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Taux des allocations de chômage et composition de ménage : la Cour constitutionnelle est saisie

Commentaire de C. trav. Liège (div. Liège), 8 septembre 2022, R.G. 2021/AL/325

Mis en ligne le vendredi 14 avril 2023


Cour du travail de Liège (division Liège), 8 septembre 2022, R.G. 2021/AL/325

Terra Laboris

Par arrêt du 8 septembre 2022, la Cour du travail de Liège (division Liège) interroge la Cour constitutionnelle sur la constitutionnalité de l’article 7, § 1erocties, de l’arrêté royal du 28 décembre 1944 concernant la sécurité sociale des travailleurs en ce qu’il habilite le Roi à fixer les taux d’allocations de chômage en tenant compte de la composition du ménage.

Les faits

Un bénéficiaire d’allocations de chômage, totalisant trois ans de chômage, cohabite avec une assurée sociale, également bénéficiaire d’allocations dans ce secteur. Celle-ci a un fils et est propriétaire d’une maison unifamiliale. Le couple cohabite depuis avril 2017, avec l’enfant. Ceci est porté à la connaissance de l’ONEm, par formulaire C1. La mère bénéficie d’allocations au taux cohabitant. Quelques mois plus tard, l’intéressé fait une nouvelle déclaration (formulaire C1), déclarant habiter seul, toujours à la même adresse. Il perçoit alors les allocations de chômage au taux isolé. La mère fait également une déclaration, selon laquelle elle habite avec son fils, financièrement à sa charge. Suite à une enquête, le contrôleur social a pu faire des constatations et donne le résultat de ses observations (présence ensemble, activités communes, etc.). Suite à une visite domiciliaire, deux dossiers sont ouverts. Les intéressés déclarent séparément qu’ils cohabitent dans des parties différentes de la maison, le demandeur payant un loyer par banque.

L’ONEm décide, suite aux déclarations recueillies, d’exclure l’intéressé du droit aux allocations comme travailleur isolé et de lui octroyer celles-ci comme travailleur cohabitant. Il conclut également à la récupération des allocations perçues indûment et à une exclusion de treize semaines. Celle-ci tient compte de la longueur de la période infractionnelle (un an et sept mois), du fait qu’il y a eu cohabitation précédemment et qu’il y a eu un montage volontaire destiné à percevoir les allocations auxquelles l’intéressé savait ne pas pouvoir prétendre.

Une requête est déposée au greffe du tribunal du travail en contestation de cette décision. L’intéressé y pose une question de principe, relative à la constitutionnalité des articles 110 et 114 de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 en ce qu’« en déterminant les conditions dans lesquelles une allocation plus élevée peut être accordée, ces articles traitent différemment des travailleurs, uniquement en raison de leur cohabitation ou non, avec une personne qui bénéficie de revenus professionnels ou de revenus de remplacement excédant un certain niveau ». Il fait également valoir qu’il s’agit de prestations dues en vertu d’un droit propre contributif pour lesquelles les travailleurs comparés ont cotisé de la même manière, que les revenus remplacés sont égaux parce qu’ils ne dépendent pas de cette condition et que cette règle est applicable alors même que la personne cohabitante n’est tenue d’aucun devoir de secours envers le travailleur concerné.

Le jugement du tribunal

Le premier juge, statuant par décision du 7 mai 2021, a considéré le recours non fondé et a fait droit à la demande reconventionnelle de l’ONEm.

Appel est interjeté.

Position de l’appelant devant la cour

Devant la cour, l’appelant formule une question préjudicielle à poser à la Cour constitutionnelle. Celle-ci s’inspire de la question posée précédemment, mais est cette fois dirigée contre l’article 7, § 1erocties, de l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 concernant la sécurité sociale des travailleurs. La question est posée de la violation par cette disposition des articles 10 et 11 de la Constitution, lus conjointement avec l’article 8 de la C.E.D.H. et la Directive n° 79/7/CEE du Conseil du 19 décembre 1978 relative à la mise en œuvre progressive du principe de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale. Est en cause l’habilitation donnée au Roi de faire une discrimination entre un chômeur isolé et un cohabitant avec lequel il n’a aucun lien de parenté ni d’alliance, ainsi que de tenir compte des revenus des personnes vivant sous le même toit.

La décision de la cour

La cohabitation étant établie, la cour examine essentiellement la question de la discrimination, rappelant l’avis de Mme l’Avocat général, dont elle reprend de larges extraits.

L’examen de la cour porte d’abord sur les textes, étant au cœur de la discussion l’article 7, § 1erocties, alinéa 3, de l’arrêté-loi du 28 décembre 1944. Celui-ci est relatif à l’habilitation donnée au Roi en vue de déterminer les conditions et modalités aux fins de fixer l’allocation journalière pour chômage involontaire. Un des critères est la composition du ménage, pour laquelle une distinction peut être faite selon qu’il y a cohabitation ou que le chômeur est isolé, ou encore qu’il a des personnes à charge, tenant compte du degré de parenté ou d’alliance, de l’importance du revenu des personnes vivant sous le même toit ainsi que des charges que le chômeur a envers ses parents ou alliés avec qui il ne vit plus sous le même toit (3°). L’article 110 de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 a ainsi fixé les catégories engendrant une différence de traitement notamment entre les travailleurs isolés et les travailleurs cohabitants.

La cour relève les principales différences de traitement en cause, celles-ci étant essentiellement relatives à la deuxième et à la troisième périodes, ainsi qu’au montant minimal de l’allocation journalière. Elle constate que ces deux catégories de chômeurs se trouvent dans une situation comparable, devant satisfaire aux mêmes conditions d’admissibilité et d’octroi.

Elle reprend ensuite la position de l’appelant, selon lequel la mesure est disproportionnée par rapport à l’objectif poursuivi, s’agissant d’une ingérence excessive dans le droit à la vie privée du chômeur et qui ne peut être justifiée par des raisons budgétaires. Celui-ci fait également valoir que le critère de la composition de ménage induit une discrimination indirecte entre hommes et femmes et qu’il y a violation de règles de droit civil relatives aux obligations alimentaires lorsque le chômeur cohabite avec une personne avec laquelle il n’a ni lien de parenté ni d’alliance, soit en supposant entre eux une obligation alimentaire, alors qu’elles n’ont en droit civil aucun devoir de secours, soit en créant une obligation alimentaire sui generis.

La cour pose ensuite la question de la compétence de la Cour constitutionnelle au regard de la norme contrôlée, celle-ci étant habilitée à faire respecter la Constitution lorsqu’une différence de traitement est imputable à une norme législative. S’agissant d’un arrêté-loi, elle renvoie à la doctrine (X. MINY, La Cour constitutionnelle, Limal, Anthémis, 2016, p. 24), qui rappelle que les arrêtés-lois de temps de guerre entrent dans la sphère de compétence de la Cour constitutionnelle.

Si ceci n’est pas le cas des arrêtés royaux, entre donc dans le champ de compétence de la Cour l’examen de la norme législative d’habilitation. Dès lors qu’il s’agit de vérifier si le délégué a ou non excédé les termes de l’habilitation qui lui a été conférée, ceci est de la compétence du juge administratif ou judiciaire (avec renvoi à C. const., 24 mars 2022, n° 49/2022, B.4.3).

La cour du travail estime en conséquence devoir interroger la Cour constitutionnelle sur l’article 7, § 1erocties, alinéa 3 de l’arrêté-loi. La question posée concerne la violation de son 3° (composition du ménage) en ce qu’il habilite le Roi à faire une différenciation entre un chômeur isolé et un chômeur qui cohabite avec une personne avec laquelle il n’a aucun lien de parenté ni d’alliance et à tenir compte des revenus des personnes vivant sous le même toit que le chômeur, dans l’interprétation selon laquelle le Roi a la possibilité de tenir compte de cette cohabitation indépendamment du degré de parenté ou d’alliance.

Intérêt de la décision

La Cour constitutionnelle se trouve ainsi saisie de la délicate question des taux d’allocations de chômage, fixés notamment eu égard à la cohabitation.

Un des aspects soulevés par la partie appelante est la discrimination indirecte induite entre hommes et femmes eu égard au critère de la composition du ménage. La discrimination concerne ainsi non directement les femmes, mais aboutit à ce que, dans les faits, le régime des allocations de chômage lié au statut de cohabitant touche essentiellement celles-ci.

La cour a rappelé dans l’arrêt les principales différences de traitement entre les isolés et les cohabitants. Celles-ci touchent la deuxième période où les isolés reçoivent 55% du dernier salaire perçu limité à un plafond salarial spécifique, alors que les cohabitants ne perçoivent que 40% du dernier salaire perçu avec un plafond inférieur. Pour la troisième période, le montant de l’allocation journalière varie presque du simple au double (cohabitants par rapport aux isolés). Quant au montant minimal de l’allocation journalière, il est dégressif pour les cohabitants, avec des règles spécifiques en deuxième et troisième périodes, où l’allocation finira par devenir forfaitaire.

A notre connaissance, la Cour constitutionnelle n’avait plus été saisie de la question depuis les années 1990.


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