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Cotisations de sécurité sociale : conditions de la réduction pour premiers engagements

Commentaire de C. trav. Liège (div. Liège), 24 mai 2022, R.G. 2021/AL/238

Mis en ligne le mardi 21 février 2023


Cour du travail de Liège (division Liège), 24 mai 2022, R.G. 2021/AL/238

Terra Laboris

Dans un arrêt du 24 mai 2022, la Cour du travail de Liège (division Liège) reprend les critères socio-économiques permettant de vérifier si les réductions de cotisations sociales pour premiers engagements peuvent être refusées par l’O.N.S.S.

Les faits

Une société a sollicité une réduction des cotisations sociales (réduction groupes-cibles « premiers engagements ») pour six travailleurs, s’agissant, selon ses explications, des premiers membres du personnel occupé. Elle obtient ces réductions, qui couvrent la période du premier trimestre 2018 au deuxième trimestre 2019.

L’O.N.S.S. revient toutefois sur sa décision et supprime ces réductions par courrier du 7 août 2019. Il estime en effet que cette société forme une unité technique d’exploitation avec cinq autres, considérant qu’il y a des liens entre l’ensemble de celles-ci. Ainsi, une identité de dirigeants, des travailleurs communs, le caractère identique ou, à tout le moins, complémentaire des activités exercées, l’existence de sièges sociaux ou d’unités d’établissement identiques, et encore l’appartenance de l’ensemble de ces sociétés à un groupe identifié. Ces liens existent soit entre toutes les sociétés, soit entre certaines d’entre elles.

La société paie sous réserve mais conteste la décision de l’O.N.S.S. Elle introduit un recours devant le Tribunal du travail de Liège. Elle demande le remboursement des montants payés, à majorer des intérêts moratoires et judiciaires au taux légal jusqu’au parfait paiement.

Par jugement du 8 février 2021, le recours a été déclaré non fondé et la société a été condamnée aux dépens. Elle interjette dès lors le présent appel devant la cour du travail aux fins de faire mettre à néant le jugement rendu.

Position de la société devant la cour

La société fait valoir, en premier lieu, que c’est l’O.N.S.S. qui a la charge de la preuve de l’existence d’une unité technique d’exploitation.

Elle conteste également les critères. Pour ce qui est du critère social, elle plaide qu’il y a une réelle création d’emplois. Elle considère que le fait qu’une même personne soit administrateur de plusieurs sociétés n’est pas suffisant pour conclure à l’existence d’une même unité technique d’exploitation. Sur le critère économique, s’agissant d’une entreprise de transport, elle expose que ses activités sont distinctes de celles des autres sociétés, étant effectuées dans le cadre de la logistique par bateau et/ou chemin de fer, sous la forme d’une « trimodalité ». Il s’agirait d’une activité à part, le concept de plateforme multimodale étant novateur. Les autres sociétés ont, selon elle, des activités distinctes, étant le transport par route, le stockage, etc., alors qu’elle fonctionne de manière totalement autonome, étant la seule active au sein du Trilogiport de Liège et n’utilisant de ce fait ni les mêmes infrastructures ni le même matériel que les autres sociétés.

Sur le lieu d’exercice de l’activité, elle souligne que, si certains autres établissements sont proches, d’autres sont disséminés dans le pays. La clientèle serait majoritairement distincte, de même que le règlement de travail. Par ailleurs, les élections sociales se tiennent séparément et les codes Nacebel ne permettent pas davantage de conclure au rattachement économique.

La décision de la cour

La cour rappelle les principes dégagés par la loi-programme (I) du 24 décembre 2002. Elle renvoie particulièrement à une réponse donnée par le ministre des affaires sociales le 13 novembre 1998 à une question parlementaire (Question n° 676 du 5 octobre 1998, Bull. Q & R, Sess. ordin., 1998-1999, n° 151, p. 20.583). Celui-ci a expliqué que la situation est d’abord appréciée en partant du critère social et qu’il peut seulement être question d’une même unité technique d’exploitation si, dans deux entités juridiques qui se succèdent, au moins une personne commune y travaille, comme travailleur, comme gérant, ou encore en une autre qualité. Il est sans importance que cette personne ait la même qualité dans les deux entités. Si cette condition est remplie, la situation est examinée plus avant sur la base de trois critères :

  • L’activité s’exerce-t-elle au même endroit ou dans les environs immédiats ?
  • Les activités sont-elles identiques, similaires ou complémentaires ?
  • Le matériel d’exploitation (en tout ou en partie) est-il le même ?

Ces critères doivent être examinés dans leur ensemble mais ne doivent pas nécessairement être réunis.

La cour renvoie également aux travaux préparatoires de la loi-programme du 22 décembre 2003 (Exp., Doc. parl., Ch. Repr., 24 novembre 2003, DOC 51 n° 0473/001, p. 35). L’apport de la loi a été d’insister sur la réelle création d’emplois exigée pour bénéficier de la réduction des cotisations. S’agissant de vérifier la réunion de critères socio-économiques, les travaux préparatoires précisent que « (…) il y a lieu d’examiner si l’entité qui occupe le travailleur nouvellement engagé est socialement et économiquement interdépendante de l’entité qui occupait le travailleur qu’il remplace, au cours des douze mois précédant son engagement ». Et la cour du travail de reprendre la jurisprudence de la Cour de cassation, qui s’inscrit dans le droit fil de ces termes (Cass., 29 avril 2013, n° S.12.0096.N).

Appliquant ces principes, la cour examine dès lors l’existence du critère social. Elle conclut rapidement qu’il est incontestablement rencontré, vu la présence dans les diverses sociétés d’un membre du conseil d’administration, de même que le transfert d’une série de travailleurs entre sociétés (la cour constatant que ce transfert n’est pas contesté mais « minimisé »).

Sur le plan du critère économique, est pointée en premier lieu l’appartenance à un même groupe. La cour souligne que, dans les extraits internet produits par l’O.N.S.S., l’accent est mis sur l’appartenance à celui-ci, chaque société étant présentée dans les mêmes termes et cette présentation débutant par l’activité du groupe lui-même. Pour la cour, si les activités exercées sont différentes, elles n’en restent pas moins complémentaires, relevant du secteur du transport et/ou de la logistique, les spécificités des sociétés (lieu d’implantation, matériel utilisé, etc.) ne permettant pas de remettre en cause ce caractère complémentaire.

Enfin, des recoupements importants sont constatés au niveau des sièges sociaux ainsi que des unités d’établissement. La cour en conclut que les indices sont suffisamment forts sur le plan économique pour conclure à l’existence du critère.

Le recours est dès lors rejeté.

Intérêt de la décision

La jurisprudence n’est pas rare sur la question tranchée. L’intérêt de cet arrêt de la Cour du travail de Liège du 24 mai 2022 est de s’être appuyé directement sur la méthode d’examen dégagée par le ministre dans la réponse à la question parlementaire donnée le 16 novembre 1998 dans le cadre du texte applicable à l’époque.

Si les principes généraux sont connus, tant en ce qui concerne l’exigence des critères socio-économiques que la définition de l’unité technique d’exploitation dans le cadre de cette législation, la méthode d’examen est intéressante, puisqu’elle permet de ne pas confondre les éléments à retenir ainsi que les critères eux-mêmes. En premier lieu, s’impose l’examen du critère social, étant qu’il suffit que soit constatée « au moins une personne commune (qui) y travaille (comme travailleur, comme gérant, ou en toute autre qualité) ». Il est souligné que la qualité de la personne dans les deux entités est sans importance.

Dès lors que cette condition est remplie, l’examen du critère économique intervient en trois phases, la première d’entre elles étant la proximité géographique de l’exercice de l’activité, la seconde la nature des activités elles-mêmes (identique, similaire ou complémentaire) et, enfin, le matériel d’exploitation.

La question de savoir si ces critères doivent être réunis est abordée par le ministre de la manière suivante : ils sont examinés dans leur ensemble mais ne doivent pas nécessairement être remplis ensemble.

En jurisprudence, c’est souvent la question de la nature des activités (complémentaire, connexe ou liée) qui fait l’objet d’examen.

L’on peut relever à cet égard que :

  • Dès lors qu’est constaté d’une part que les activités économiques des deux sociétés sont complémentaires, connexes ou liées et qu’est également retenue une cohésion sociale, la circonstance qu’elles s’adressent à une clientèle distincte ou qu’elles n’ont pas de siège social ou de siège d’exploitation commun est indifférente. Il est en l’occurrence relevé que les modèles des contrats de travail sont identiques, ce qui implique une administration commune sur le plan de la gestion du personnel (C. trav. Bruxelles, 21 avril 2022, R.G. 2021/AB/105) ;
  • Sont considérées complémentaires les activités de réviseur d’entreprise (pour une société) et celles d’expert-comptable et conseil fiscal (pour l’autre), celles-ci étant susceptibles de s’adresser totalement ou partiellement à une même clientèle (d’autant qu’en l’espèce, elles sont situées à des adresses relativement proches). Le critère social est rencontré dès lors que la même personne intervient comme représentant des deux sociétés visées (C. trav. Bruxelles, 28 avril 2021, R.G. 2019/AB/466) ;
  • L’objet social des deux sociétés est identique (à tout le moins complémentaire et/ou similaire) dès lors qu’il s’agit de sociétés actives dans le secteur de la comptabilité et de la consultance fiscale et de services associés, notamment sur le plan juridique (C. trav. Bruxelles, 15 avril 2021, R.G. 2019/AB/474).

Enfin, sur la preuve, contrairement à ce que soutenait la société dans l’affaire tranchée par la Cour du travail de Liège dans l’arrêt annoté, elle n’est pas à charge de l’O.N.S.S. La Cour du travail de Liège a en effet rappelé les règles dans un précédent arrêt du 9 mars 2022 (C. trav. Liège, div. Liège, 9 mars 2022, R.G. 2020/AL/563 – précédemment commenté), ayant jugé que c’est à l’O.N.S.S., qui réclame le paiement de cotisations sociales et qui a la qualité de créancier, de prouver l’assujettissement de l’employeur au sens de la législation. Si l’employeur, assigné en justice en paiement, soutient que les cotisations ne sont pas dues dans la mesure où il aurait droit à une réduction, ce n’est pas à l’O.N.S.S. d’apporter la preuve que l’employeur ne peut pas bénéficier de celle-ci, et donc plus particulièrement en l’espèce qu’il n’est pas un nouvel employeur, mais bien à ce dernier d’établir qu’il répond à cette définition.


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