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Conditions de l’accident du travail

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 2 mai 2022, R.G. 2021/AB/203

Mis en ligne le mardi 7 février 2023


Cour du travail de Bruxelles, 2 mai 2022, R.G. 2021/AB/203

Terra Laboris

Dans un arrêt du 2 mai 2022, la Cour du travail de Bruxelles rappelle que le critère d’anormalité est exclu de la définition de l’accident du travail, l’événement soudain à pointer par la victime ne devant pas présenter ce caractère.

Les faits

Une directrice d’un établissement de l’enseignement primaire de la Région bruxelloise a des relations professionnelles tendues avec une institutrice depuis plusieurs années. Elles sont par ailleurs toutes deux actives dans une A.S.B.L. dont l’objet social est de venir en aide aux enfants en difficulté scolaire. L’institutrice a consulté la conseillère en prévention-aspects psychosociaux de l’institution en 2019, estimant subir des faits de harcèlement.

En avril de la même année, lors d’un comité de concertation de base (CoCoBa), elle est violemment prise à partie par un permanent syndical présent. Celui-ci fait état, ainsi que cela sera relaté dans le procès-verbal de la réunion, du mal-être de plusieurs affiliés. Il est relevé dans le procès-verbal que le permanent aurait « hurlé » et « tapé violemment du plat de la main sur la table ». Suite à cette réunion, qui sera d’ailleurs écourtée, la directrice consulte son médecin généraliste, qui diagnostique un état de stress post-traumatique. Elle est mise en accident du travail pour trois jours. L’incapacité est prolongée d’environ trois mois.

Une déclaration d’accident du travail est introduite auprès de l’employeur, dans laquelle il est précisé que l’incident s’est produit tel jour à telle heure dans la salle des professeurs, au cours d’une réunion CoCoBa avec les instances syndicales. Il est identifié comme étant une agression avec menaces verbales de la part d’une enseignante et de son représentant syndical.

La Communauté française rejette l’accident, au motif qu’il n’y a pas de fait soudain au sens de la loi et de la jurisprudence en matière d’accidents du travail, s’agissant d’un geste banal. La décision de refus est suivie d’une explication, destinée à rencontrer l’objection du conseil de l’intéressée, qui avait fait valoir un défaut de motivation formelle de la décision. Le courrier estime, notamment, qu’une directrice doit être « normalement armée psychologiquement pour résister à des propos agressifs et aux critiques formulées, même de manière vive, dans le cadre d’un comité de concertation de base ».

Une procédure est introduite devant le Tribunal du travail francophone de Bruxelles. Celle-ci donne lieu à un jugement du 15 décembre 2020. L’événement soudain est admis et un expert est désigné, la lésion n’étant pas contestée.

La Communauté française interjette appel, demandant à la cour la réformation du jugement. Subsidiairement, dans l’hypothèse où il serait jugé que l’intéressée a satisfait à ses obligations probatoires – quod non –, elle sollicite qu’il soit constaté qu’elle a renversé la présomption de l’article 2 de la loi du 3 juillet 1967. A titre infiniment subsidiaire, s’il était constaté que la présomption n’était pas renversée, la Communauté française demande la désignation d’un expert chargé de déterminer la date à laquelle la demanderesse pouvait reprendre l’exercice de ses fonctions, à concurrence d’au moins la moitié de la durée normale de celles-ci (articles 18 et 32bis de l’arrêté royal du 24 janvier 1969).

La demanderesse originaire sollicite quant à elle la confirmation pure et simple du jugement ainsi que le renvoi de la cause devant le premier juge.

La décision de la cour

La cour rappelle tout d’abord que, pour qu’il puisse être question d’un accident du travail au sens de la loi du 3 juillet 1967, trois éléments doivent être réunis, étant (i) l’événement soudain, (ii) une lésion imputable au moins en partie à l’accident et (iii) la survenance de l’événement soudain dans le cours et par le fait de l’exercice des fonctions. La charge de la preuve est allégée, la victime bénéficiant de deux présomptions légales, à savoir que (i), lorsqu’est établie l’existence d’une lésion et d’un événement soudain, la lésion est présumée jusqu’à preuve du contraire trouver son origine dans un accident et que, (ii), lorsqu’il est établi que celui-ci est survenu dans le cours de l’exercice des fonctions, il y a présomption réfragable que cet accident est survenu par le fait de cet exercice.

La cour poursuit par un rappel de la présomption d’imputabilité de la lésion à l’événement soudain. Celle-ci n’est renversée que lorsque le juge acquiert la conviction qu’il est exclu avec le plus degré de vraisemblance que les lésions sont la conséquence en tout ou en partie (la cour souligne) de l’événement soudain lui-même. L’employeur public doit dès lors démontrer qu’il n’existe aucun lien, même partiel, même indirect, entre l’événement soudain et la lésion, ou encore entre l’accident et l’exercice des fonctions. Il s’agit d’établir que les lésions n’ont pas été causées ou favorisées, même partiellement, par l’événement soudain, mais qu’elles trouvent leur cause exclusive dans un autre événement ou dans une prédisposition pathologique de la victime, non modifiée, même partiellement, par l’accident, et qu’elles se seraient produites de la même manière et avec la même ampleur sans l’événement soudain.

Sur l’événement lui-même, la cour, rappelant les principes dégagés dans une abondante jurisprudence, souligne qu’il n’est pas requis que celui-ci présente une gravité particulière ni qu’il soit exceptionnel. Le caractère banal d’un geste n’est pas exclusif de cet événement, pourvu qu’il soit clairement identifié et situé dans le temps et dans l’espace.

Elle en vient ensuite à la question du stress, rappelant l’arrêt de la Cour de cassation du 13 octobre 2003 (Cass., 13 octobre 2003, n° S.02.0048.F), qui enseigne qu’une situation de stress professionnel due aux conditions de travail inhérentes à la fonction de la victime peut être constitutive d’un événement soudain en lien causal avec la lésion, en l’espèce un infarctus.

Elle souligne encore, renvoyant à la jurisprudence de la Cour du travail de Bruxelles (C. trav. Bruxelles, 21 mai 2021, R.G. 2019/AB/322), qu’un contexte préexistant de tensions relationnelles perçu comme constitutif de harcèlement moral n’exclut pas la mise en évidence d’un événement soudain. Dès lors qu’est établi un événement précis qui a engendré une lésion, il importe peu que le travailleur ait été en état de stress en raison de tensions relationnelles au cours d’une période antérieure à l’accident.

La cour reprend ensuite longuement l’appréciation du premier juge, qui a considéré que les agressions verbales n’étaient pas remises en cause par la Communauté française mais que celle-ci estimait « qu’une directrice doit être normalement armée psychologiquement pour résister à des propos agressifs et aux critiques formulées », et ce même de manière vive, dans le cadre d’un comité de concertation de base, de tels faits ne pouvant constituer un événement soudain, au risque de voir toute dispute ou altercation entre la direction d’un établissement scolaire et un représentant syndical dégénérer en accident du travail. A cette position de la Communauté française, le tribunal a répondu que la référence à une « directrice normale » revient à ajouter une condition d’anormalité à l’événement soudain, condition qui a été écartée par la jurisprudence constante de la Cour de cassation.

Pour la cour, il s’agit d’une analyse parfaite de la situation, le tribunal ayant donné à la notion d’événement soudain une acception conforme à l’article 2, alinéa 5, de la loi du 3 juillet 1967.

Elle rejette dès lors les arguments de la Communauté française sur ce point.

Quant à la lésion, le certificat médical du médecin-traitant étant considéré par l’employeur comme « extrêmement laconique », la cour considère que celui-ci fait preuve à suffisance de droit de la lésion subie, un certificat médical pouvant se définir comme étant un écrit dans lequel un homme de l’art décrit, après examen et d’après sa conviction personnelle, l’état de santé d’un individu et qui est destiné à produire des effets juridiques. Un certificat n’exprime que l’opinion médicale du médecin qui l’établit et est susceptible de contestation. Celui-ci est destiné à faire preuve et est relatif à des faits juridiques. Pour la cour (renvoyant à M. DELANGE, « Le certificat médical en droit du travail », Ors., 2003, p. 21), c’est « une expertise unilatérale, l’avis d’une personne dotée d’un savoir particulier sur le fait qu’elle constate ». Il a valeur de présomption. Le juge apprécie souverainement en fait la valeur probante d’un tel certificat, pour autant qu’il ne viole pas la foi due aux actes.

La cour en vient enfin à la question de savoir si la présomption de lien causal entre l’événement soudain et la lésion est renversée. Elle conclut par la négative. La lésion étant jusqu’à preuve du contraire présumée trouver son origine dans l’accident, elle ne peut être renversée que par la preuve, qui incombe à l’employeur, qu’il est exclu, avec le plus haut degré de vraisemblance médicale, que cette lésion soit une conséquence, même partielle, de l’événement soudain.

Il y a dès lors lieu de confirmer la mesure d’expertise ordonnée par le premier juge. La cour retient que la mission que celui-ci lui a donnée est pertinente, sous réserve d’être complétée afin qu’il puisse être tenu compte de la possibilité de reprise du travail à temps partiel telle qu’organisée par l’article 32bis de l’arrêté royal du 24 janvier 1969.

La cause est en conséquence renvoyée au premier juge, en application de l’article 1068, alinéa 2, C.J., dans la mesure où la mesure d’instruction a été confirmée.

Intérêt de la décision

La Cour du travail de Bruxelles fait dans cet arrêt un rappel strict des principes légaux permettant de retenir l’existence d’un accident du travail. Ce rappel passe par la triple obligation de preuve dans le chef de la victime et celui de l’existence des deux présomptions légales destinées à faciliter la charge de la preuve, dont le mécanisme est identique dans le secteur privé et dans le secteur public.

L’intérêt de la décision est de rappeler que – contrairement à ce qu’il pourrait être soutenu – un travailleur (contractuel ou statutaire) ne peut se voir imposer d’avoir – eu égard à la nature particulière de ses fonctions, susceptible de l’exposer à des relations professionnelles tendues ou, comme en l’occurrence, à des agressions verbales – la « résistance physique et mentale suffisante » pour surmonter ce fait d’agression.

L’employeur a, depuis le début de la procédure, soutenu que des fonctions de direction doivent impliquer que celui qui les occupe doit pouvoir faire face à un incident usuel et être armé psychologiquement en vue d’une telle éventualité. Ainsi que le premier juge l’a souligné, il s’agirait ici de se référer au comportement d’une « directrice normale », position qui aboutit à réintroduire dans la notion d’accident du travail une condition qui a été écartée dès avant la loi du 10 avril 1971, étant que le fait pointé comme événement soudain doit avoir un caractère anormal.

Soulignons, à propos de la reconnaissance d’un choc psychologique comme constitutif d’un événement soudain, que la Cour du travail de Bruxelles a rendu un autre arrêt, en date du 25 avril 2022 (C. trav. Bruxelles, 25 avril 2022, R.G. 2020/AB/183), à propos d’un commissaire divisionnaire de la Police fédérale, victime d’un tel choc psychologique après avoir été suspendu de ses fonctions d’une manière considérée par lui injuste. La cour du travail y a rappelé les mêmes principes, faisant des développements identiques pour ce qui est du droit. Elle considère en l’espèce que l’événement soudain résultait d’un complexe factuel ayant énervé à répétition et dans un laps de temps serré l’état émotionnel de l’intéressé, déclenché par l’annonce d’une suspension de fonctions et renforcé ensuite par le remplacement de cette suspension par la proposition d’une sanction de blâme ainsi que le relèvement de 70% de ses fonctions, outre un retrait d’arme. Pour la cour, l’événement soudain y a pris la forme d’une action engagée dès l’annonce de la suspension et prolongée sur une période brève nettement circonscrite, clairement identifiée et située dans le temps et dans l’espace.


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