Terralaboris asbl

Motif du licenciement lié aux nécessités de l’entreprise : étendue du contrôle judiciaire

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège), 7 octobre 2022, R.G. 21/298/A

Mis en ligne le vendredi 14 avril 2023


Tribunal du travail de Liège (division Liège), 7 octobre 2022, R.G. 21/298/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 7 octobre 2022, le Tribunal du travail de Liège (division Liège) retient que doit exister un rapport de proportionnalité entre le motif du licenciement et le caractère non manifestement déraisonnable de celui-ci au sens de la C.C.T. n° 109.

Les faits

Une employée du secteur pharmaceutique est en fonction depuis 2012. Elle preste à partir du siège social à Liège. En août 2018, la branche d’activité dans laquelle elle est active est cédée à une autre société et, en application de l’article 32bis, son contrat est transféré à cette dernière. Elle maintient cependant ses activités à Liège, le siège social étant quant à lui déplacé en Flandre.

Un an plus tard, l’employeur met fin à l’occupation des locaux à Liège. L’employée fait des propositions afin de permettre la poursuite des prestations de travail conformément à ses possibilités, étant de prester deux jours au siège avec une nuit sur place et, pour les trois jours restants, de travailler dans un espace de co-working près de son domicile. L’employeur objecte que le co-working lui pose problème, l’intéressée bénéficiant déjà selon lui (ce qui se révélera inexact) d’une indemnité forfaitaire de bureau pour télétravail.

Elle est invitée à se présenter au siège de l’entreprise et est licenciée verbalement. Elle reçoit un recommandé signifiant la fin du contrat avec un délai de préavis de trois mois et dix-huit semaines. Une convention en vue de la dispenser de son préavis lui est soumise.

Des discussions s’engagent en ce qui concerne la motivation du licenciement, le représentant de l’employeur invoquant dans un courrier la « longue distance » découlant du déménagement du bureau de Liège à Merelbeke, circonstance qui est énoncée comme la cause principale du licenciement. Est également invoqué le fait qu’elle aurait « moins d’énergie et d’engagement » depuis son licenciement.

L’intéressée preste son préavis et les discussions se poursuivent, notamment eu égard à la perspective de la dispense de prestation.

L’employée fait alors un courrier recommandé demandant à connaître les motifs concrets du licenciement. La société y répond, renvoyant au déménagement. Elle signale que des accords ont été conclus avec tous les travailleurs sauf elle, et ce malgré diverses propositions qui lui ont été faites. Le motif du licenciement est donc pour l’employeur l’impossibilité de trouver une solution efficace. Il s’agit d’un licenciement basé sur les nécessités du fonctionnement de l’entreprise et des raisons économiques, techniques et d’organisation.

L’employée sollicite le paiement de l’indemnité fixée par la C.C.T. n° 109 pour licenciement manifestement déraisonnable. Il est alors mis fin au contrat moyennant versement de l’indemnité correspondant au solde du préavis à prester. L’entreprise fait parvenir une offre de reclassement professionnel, qui est contestée par l’intéressée, celle-ci demandant la restitution des quatre semaines retenues sur son indemnité de rupture.

Les parties restant sur leur position, la procédure est introduite devant le Tribunal du travail de Liège (division Liège). La demanderesse y postule une indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable de l’ordre de 25.000 euros, le paiement des quatre semaines de rémunération retenues sur son indemnité compensatoire, ainsi que les jours fériés intervenant dans les trente jours de la rupture.

La décision du tribunal

Dans les principes juridiques applicables, le tribunal rappelle qu’il n’est plus contesté que le juge est amené à vérifier la légalité du motif invoqué par l’employeur, sa réalité et le lien de causalité nécessaire entre le motif et le licenciement, étant acquis que l’employeur est seul juge des nécessités de son entreprise et de la gestion de celle-ci. Il en va de même de la valeur de chaque travailleur, ce qui correspond au contrôle marginal prévu à l’article 8 de la C.C.T. n° 109. Le choix de l’employeur de licencier certains travailleurs eu égard à leur valeur professionnelle relève de son pouvoir d’appréciation. S’il est discrétionnaire, il ne peut toutefois être arbitraire. Si le motif du licenciement est les nécessités de fonctionnement de l’entreprise, de l’établissement ou du service, le juge ne peut substituer ses critères à ceux de l’employeur.

Le tribunal renvoie à deux arrêts de la Cour de cassation (Cass., 27 septembre 2010, n° S.09.0088.F et Cass., 22 novembre 2010, n° S.09.0092.N) relatifs à l’article 63 (défunt) de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail. Ces arrêts concernent le motif lié à l’aptitude ou à la conduite de l’ouvrier.

Pour le tribunal, cette jurisprudence a introduit un principe de proportionnalité dans l’appréciation du motif, contrôle qui est transposable en l’espèce. Le motif doit être légitime, valable et raisonnable. Le contrôle judiciaire doit dès lors se faire en quatre étapes : (i) le motif doit concerner une des trois catégories de motifs légitimes admis, (ii) il doit être exact, (iii) les faits à l’appui du licenciement doivent être la cause réelle de celui-ci et (iv), lorsqu’il y a des motifs légitimes, le caractère manifestement déraisonnable du licenciement doit s’apprécier en comparaison du comportement qu’adopterait un employeur normal et raisonnable. En cas de nécessités de fonctionnement de l’entreprise, le lien causal entre la rupture du contrat et les besoins concrets de celle-ci doit être établi.

Le tribunal renvoie encore à un arrêt de la Cour du travail de Liège (C. trav. Liège, div. Liège, 12 février 2020, R.G. 2018/AL/781), qui exige que les nécessités invoquées recoupent des besoins, des impératifs dans le contexte de l’entreprise et ne représentant pas un objectif abstrait. Il doit s’agir de l’ensemble des impératifs liés à l’activité de l’entreprise tant du point de vue économique que social (renvoyant ici à L. PELTZER et E. PLASSCHAERT, « La motivation du licenciement des travailleurs : nouvelles règles pour tous les travailleurs depuis le 1er avril 2014 », J.T., 2014/21, p. 387). Le tribunal examine ensuite l’étendue de la motivation ainsi que la répartition de la preuve dans le cadre de la C.C.T. n° 109 et, in fine, la sanction applicable.

En l’espèce, le motif retenu est l’impossibilité de trouver une solution « efficace » eu égard à la longue distance entre les deux bureaux. L’employée soutenant que ce motif n’est pas démontré, mais que l’impossibilité de trouver cette solution résulte exclusivement du comportement de l’ancien employeur, le tribunal examine les discussions et faits intervenus avant la décision de licenciement. Le comportement de l’employée pendant le délai de préavis ainsi que les discussions relatives aux modalités de la rupture ne doivent pas intervenir.

Il constate qu’en vertu du contrat, les prestations ne doivent pas expressément être effectuées à Liège mais que, alors que l’employée y était affectée depuis huit ans, elle a accepté la décision de délocalisation des activités. Il note l’accord de l’employeur sur la proposition faite, celui-ci n’ayant fait que des réserves sur la prise en charge du coût du co-working, au motif que l’intéressée percevrait des indemnités de télétravail (ce qui n’est pas le cas et a été précisé en réponse de mail). L’intéressée s’est montrée ouverte et proactive à la recherche d’une solution. Il renvoie à l’article 20 de la loi du 3 juillet 1978, selon lequel l’employeur doit faire travailler le travailleur dans les conditions, au temps et au lieu convenus. Or, par son comportement, la société a manifesté qu’elle ne souhaitait pas trouver une solution amiable et, lorsqu’elle énonce qu’elle a fait plusieurs propositions, ceci est contraire à la réalité, l’employeur ayant rapidement conclu à l’impossibilité de trouver une solution.

Pour le tribunal, le motif réel du licenciement doit être recherché dans le refus d’allouer à l’employée un remboursement de frais pour le télétravail (vu le refus de financer un espace de co-working). La société ne démontre par ailleurs pas ce qu’elle énonce comme une vérité, étant qu’une solution aurait été trouvée avec les autres employés. La réalité des motifs n’est pas démontrée, non plus, ainsi, que le caractère non manifestement déraisonnable du licenciement.

Sur l’indemnité, le tribunal s’attache à l’appréciation du quantum. Il relève qu’en l’absence de preuve, une lourde indemnité est justifiée (renvoyant à S. GILSON et F. LAMBINET, « Fifteen shades of C.C.T 109. Les 15 degrés du ‘manifestement déraisonnable’ », in Droit du travail tous azimuts, C.U.P., Bruxelles, Larcier, 2016, p. 358) et que le quantum de l’indemnité s’apprécie en fonction de la faute de l’employeur (renvoyant notamment C. trav. Liège, 27 juin 2018, R.G. 2017/AL/506, qui vise la gravité de la faute commise par celui-ci).

L’indemnité est dès lors fixée à dix semaines de rémunération, l’impossibilité de dégager une solution n’étant pas imputable à l’employée mais découlant d’une volonté de l’employeur, celui-ci ayant par ailleurs manifesté un certain mépris à l’égard de l’employée, qui avait une certaine ancienneté et vis-à-vis de laquelle aucun reproche au niveau de la qualité du travail ou du comportement ne semblait avoir été formulé.

Sur l’outplacement – question sur laquelle l’employée estime que l’offre faite n’est pas conforme aux conditions et modalités imposées à l’employeur –, le tribunal rappelle que, selon l’article 11/11 de la loi du 5 septembre 2001 visant à améliorer le taux d’emploi des travailleurs, le travailleur récupère son droit aux quatre semaines de rémunération (qui représentent la valeur du reclassement professionnel) lorsque l’employeur n’a pas respecté ses obligations légales et, notamment, lorsque l’offre de reclassement soumise n’est pas conforme aux conditions et modalités prévues par la réglementation. En l’espèce, est constatée uniquement la transmission d’un « document-type », qui ne contient aucune référence à la situation personnelle de l’intéressée, s’agissant d’une pure proposition pro forma.

Le tribunal constate enfin que le montant de la retenue sur rémunération est trop élevé, celui-ci ne pouvant dépasser 5.500 euros (renvoyant ici à M. WANTIEZ, « Le coût de l’outplacement », J.T.T., 2019, p. 325). Il fait dès lors droit à la demande, ainsi qu’à la rémunération des jours fériés. Les autres postes sont plus factuels.

Intérêt de la décision

Dans la recherche du motif du licenciement et de la licéité de la décision de rupture, le tribunal a précisé qu’il doit contrôler les événements survenus en amont et non ceux qui ont découlé de la rupture (dont la position de l’employée et les discussions intervenues en cours de préavis).

La C.C.T. n° 109 permet en effet de vérifier, dans le cadre de la recherche du motif exact, si la partie qui donne congé s’est comportée en employeur raisonnablement prudent et diligent. Le tribunal fait une appréciation réaliste des principes abondamment développés en doctrine et en jurisprudence quant à la portée des termes de la C.C.T., particulièrement quant au motif.

Il rappelle ici une méthode d’analyse qui a été dégagée eu égard aux diverses étapes indispensables du contrôle judiciaire. Il s’agit en premier lieu de vérifier si les motifs invoqués peuvent figurer dans une des trois catégories de motifs admis (qui sont ceux de l’ancien article 63 de la loi du 3 juillet 1978). Vient ensuite la vérification de l’exactitude en fait de ces motifs, étant de savoir s’ils sont avérés. Une fois les motifs établis, vient l’examen du lien causal, étant que les faits à l’appui du licenciement doivent être la cause réelle de celui-ci : il faut un lien de nécessité entre les faits avérés et la rupture. Dès lors, enfin, qu’apparaîtraient des motifs légitimes, ceux-ci doivent faire l’objet d’un examen de proportionnalité, étant de savoir s’ils présentent un caractère manifestement déraisonnable en comparaison du comportement qu’adopterait un employeur normal et diligent.


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be