditions de régression de la protection sociale

Commentaire de C. trav. Liège (div. Liège), 25 avril 2022, R.G. 2021/AL/542

Mis en ligne le lundi 14 novembre 2022


Cour du travail de Liège (division Liège), 25 avril 2022, R.G. 2021/AL/542

Terra Laboris

Dans un arrêt du 25 avril 2022, la Cour du travail de Liège (division Liège) conclut que, pour vérifier l’existence de la violation du principe de standstill, il faut prendre en compte la situation matérielle concrète de la personne visée ainsi que l’ensemble des normes applicables à la catégorie ou sous-catégorie concernée par celles-ci aux fins de mesurer le recul de la protection sociale à l’aune de la mise en œuvre concrète de la norme applicable.

Les faits

Une assurée sociale, née en 1970, était bénéficiaire des allocations d’insertion lors de la réforme de 2011, le délai de trois ans de limitation de leur octroi ayant à l’époque débuté le 1er janvier 2012.

L’intéressée a commencé à travailler en A.L.E. en juin 2014 (temps partiel).

Par décision du 8 janvier 2015, l’ONEm l’a informée de l’arrêt des allocations d’insertion à partir du 1er janvier de la même année. Les éléments déposés (Dimona) confirment qu’elle a travaillé sporadiquement par la suite, connaissant des périodes de travail plus ou moins substantielles à certains moments.

La décision d’exclusion a été contestée devant le Tribunal du travail de Liège (division Liège). Celui-ci l’a déboutée par jugement du 10 octobre 2016. Appel a été interjeté.

Position des parties devant la cour

L’intéressée plaide essentiellement le principe de standstill garanti par l’article 23 de la Constitution, principe violé en l’espèce.

Pour l’ONEm, à titre principal, la décision doit être confirmée et, subsidiairement, il estime que l’assurée sociale devrait être rétablie dans son droit aux allocations à la condition de remplir les autres conditions d’octroi des allocations durant la période litigieuse.

La décision de la cour

La cour rappelle la modification intervenue dans la réglementation chômage, précisant que la limitation dans le temps des allocations d’insertion constitue le « nœud gordien du litige », vu la modification de l’article 63 de l’A.R. organique par l’arrêté royal du 28 décembre 2011.

La cour rejette dans un premier temps un argument tiré de la violation de la notion d’urgence, l’avis du Conseil d’Etat ayant été demandé sous le bénéfice de celle-ci. Elle conclut à l’absence d’irrégularité dans cette consultation, seul un avis rendu dans les cinq jours donnant à l’auteur du projet la certitude de pouvoir publier l’arrêté avant le 1er janvier 2012.

C’est cependant sur la notion de standstill que la cour s’attarde longuement, rappelant la genèse du principe et son application en droit social. Le chômage étant régi par arrêté royal, c’est le pouvoir exécutif qui est débiteur de l’obligation de standstill à l’égard des bénéficiaires des prestations de chômage. La cour rappelle que le standstill n’a pas d’effet paralysant et que, s’il s’oppose à tout recul significatif dénué de justification raisonnable reposant sur des motifs d’intérêt général dans le niveau de protection des droits, il n’est cependant pas interdit à l’Etat de modifier sa législation.

Pour la Cour constitutionnelle, ce qui est interdit c’est de « réduire significativement » le niveau de protection sans qu’existent pour ce faire des motifs d’intérêt général. La terminologie de la Cour de cassation (les arrêts rendus depuis 2015 étant cités, dont Cass., 14 septembre 2020, n° S.18.0012.F) est que la réduction du niveau de la protection ne peut être disproportionnée.

Pour la cour du travail, même si la doctrine s’interroge sur les termes « sensible » et « significatif », il s’agit de synonymes. Il faut dès lors vérifier si l’assuré social a ou non ressenti une réduction sensible (ou significative) de son degré de protection antérieur, étape qui appelle, selon les termes de l’arrêt, des approfondissements substantiels. Dans l’affirmative, s’il existe des motifs d’intérêt général. Dans l’hypothèse où ceux-ci existent, si le recul infligé est proportionné à ces motifs.

Pour ce qui est de l’existence d’une régression sensible, la cour expose que c’est à l’assuré social qu’il appartient de démontrer un amoindrissement du niveau de protection préalablement reconnu à un droit fondamental. La charge de la preuve de la régression sensible est dès lors mise sur le demandeur.

La cour développe ensuite longuement cette notion, posant d’abord la question de savoir si la régression sensible doit s’apprécier eu égard aux effets de la norme sur l’ensemble de ses destinataires ou s’il faut raisonner par sous-catégories, ou encore en appréciant chaque cas individuellement, la question touchant à l’articulation entre le contentieux de droit subjectif et le contrôle de légalité objectif.

La cour relève qu’il est soutenu que la nature objective de l’incident (étant le contrôle de la conformité de la modification du texte à l’obligation de standstill) s’oppose à toute prise en considération de la situation particulière de l’assuré social. Elle nuance, considérant que c’est la situation de fait du seul assuré social concerné qui est examinée dans le cadre du contentieux judiciaire en présence d’un acte individuel. Elle pose la question de savoir si la situation est nécessairement différente en cas de contrôle de légalité d’un acte réglementaire.

Pour ce qui est des effets de la mesure, elle constate que les personnes touchées par l’exclusion sont dans des situations de fait extrêmement différentes et que, pour certains, il n’y aurait pas de régression ou pas de régression sensible, même si ceci n’est pas le cas pour la majorité des personnes visées.

La cour se réfère aux conclusions de M. l’Avocat général GENICOT avant l’arrêt de la Cour de cassation du 5 mars 2018 (Cass., 5 mars 2018, n° S.16.0033.F), selon lesquelles l’appréciation du recul significatif à l’aune de l’intérêt général peut s’opérer de façon sélective, distinctive et casuelle.

Il se justifie dès lors pour la cour de vérifier si le bénéficiaire d’allocations appartient à une catégorie de personnes qui ont subi un recul significatif en vertu de la norme attaquée. Sur le plan de la preuve, la cour estime qu’il serait manifestement déraisonnable de demander à l’intéressée d’apporter une preuve concernant toute la catégorie de personnes subissant un recul significatif et qu’elle devra démontrer les effets de la réforme dans son cas.

Elle envisage ensuite l’intensité du recul requis. L’appréciation de ce caractère sensible implique de porter un regard sur la situation globale et concrète de la personne. Doit également être prise en compte une appréciation globale des mesures qui, individuellement, auraient pu être considérées comme mineures, mais qui entraînent une compensation de l’impact de la norme, vu les mécanismes mis en œuvre.

Renvoyant à la doctrine (Y. MOSSOUX, « L’arrêt ‘CWASS’ du Conseil d’Etat : perle rare ou poisson-pilote pour le contrôle des régressions significatives de la sécurité sociale ? », A.P.T., 2020, p. 252), la cour rappelle que celle-ci a qualifié cette analyse de « conséquentialiste », étant qu’elle prend en compte les conséquences de l’application de la norme sur les titulaires du droit fondamental.

Pour la cour, il faut prendre en compte l’ensemble des normes applicables à la catégorie ou sous-catégorie concernée par la norme en question, étant la situation matérielle concrète de la catégorie de personnes destinataire de la norme afin de vérifier si celle-ci subit un dommage. Ceci implique la production de pièces permettant d’établir ou d’infirmer une dégradation de la situation de la personne concernée ou des difficultés auxquelles elle est confrontée, pouvant également intervenir la production de factures, de déclarations fiscales, de bilans, de témoignages, d’attestations, etc.

L’assuré social va donc démontrer appartenir à une des sous-catégories de bénéficiaires touchés par le recul. Ceci implique, pour le cas d’espèce, d’identifier à quelles prestations sociales l’intéressée pouvait prétendre avant et après la suppression des allocations d’insertion et de vérifier si la différence entre les deux situations révèle une régression sensible. Cet examen va impliquer la prise en compte d’éventuels mécanismes compensatoires mis en place par la réforme – et la cour souligne ici que ceci intervient à l’exclusion de tempéraments préexistants, comme l’existence d’un C.P.A.S.

La comparaison de la situation avant/après ne peut toutefois se limiter à une comparaison des montants : c’est le niveau de protection sociale qui est en jeu. Il en découle que, même si l’intéressée s’était adressée au C.P.A.S. et avait perçu une somme légèrement supérieure, il faut tenir compte du fait que le régime du revenu d’intégration permet de prendre en considération, selon certaines modalités, les revenus de certains cohabitants et que ceci a des conséquences sur ce qu’il subsiste pour l’intéressée, la cour précisant que, si le conjoint de l’intéressée voyait ses revenus augmenter, ceci aurait un impact sur le revenu d’intégration mais non sur les allocations d’insertion.

Les éléments concrets faisant défaut (sauf ceux accessibles via les Dimona), la réouverture des débats est ordonnée afin de procéder à l’examen de la situation dans les faits.

Sur la période litigieuse, la cour souligne que celle-ci pourrait être plus large que le court intervalle pendant lequel l’intéressée n’a pas perçu ses allocations d’insertion et inclure la durée du stage au cours duquel elle a travaillé tout en n’ayant pas pu bénéficier d’allocations si elle avait perdu son emploi. En outre, la situation familiale et les ressources des autres membres du ménage doivent être communiquées afin de permettre une analyse comparative des deux situations. La cour considère ne pas pouvoir se prononcer sur l’existence d’un recul sans avoir ces informations.

Enfin, l’ONEm ayant, à titre subsidiaire, visé les autres conditions d’octroi, ce point n’a pas été développé, alors qu’il a un impact évident sur la solution du litige, s’il fallait revenir à l’état antérieur de la réglementation. Cette question doit également être approfondie.

Intérêt de la décision

Cet arrêt de la Cour du travail de Liège, très documenté sur la question du standstill, tant en doctrine qu’en jurisprudence, se positionne dans la ligne qui, dans la vérification de la violation du principe de standstill, prend en considération la situation particulière de l’assuré social, considérant que le contrôle objectif de légalité n’exclut pas la prise en compte de celle-ci.

La cour renvoie, en ce qui concerne les difficultés liées à l’articulation entre le contentieux de droit subjectif et le contrôle de légalité objectif, à la doctrine de J.-Fr. NEVEN (J.-Fr. NEVEN, « Les droits sociaux et l’article 23 de la Constitution : une jurisprudence sous tensions », Pli juridique, 2020/51, p. 38).

Il appartient dès lors au demandeur en justice d’établir le recul significatif de son niveau personnel de protection sociale. Pour l’examen de celui-ci, la cour donne diverses indications quant aux critères d’appréciation, quant à la nécessité d’écarter l’existence de mécanismes compensatoires existants (C.P.A.S.) et quant à la période. Elle précise encore que la comparaison de la situation avant/après ne se limite pas à une comparaison chiffrée, mais que doit être pris en compte le niveau de protection sociale dans son ensemble.


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