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Maladie professionnelle : modification de la demande en cours d’instance

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 23 mai 2022, R.G. 2019/AB/275

Mis en ligne le mardi 29 novembre 2022


Cour du travail de Bruxelles, 23 mai 2022, R.G. 2019/AB/275

Terra Laboris

Dans un arrêt du 23 mai 2022, la Cour du travail de Bruxelles rappelle qu’en vertu du principe de la conception factuelle de la cause de la demande, une demande introduite dans le cadre de l’article 30 des lois coordonnées peut être examinée dans celui de l’article 30bis, le juge étant tenu de déterminer les règles juridiques applicables aux faits invoqués à l’appui de celle-ci, en l’occurrence l’indemnisation d’une maladie professionnelle : c’est lui qui in fine détermine s’il s’agit d’une maladie de la liste ou hors liste.

Les faits

Un travailleur né en 1915 a été indemnisé à partir de 1979 pour une maladie professionnelle de silicose. Il a pris sa pension en 1980 et a alors introduit une demande d’indemnisation pour une autre maladie professionnelle, étant une maladie de la liste (maladie ostéo-articulaire ou angioneurotique provoquée par des vibrations mécaniques).

Un recours a été formé devant le Tribunal du travail de Bruxelles en 1984 et une expertise a été ordonnée, s’agissant de déterminer les séquelles de la maladie professionnelle. Celles-ci ont été entérinées par jugement du 28 octobre 1988, avec un taux global d’incapacité de 12%, l’expert ayant retenu l’existence d’une maladie de la liste.

Celui-ci ayant également conclu à la présence de la maladie de Dupuytren (qui ne figure pas sur la liste), le tribunal a également interrogé la Cour de Justice sur l’effet direct de la liste européenne des maladies professionnelles. A cette question, la Cour a répondu par arrêt du 13 décembre 1989 que les Etats doivent prendre les recommandations des Communautés européennes en considération en vue de la solution des litiges qui leur sont soumis, notamment lorsqu’elles sont de nature à l’éclairer sur l’interprétation d’autres dispositions nationales et communautaires.

Une expertise complémentaire a été ordonnée et, suite à l’appel du F.M.P. (actuellement FEDRIS), l’affaire a été portée devant la cour. L’intéressé est décédé le 19 novembre 2000 et la cause a été reprise par son épouse et leurs deux enfants.

La cour du travail a confirmé dans un arrêt du 5 mai 2003 la mission complémentaire qui avait été confiée par le tribunal à l’expert et cette expertise s’est poursuivie, le tribunal rendant un nouveau jugement le 6 mai 2008, désignant un nouvel expert avec une nouvelle mission. Appel de ce jugement a été interjeté par le F.M.P.

La cour a donc de nouveau été saisie et, par un arrêt du 21 novembre 2012, elle a confirmé la décision du tribunal, qui avait décidé l’écartement du rapport complémentaire de l’expert.

Entre-temps, par arrêté royal du 12 octobre 2012, il y a eu intégration dans la liste belge des maladies visées par la liste européenne reprises sous le code 1.606.22 (maladie des tendons et des gaines tendineuses).

Un nouveau jugement a été nécessaire aux fins de désigner un nouvel expert, le précédent ayant déposé un rapport de carence.

Appel a de nouveau été interjeté de ce jugement. Le dernier expert désigné a conclu à un taux de 20% provoqué par la maladie de Dupuytren.

Le rapport fut adressé à la cour du travail en février 2018. Après le décès de la veuve survenu à ce moment, la procédure a été dans l’ensemble reprise par les héritiers.

Le tribunal a alors rendu un dernier jugement, entérinant le rapport d’expertise médicale judiciaire, jugement dont FEDRIS a interjeté appel.

La cour est dès lors saisie des mérites du rapport.

Les arrêts de la cour du travail

Après le dépôt du dernier rapport d’expertise, la cour a rendu deux arrêts.

L’arrêt du 10 septembre 2021

Cet arrêt pose deux questions, l’une à partir de l’article 30 des lois coordonnées et l’autre de l’article 30bis.

Dans le cadre de l’article 30, la cour a conclu que l’intéressé n’était pas atteint d’une maladie de Dupuytren et a posé la question de savoir si une indemnisation était envisageable dans le cadre de l’article 30bis, le bénéfice de cette disposition ayant été sollicité aux termes de conclusions déposées devant la cour. Celle-ci relève que cette disposition n’a été introduite dans les lois coordonnées que par la loi du 29 décembre 1990 et qu’elle n’est entrée en vigueur que le 19 janvier 1991, soit après l’introduction de la demande originaire d’indemnisation par le travailleur.

Par ailleurs, la cour réforme le jugement en ce qu’il a considéré que la maladie de Dupuytren entre dans la définition des maladies professionnelles actuellement codées sous le n° 1.606.22.

L’arrêt du 23 mai 2022

Cet arrêt va répondre aux questions posées, étant d’abord de savoir si existe la possibilité pour les intimés de se prévaloir de l’article 30bis. La cour conclut rapidement à l’existence de celle-ci, vu la conception factuelle de la cause de la demande consacrée par la jurisprudence de la Cour de cassation.

Quant aux modalités d’application dans le temps de l’article 30bis, si la demande des intimés devait être déclarée fondée en application de cet article, le droit à l’indemnisation ne pourrait couvrir qu’une période courant à partir du 19 janvier 1991 (date d’entrée en vigueur de la loi nouvelle).

Elle en vient ensuite à la reconnaissance de la maladie professionnelle dans le système ouvert, rappelant les composantes de la définition et les règles en matière de preuve. Elle s’attache, sur cette question, à la définition des termes « déterminante et directe », rappelant la doctrine de S. REMOUCHAMPS (S. REMOUCHAMPS, « La preuve en accident du travail et en maladie professionnelle, R.D.S., 2013/2, p. 496).

Elle conclut de l’examen du dossier, et particulièrement des rapports d’expertise, que l’exposition à l’influence nocive était inhérente à l’exercice de la profession de par l’usage d’un marteau-piqueur dans les deux activités exercées successivement (mineur de fond d’abord, ouvrier du bâtiment ensuite), que cette exposition était nettement plus grande que celle subie par la population en général et que, selon les connaissances médicales généralement admises, elle était de nature à provoquer la maladie, la cour retenant que, selon les termes de l’expert, elle a même provoqué celle-ci.

Elle rencontre ensuite les divers arguments de FEDRIS quant au lien causal, constatant que l’expert a correctement exécuté sa mission, ayant analysé les facteurs étiologiques présents et n’ayant, par ailleurs, pas négligé la composante génétique de la maladie de Dupuytren. Cette donnée a été intégrée dans son raisonnement et l’expert a retenu l’association de la prédisposition génétique à d’autres facteurs, dont l’exposition professionnelle. Aucun facteur n’étant par ailleurs pointé par FEDRIS comme ayant pu causer la maladie, son existence hypothétique ne peut être exclue.

Son indemnisation se voit confirmée, et ce sur la base du taux d’incapacité retenu par l’expert.

Intérêt de la décision

Dans cette procédure, qualifiée par la cour elle-même de « hors norme », se posent deux questions spécifiques.

La première est la possibilité d’introduire par voie de conclusions devant la cour une demande « hors liste », l’indemnisation sollicitée jusque-là s’étant mue dans le cadre des maladies de la liste.

La cour rappelle qu’il s’agit d’une opération de qualification juridique des faits. Elle renvoie à l’arrêt de la Cour de cassation du 12 décembre 2016 (Cass., 12 décembre 2016, n° S.15.0068.F), qui enseigne que violerait l’article 807 C.J. le juge qui, pour apprécier sur la base de cette disposition la possibilité d’étendre ou de modifier la demande dont il est saisi, considérerait que le fait invoqué dans la citation pour justifier la demande de réparation est l’existence de telle maladie figurant sous tel code de la liste dressée par l’arrêté royal du 18 mars 1969. La demande dont le juge est saisi est l’indemnisation du dommage causé par une maladie professionnelle et cette maladie est un fait distinct du cadre légal susceptible de lui offrir la reconnaissance de maladie professionnelle indemnisable à ce titre (reprenant ici les conclusions de M. l’Avocat général GENICOT avant l’arrêt de la Cour de cassation du 12 décembre 2016 ci-dessus).

Elle conclut qu’il s’agit d’une application de la conception factuelle de la cause de la demande. Le juge examine la nature juridique des faits et actes allégués par les parties et, quelle que soit la qualification juridique qui leur a été donnée, peut suppléer d’office aux motifs invoqués par elle, à la condition d’abord de ne pas soulever de contestation dont elles ont exclu l’existence et, ensuite, de se fonder uniquement sur des éléments régulièrement soumis à son appréciation, veillant en outre à ne pas modifier l’objet de la demande et à ne pas violer les droits de la défense des parties (enseignement de Cass., 8 mai 2015, n° C.14.0231.N).

Pour ce qui est du point de départ de l’indemnisation, l’arrêt contient également un enseignement important, et ce à propos du principe général du droit de la non-rétroactivité des lois. La loi nouvelle va s’appliquer non seulement aux situations qui naissent à partir de son entrée en vigueur, mais également aux effets futurs des situations nées sous l’empire de la loi antérieure, qui se prolongent sous l’empire de la loi nouvelle, et ce pour autant que cette application ne porte pas atteinte à des droits déjà irrévocablement fixés. La demande ne peut dès lors donner lieu à indemnisation qu’à partir de l’entrée en vigueur de la loi qui a introduit le système hors liste, étant le 19 janvier 1991.


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