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Libre circulation et droit à l’aide sociale

Commentaire de C. trav. Liège (div. Liège), 13 juin 2022, R.G. 2021/AL/407

Mis en ligne le mardi 28 mars 2023


Cour du travail de Liège (division Liège), 13 juin 2022, R.G. 2021/AL/407

Terra Laboris

Dans un arrêt du 13 juin 2022, la Cour du travail de Liège rappelle la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne sur le droit à l’aide sociale dans le chef des étrangers citoyens de l’Union européenne ayant exercé leur droit à la libre circulation.

Les faits

Un citoyen de nationalité italienne, né en Belgique et y ayant vécu plus de cinquante ans, a quitté le Royaume en 2012. Il a, dans un premier temps, travaillé en Italie et, ensuite, à Malte, successivement en qualité de travailleur salarié et d’indépendant. Il est alors revenu en Belgique, au motif de difficultés importantes à poursuivre son activité professionnelle eu égard à la pandémie de coronavirus en 2020. Il s’est adressé au C.P.A.S., se déclarant sans ressources et isolé. Il s’est également inscrit au chômage sur une plateforme d’économie collaborative le 1er janvier 2021.

Le C.P.A.S. a refusé d’intervenir, au motif que l’intéressé était radié d’office du registre de la population et que la Carte E+ dont il était titulaire a pris fin en date du 3 janvier 2013, de telle sorte qu’il ne dispose pas d’un titre de séjour régulier, ne remplissant ainsi pas les conditions d’octroi du revenu d’intégration sociale.

Un recours a été formé devant le Tribunal du travail de Liège (division Liège), dans lequel le C.P.A.S. fait valoir l’article 3, 3°, 2e tiret, de la loi du 26 mai 2002 concernant le droit à l’intégration sociale (droit de séjour de plus de trois mois), l’article 57quinquies de la loi du 8 juillet 1976 organique des centres publics d’action sociale (absence de droit à une aide sociale pendant les trois premiers mois du séjour), ainsi qu’une circulaire du 5 août 2014 interprétant les deux dispositions ci-dessus (considérant que celles-ci ont pour effet concret que l’intéressé, qui est en possession d’une Annexe 19, n’a pas droit à l’aide sociale).

Le jugement du tribunal

Le tribunal a statué par jugement du 29 juin 2021. Il a estimé que la situation de l’intéressé ne relevait pas du « tourisme social » (contre lequel veulent lutter l’article 24, § 2, de la Directive n° 2004/38/CE ainsi que l’article 57quinquies ci-dessus, qui applique cette disposition en droit interne).

Pour le tribunal, la Belgique est le pays d’attache de l’intéressé, étant le pays où il a eu un droit de séjour permanent jusqu’en 2015. La conformité de l’article 57quinquies à la Directive n° 2004/38/CE n’interdit pas au juge de questionner la proportionnalité de l’atteinte faite aux droits qu’il tire directement du T.F.U.E. en raison de sa citoyenneté européenne.

Le tribunal a conclu à la contrariété en l’espèce de cette disposition au T.F.U.E. ainsi qu’à la Charte des droits fondamentaux. Pour lui, en privant l’intéressé de tout droit à l’aide sociale aussi longtemps qu’il sera en Belgique au titre de ressortissant d’un pays de l’Union qui a demandé à y séjourner en tant que demandeur d’emploi – et ce sans limite dans le temps –, cette disposition va au-delà de ce qui est nécessaire pour limiter le phénomène du « tourisme social » ou pour empêcher que l’aide sociale due aux ressortissants européens ne devienne une charge déraisonnable pour le système d’assurance sociale. Cette disposition a dès lors été écartée au profit du T.F.U.E. et de la Charte.

Le C.P.A.S. a interjeté appel.

Position du C.P.A.S. devant la cour

Le C.P.A.S. plaide que l’article 57quinquies ne permet pas l’octroi d’une aide sociale pendant toute la période où l’intéressée réside sur le territoire belge en qualité de chercheur d’emploi, la Cour de Justice ayant estimé que le fait de refuser aux citoyens de l’Union européenne dont le droit de séjour n’est justifié que par la recherche d’un emploi le bénéfice de certaines prestations sociales n’est pas contraire au principe d’égalité de traitement consacré par le T.F.U.E. Il réserve également des développements en ce qui concerne l’état de besoin en l’espèce.

L’avis du ministère public

Sur l’article 57quinquies de la loi du 8 juillet 1976, le ministère public estime qu’il n’y a pas lieu d’écarter cette disposition, s’agissant d’une application conforme en droit interne de l’article 24, § 2, de la Directive n° 2004/38/CE, les objectifs de celle-ci étant rencontrés. De même sur le T.F.U.E. en ce qu’il exclut du droit à l’aide sociale et à l’intégration sociale tout citoyen de l’Union européenne qui n’a pas ou ne conserve pas le statut de travailleur. Il demande que soit vérifié si l’intéressé n’a pas acquis puis conservé ce statut en cours de procédure, vu qu’il a pu accomplir des prestations dans le cadre de la plateforme où il s’était inscrit.

La décision de la cour

Après un rappel circonstancié des conditions d’octroi du revenu d’intégration sociale et de l’aide sociale (en ce compris pour la question des arriérés de cette dernière), la cour examine l’apport du droit européen en la matière. Elle dit ne pouvoir mieux faire que de reprendre l’avis du ministère public sur la question (avis écrit déposé).

Cet avis reprend l’arrêt de la Cour de Justice du 17 décembre 2020 (C.J.U.E., 17 décembre 2020, Aff. n° C-710/19, G. M. A. c/ ETAT BELGE, EU:C:2020:1037), qui a jugé que, même lorsqu’un citoyen de l’Union entre sur le territoire d’un Etat membre d’accueil dans l’intention d’y rechercher un emploi, son droit de séjour relève, au cours des trois premiers mois, de l’article 6 de la Directive n° 2004/38. L’article 14, § 4, b), de celle-ci garantit qu’il ne peut en aucun cas faire l’objet d’une mesure d’éloignement tant qu’il est en mesure de faire la preuve qu’il continue à chercher un emploi et qu’il a des chances réelles d’être engagé. Il doit introduire une demande d’attestation d’enregistrement et reçoit une Annexe 19. Il peut alors fournir les documents attestant sa qualité et autres informations nécessaires à établir sa situation réelle. Une fois les vérifications effectuées, il reçoit une Annexe 8 et peut demander une carte électronique.

Le titre de séjour a un caractère déclaratif. Le citoyen européen est présumé jouir du droit de séjour dès l’introduction de la demande. Celui-ci va dès lors rétroagir à cette date (citant ici la doctrine de H. MORMONT et J.-Fr. NEVEN, « L’aide sociale et le droit à l’intégration sociale en faveur des ressortissants européens », in Questions spéciales de droit social, Bruxelles, Larcier, 2014, p. 18), la cour renvoyant également à plusieurs arrêts de la Cour de Justice.

La cour du travail rappelle l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 30 juin 2014 (n° 95/2014), qui a annulé l’article 12 de la loi du 19 janvier 2012 (qui était venue modifier l’article 57quinquies de la loi du 8 juillet 1976, en ce qui concerne les restrictions que cette disposition apportait aux droits des citoyens de l’Union, non belges, qui ont ou qui conservent le statut de travailleur (salarié ou non salarié), ainsi qu’aux membres de leur famille séjournant légalement sur le territoire.

Le recours à la Cour constitutionnelle fut rejeté pour ce qui concerne les demandeurs d’emploi, les prestations d’aide sociale accordées par le C.P.A.S. ne pouvant pas être considérées comme des prestations de nature financière destinées à faciliter l’accès à l’emploi sur le marché du travail au sens de la jurisprudence de la Cour de Justice.

Vient ensuite l’examen de la portée de la Directive n° 2004/38, qui s’inscrit dans l’objectif de réaliser la libre circulation des citoyens de l’Union européenne et établit à cette fin une gradation de la durée du droit de séjour reconnue à tout citoyen : séjour de moins de trois mois (article 6), séjour de plus de trois mois (article 7) et séjour permanent (article 16).

Le droit à l’égalité de traitement étant garanti aux citoyens de l’Union qui séjournent sur le territoire de l’Etat membre d’accueil, au même titre qu’aux ressortissants de cet Etat membre, il en découle que, si une personne acquiert le statut de travailleur (salarié ou non), elle ne peut être exclue du droit aux prestations d’assistance sociale en raison uniquement de sa nationalité et elle bénéficie de l’égalité de traitement par rapport aux nationaux. La notion de travailleur a une portée autonome en la matière et ne doit pas être interprétée de manière restrictive, étant visée toute personne qui exerce des activités réelles et effectives, à l’exclusion d’activités réduites au point d’être purement marginales et accessoires.

Les intentions du travailleur sont un critère indifférent. Est assimilé à un travailleur au sens de la directive, et ce même s’il n’exerce plus d’activité, le citoyen de l’Union qui se trouve au chômage involontaire (avec une condition d’occupation supérieure à un an et une exigence d’enregistrement en qualité de demandeur d’emploi au service de l’emploi compétent), de même qu’en cas de fin d’un contrat à durée déterminée inférieure à un an (et autres conditions spécifiques), situation où le statut de travailleur est conservé pendant au moins six mois.

L’arrêt poursuit en rappelant qu’en vertu de l’article 24, § 2, de la directive, un Etat membre peut exclure un citoyen de l’Union du droit aux prestations d’assistance sociale. Cette exclusion peut intervenir dans deux hypothèses.

La première est celle tranchée par la Cour de Justice dans son arrêt GARCÍA-NIETO (C.J.U.E., 25 février 2016, Aff. n° C-299/14, V.A.J.K.R. c/ GARCÍA-NIETO e.a., EU:C:2016:114), étant une exclusion durant les trois premiers mois du séjour, à la condition que l’intéressé n’ait pas ou ne conserve pas le statut de travailleur au sens de la directive. Cette faculté d’exclusion ne suppose pas un examen individuel des situations.

Par ailleurs, l’exclusion peut s’étendre sur une période plus longue, si le citoyen européen a la qualité de demandeur d’emploi, le rappel étant ici fait de l’arrêt ALIMANOVIC (C.J.U.E., 15 septembre 2015, Aff. n° C-67/14 (J.B.N. c/ ALIMANOVIC e.a., EU:C:2015:597), les intéressés ayant perdu le statut de travailleurs (délai de six mois échu) et ne pouvant faire l’objet d’une mesure d’éloignement tant qu’ils apportaient la preuve qu’ils continuaient à chercher un emploi et qu’ils avaient des chances réelles d’être engagés. Le droit au séjour sur le seul fondement de l’article 14, § 4, b) ne signifie donc pas l’octroi du droit à l’aide sociale, l’article 24, § 2, de la directive autorisant expressément l’Etat membre à refuser toute prestation d’assistance sociale dans cette situation.

L’arrêt envisage encore une troisième situation, étant celle du citoyen qui séjourne dans l’Etat membre d’accueil depuis plus de trois mois, qui n’est pas à la recherche d’un emploi et n’est pas entré sur le territoire pour y travailler. C’est l’arrêt DANO (C.J.U.E., 11 novembre 2014, Aff. n° C-333/13, DANO c/ J.L., EU:C:2014:2358). Dans cette situation, pour la durée du séjour qui dépasse trois mois, il faut faire un examen concret de la situation économique de la personne concernée en vue de déterminer si elle peut bénéficier du droit au séjour sur la base de l’article 7, § 1er, b), c’est-à-dire vérifier si elle dispose de ressources suffisantes pour subvenir à ses besoins. Il n’est pas tenu compte dans cet examen des éventuelles prestations d’assistance sociale dont elle bénéficie.

L’arrêt renvoie encore sur la question à une décision plus récente de la Cour de Justice, étant son arrêt du 15 juillet 2021 (C.J.U.E., 15 juillet 2021, Aff. n° C-709/20, C.G. c/ T.D.F.C.I.N.I., EU:C:2021:602).

Ces arrêts ne sont pas applicables, s’agissant de citoyens économiquement inactifs, n’étant pas transposables à la situation des citoyens européens qui exercent leur liberté de circulation en vue de rechercher un emploi dans un autre Etat membre.

En droit interne, la cour reprend les effets de l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 30 juin 2014, concluant que l’article 57quinquies ne peut être écarté dans le chef des ressortissants qui séjournent en Belgique en tant que demandeurs d’emploi, cette disposition étant conforme tant à la Directive n° 2004/38/CE qu’au T.F.U.E.

La cour réforme le jugement qui a procédé à un examen individuel de la situation de l’intéressé et retient que, celui-ci s’étant vu accorder un droit de séjour de plus de trois mois, qui est déclaratif, il y a lieu d’ordonner la réouverture des débats vu l’effet rétroactif du droit et l’évolution de la situation de l’intéressé, eu égard aux prestations accomplies.

Elle note encore que des zones d’ombre subsistent quant à l’état de besoin et qu’il y a lieu d’envisager séparément plusieurs périodes vu l’évolution de sa situation.

Intérêt de la décision

Cet arrêt, même s’il ne vide pas la saisine de la cour, aborde les débats théoriques en cause. La question du droit aux prestations d’aide sociale dans le chef de citoyens européens pendant les trois premiers mois de leur séjour a donné lieu à plusieurs arrêts très importants de la Cour de Justice. Ceux-ci sont examinés dans cet arrêt de la cour du travail, les diverses hypothèses tranchées dans la jurisprudence de celle-ci étant rappelées. L’accent a été mis sur l’inapplicabilité de la jurisprudence de la Cour rendue dans la situation des citoyens économiquement inactifs à l’hypothèse des travailleurs et à celle des demandeurs d’emploi.

L’arrêt précise encore très utilement la notion de travailleur au sens de la Directive n° 2004/38, qui a une portée autonome et ne doit pas être interprétée de manière restrictive.


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