Commentaire de C. trav. Liège (div. Neufchâteau), 8 juin 2022, R.G. 2021/AU/47
Mis en ligne le mardi 21 février 2023
Cour du travail de Liège (division Neufchâteau), 8 juin 2022, R.G. 2021/AU/47
Terra Laboris
Par arrêt du 8 juin 2022, la Cour du travail de Liège (division Neufchâteau) reprend les effets de la modification législative intervenue dans le secteur des allocations familiales en 2013 à propos de la prescription de l’action en récupération en cas de manœuvres frauduleuses ou de déclarations fausses ou sciemment incomplètes, la modification affectant non seulement le point de départ du délai, mais également la durée de celui-ci.
Les faits
Une mère de famille, ayant cinq enfants, a déclaré vivre seule, étant séparée de son conjoint depuis mars 2011. Elle a dès lors perçu les allocations majorées au taux « famille monoparentale », conformément à l’article 41 de la loi générale relative aux allocations familiales. En 2019, l’auditorat du travail a transmis à FAMIFED les résultats d’une enquête au sujet d’une cohabitation présumée avec le conjoint.
Une décision de récupération d’indu portant sur la période de juillet 2015 à décembre 2019 a dès lors été prise par FAMIWAL. Il s’agit d’un montant de l’ordre de 3.000 euros. Les manœuvres frauduleuses ou déclarations fausses ou volontairement incomplètes sont retenues, celles-ci justifiant que le délai de cinq ans soit appliqué à partir de la connaissance de la situation de fraude par la caisse d’allocations familiales.
Une décision complémentaire sera notifiée ultérieurement, au motif que la mère forme un ménage de fait, décision portant sur la période d’avril à juillet 2011 et de janvier 2012 à juin 2015. La même motivation est retenue en ce qui concerne le délai de prescription.
Une troisième décision intervient également concernant un indu de la période d’août à décembre 2011, avec toujours la même motivation.
Un recours est introduit par l’intéressée devant le Tribunal du travail de Liège (division Marche-en-Famenne).
Il est partiellement accueilli par jugement du 18 août 2021, la réclamation de FAMIWAL pour la période du 1er avril 2011 au 31 juillet 2013 étant jugée prescrite. Les autres décisions sont confirmées.
FAMIWAL interjette appel, vu la reconnaissance par le tribunal de la prescription pour la période du 1er avril 2011 au 31 juillet 2013.
Position des parties devant la cour
La caisse fait notamment valoir qu’il est établi qu’il y a eu vie commune pendant la période litigieuse et que les manœuvres frauduleuses et les déclarations fausses ou sciemment incomplètes sont avérées, au vu de l’usage impropre du registre national ainsi que des informations mentionnées sur les formulaires de contrôle.
Sur la prescription, elle considère qu’il faut renvoyer à l’article 120bis de la loi générale relatif aux actions en récupération, disposition modifiée avec effet au 1er août 2013 (auparavant, le délai de prescription prenant cours à partir du paiement des allocations et, depuis cette date, à partir de la date à laquelle l’institution a eu connaissance de la fraude, du dol ou des manœuvres frauduleuses). Lorsque la loi nouvelle prévoit un délai de prescription plus long que la loi ancienne, le nouveau délai s’applique immédiatement, dès lors que l’ancien délai n’est pas encore expiré au jour de l’entrée en vigueur de la loi nouvelle. Pour ce qui est des allocations entre le 1er avril 2011 et le 31 juillet 2013, l’action en récupération n’était pas prescrite lors de l’entrée en vigueur de la modification législative le 1er août 2013.
Pour l’intimée, il y a lieu de confirmer la prescription pour cette partie de la réclamation et, pour ce qui n’est pas prescrit, de constater l’absence de cohabitation. Subsidiairement, si celle-ci était établie, elle sollicite de la cour que soit constatée l’absence de manœuvres frauduleuses ou de déclarations fausses ou sciemment incomplètes, permettant de réduire le délai de prescription. Elle ajoute encore des éléments de fait en ce qui concerne les conditions de vie du couple ainsi que le règlement en commun des questions ménagères. Elle produit enfin un jugement du tribunal de la famille, qui acte les modalités d’hébergement des enfants en commun et fixe la part contributive du père, qui a été payée.
La décision de la cour
La cour examine en premier lieu le caractère fictif ou non de la séparation. Elle constate l’existence de nombreux indices convergents, qui indiquent que la cohabitation a été poursuivie. Il s’agit de procès-verbaux d’auditions de la police, ainsi que des résultats d’un contrôle de FAMIFED. La cour relève également que, depuis janvier 2020, le couple vit de nouveau officiellement ensemble.
La cohabitation et l’existence d’un ménage permettant le partage des ressources et charges sont ainsi dûment démontrées. Il appartient dès lors à la mère de rapporter la preuve contraire, ce qu’elle ne fait pas.
La cour retient également l’existence de manœuvres frauduleuses et de déclarations fausses ou sciemment incomplètes, s’agissant de domiciliations distinctes fictives renseignées au registre national ainsi que de déclarations inexactes reprises sur les formulaires de contrôle.
Quant à la prescription applicable, elle reprend l’article 97 du décret du 8 février 2018 relatif à la gestion et au paiement des prestations familiales, qui confirme le délai de cinq ans de prescription en cas de prestations obtenues à la suite de manœuvres frauduleuses ou de déclarations fausses ou sciemment incomplètes, le délai prenant cours à la date à laquelle la caisse a eu connaissance de la fraude, du dol ou des manœuvres en cause. La cour rappelle qu’une disposition similaire existait déjà dans la loi générale. Il s’agit de l’article 120bis. Le délai de cinq ans étant applicable, elle note que, jusqu’au 1er août 2013, il prenait cours à la date à laquelle le paiement avait été effectué et non à la date de la connaissance. Le tribunal a – comme la cour le relève – appliqué, pour la période antérieure, l’article 120bis « ancienne version ».
Elle s’écarte de cette position, renvoyant à la doctrine de J.-F. FUNCK (J.-F. FUNCK, « Prescription et délai raisonnable en sécurité sociale : questions d’actualité », Questions spéciales de droit social, Bruxelles, Larcier, 2014, pp. 179 et s.), qui a souligné que, pour les actions introduites après le 1er août 2013, la prescription définitivement acquise sous l’empire de la loi ancienne le reste, même si la fraude est connue ultérieurement, l’auteur donnant l’exemple de sommes payées avant le 1er août 2008 et n’ayant pas fait l’objet d’un acte interruptif de prescription. La cour cite également M. MARCHANDISE (M. MARCHANDISE, De Page – Traité de droit social belge. Tome VI : La prescription, 1re éd., 2014, Bruxelles, Bruylant, pp. 334 et s.), qui a précisé que, si le point de départ déterminé selon les règles nouvelles est postérieur au point de départ déterminé selon les anciennes, il faut raisonner comme dans l’hypothèse d’un allongement du délai de prescription et retenir ce nouveau point de départ, plus favorable au demandeur, pour toutes les actions qui n’étaient pas prescrites au jour de l’entrée en vigueur de la loi nouvelle.
Pour la cour, il en résulte qu’aucun des montants réclamés dans les décisions litigieuses n’est prescrit. Elle réforme dès lors le jugement dont appel dans cette mesure.
Intérêt de la décision
La modification intervenue en 2013 en matière de récupération d’indu dans le secteur des allocations familiales est connue, le point de départ du délai de prescription de l’action en récupération ayant été fondamentalement revu en cas de manœuvres frauduleuses ou de déclarations fausses ou sciemment incomplètes. Il ne s’agit plus de considérer, en vertu d’une règle générale, le moment du paiement des prestations, mais celui où la caisse a eu connaissance desdites manœuvres ou déclarations litigieuses. Ceci permet d’allonger considérablement le délai de prescription de cette action en récupération, ce que démontre d’ailleurs l’arrêt de la Cour du travail de Liège du 8 juin 2022 commenté.
Son intérêt doctrinal est le renvoi à la contribution de J.-F. FUNCK ainsi qu’à celle de M. MARCHANDISE dans le Traité De Page, toutes deux citées.
La modification intervenue en 2013 porte, comme on l’a vu, non seulement sur le point de départ, mais également sur la longueur du délai. Pour autant que le délai ancien ne soit pas écoulé au jour de l’entrée en vigueur de la loi nouvelle, on applique le délai nouveau calculé depuis le point de départ initial.
L’on peut encore reprendre sur la question l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 21 janvier 2021 (C. const., 21 janvier 2021, n° 9/21), qui a conclu à la non-violation des normes constitutionnelles. La fixation du point de départ du délai de prescription à la connaissance, par l’institution de sécurité sociale, de la fraude, du dol ou des manœuvres frauduleuses de l’assuré social tend à lutter contre la fraude sociale, dans le respect d’un juste équilibre entre l’objectif de sécurité juridique que poursuit un délai de prescription, la protection des assurés sociaux et le souci d’assurer l’effectivité de la récupération de sommes frauduleusement obtenues. L’article 120bis, alinéa 3, de la loi générale du 19 décembre 1939 relative aux allocations familiales et l’article 30/2 de la loi du 29 juin 1981 établissant les principes généraux de la sécurité sociale des travailleurs salariés, respectivement modifié et inséré par les articles 49 et 55 de la loi-programme du 28 juin 2013, ne violent pas les articles 10 et 11 de la Constitution, lus isolément ou en combinaison avec son article 23.