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Licenciement manifestement déraisonnable : condition d’ancienneté de six mois

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège), 15 novembre 2022, R.G. 21/3.511/A

Mis en ligne le vendredi 26 mai 2023


Tribunal du travail de Liège (division Liège), 15 novembre 2022, R.G. 21/3.511/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 15 novembre 2022, le Tribunal du travail de Liège (division Liège) confirme la validité de la condition d’ancienneté de six mois pour prétendre au bénéfice de l’indemnité prévue par la C.C.T. n° 109, tout en rappelant une jurisprudence contraire du Tribunal du travail francophone de Bruxelles.

Les faits

Un employé (vendeur) a été engagé le 1er mai 2021. Le contrat, verbal, a pris fin le 10 juillet 2021. L’employeur est une personne physique et les parties s’opposeront quant à l’auteur de la rupture. Pour l’employé, il a été licencié, tandis que l’employeur estime que c’est celui-ci qui a quitté son emploi. Le formulaire C4 – par ailleurs non daté et non signé – donne comme motif de rupture qu’il s’agit d’un contrat à durée déterminée qui a pris fin. Une demande de paiement d’une indemnité compensatoire de préavis est formulée par l’employé.

Vu l’absence de suite réservée à sa demande, l’intéressé introduit une action en justice. Dans celle-ci, il postule le paiement d’arriérés de rémunération, de pécules de vacances, d’un jour férié, d’une indemnité compensatoire de préavis et de l’indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable (C.C.T. n° 109).

La décision du tribunal

Sur les arriérés de rémunération d’abord, le tribunal relève qu’il y a eu des paiements de la main à la main et qu’aucune quittance de paiement n’a été établie. Il rappelle longuement à cet égard la modification intervenue dans la loi du 12 avril 1965 par l’article 47bis lors de l’entrée en vigueur du Code pénal social. Celle-ci se fonde sur la jurisprudence de la Cour de cassation (Cass., 14 avril 1986, Pas., 1986, I, p. 989), qui avait statué à propos des avantages en nature : le non-respect du formalisme légal relatif au paiement de ceux-ci a pour effet qu’ils ne peuvent être considérés comme de la rémunération. Etendant ce raisonnement à une série de manquements, il est ainsi actuellement considéré que, si l’employeur ne paie pas la rémunération selon les conditions légales, celle-ci est considérée comme n’ayant pas été payée.

Le tribunal reprend de larges extraits de diverses décisions de jurisprudence, qui sont venues confirmer le caractère irréfragable de la présomption de cet article 47bis est : l’employeur ne peut pas prouver le contraire (renvoyant notamment à C. trav. Bruxelles, 12 octobre 2020, R.G. 2017/AB/1.114). Cette règle s’applique pour ce qui est du paiement de la rémunération en espèces ou en nature, ainsi que concernant les conditions du paiement de la main à la main. Ce paiement sans quittance emporte donc une présomption irréfragable de non-paiement.

Le tribunal souligne qu’une doctrine (A. MORTIER, « L’impact de l’article 47bis de la loi du 12 avril 1965 concernant la protection de la rémunération des travailleurs au regard de la problématique du défaut de quittance du paiement de la rémunération de la main à la main », obs. sous C. trav. Liège, 13 janvier 2016, R.G. 2014/AL/662, R.J.L.M.B., 2016, De Boeck et Larcier, tome 37, pp. 1748-1758) considère qu’il s’agit plutôt d’une fiction juridique.

L’arrêt ci-dessus avait notamment pointé le fait que l’article 47bis ne peut s’analyser en une présomption réfragable du fait que, dans cette hypothèse, il aurait été inutile de l’introduire dans la loi vu que la présomption aurait ainsi pour seul effet de faire reposer la charge de la preuve sur l’employeur, alors que tel est déjà le cas selon le droit commun.

Il est dès lors fait droit à la demande d’arriérés ainsi qu’aux chefs de demande relatifs aux pécules de vacances et au jour férié survenu dans les trente jours de la rupture, étant le 21 juillet 2021. L’indemnité compensatoire de préavis est également allouée, étant de sept jours calendrier.

Le tribunal en vient ensuite à l’indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable. Il rappelle que l’article 2 de la C.C.T. n° 109 exclut de son champ d’application les travailleurs licenciés durant les six premiers mois d’occupation.

L’employé demande l’écartement de cette disposition (renvoyant à Trib. trav. fr. Bruxelles, 3 septembre 2020, R.G. 19/1.116/A).

Tout en reconnaissant que l’analyse faite dans cette jurisprudence est fouillée, le tribunal estime devoir s’écarter de cette conclusion, au motif que la C.C.T. n° 109 est le fruit d’un compromis et que la condition d’ancienneté de six mois doit se comprendre comme contrebalançant la suppression de la clause d’essai ainsi que l’allongement des délais de préavis principalement pour les ouvriers (le tribunal soulignant que c’est le cas, mais de façon très limitée, pour certains employés également, étant ceux dont l’ancienneté atteint trois mois et qui ne sont plus susceptibles d’être licenciés pendant la période d’essai moyennant préavis réduit). Il ne fait dès lors pas droit à ce chef de demande.

Intérêt de la décision

Dans cette affaire, aux chefs de demande classiques, le Tribunal du travail de Liège (division Liège) est amené à reprendre deux points de droit importants.

Le premier concerne la question du paiement de la rémunération intervenu de la main à la main et sans respecter l’obligation de délivrer une quittance. L’article 47bis de la loi du 12 avril 1965 introduit par la loi du 6 juin 2010 relative au Code pénal social a généralisé le principe dégagé par la Cour de cassation dans son arrêt de principe du 14 avril 1986 rendu en matière d’avantages en nature. La Cour y avait jugé, comme le rappelle à juste titre le tribunal, qu’à défaut pour l’employeur de respecter les conditions légales (évaluation de l’avantage en nature et communication de celle-ci lors de l’engagement), ces avantages en nature ne pouvaient venir en déduction du paiement de la rémunération en espèces, mais s’y ajoutaient.

L’importance du respect de ces obligations n’échappera dès lors pas. Le Code pénal social a élargi ce principe à la rémunération elle-même : à défaut de respecter le formalisme légal (étant la délivrance d’une quittance et la signature de celle-ci), la rémunération est considérée comme n’ayant pas été payée.

Divers arrêts de la Cour du travail de Bruxelles ont été rendus sur ce point, rappelant tous le caractère irréfragable de la présomption (voir ainsi C. trav. Bruxelles, 12 octobre 2020, R.G. 2017/AB/1.114 – précédemment commenté ; C. trav. Bruxelles, 6 février 2019, R.G. 2017/AB/230 – également précédemment commenté ; C. trav. Bruxelles, 26 février 2020, R.G. 2017/AB/476), cette dernière décision précisant que, figurant dans la loi qui a introduit le Code pénal social, l’article 47bis fait partie d’une vaste réglementation, qui vise à réprimer les infractions de droit social et participe à cette fin à un objectif qui touche les intérêts essentiels de l’Etat et qui vise les bases juridiques sur lesquelles repose l’ordre économique ou moral de la société. Celui contre qui une présomption légale est instaurée peut se prévaloir de l’aveu de son adversaire, sauf en ce qui concerne les présomptions qui se fondent sur l’ordre public.

Un deuxième point d’intérêt du jugement est, bien sûr, la condition d’ancienneté de six mois prévue à l’article 2 de la C.C.T. n° 109 pour pouvoir prétendre à l’indemnité en cas de licenciement manifestement déraisonnable.

Le Tribunal du travail de Liège a été saisi de la demande d’une telle indemnité pour une occupation d’environ deux mois. Le demandeur s’était fondé sur un jugement du Tribunal du travail francophone de Bruxelles du 3 septembre 2020 (Trib. trav. fr. Bruxelles, 3 septembre 2020, R.G. 19/1.116/A – également précédemment commenté – jugement définitif), qui a écarté cette condition de six mois. Dans ce jugement, le tribunal avait puisé dans les principaux textes internationaux concernant le licenciement et rappelé, sur la base de ceux-ci, les principes de la protection du travailleur en cas de cessation de la relation de travail.

Il avait également repris l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 13 octobre 2011 (C. const., 13 octobre 2011, n° 156/2011) rendu à propos de l’article 30 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, celle-ci y enseignant que l’application abusive de la réglementation souple en matière de licenciement pendant la période d’essai peut donner lieu à l’octroi d’une indemnité, ce qui permet de respecter suffisamment le droit à la protection contre toute forme de licenciement manifestement déraisonnable.

Pour ce qui concerne plus précisément la durée d’occupation inférieure à six mois, le Tribunal du travail francophone de Bruxelles avait constaté que ni le rapport précédant la C.C.T. n° 109 ni le commentaire de son article 2 ne précisaient le motif pour lequel les travailleurs qui n’ont pas cette ancienneté ont été exclus du bénéfice de la réglementation nouvelle et que celle-ci n’était, dans le cadre de l’article 63 de la loi du 3 juillet 1978, nullement prévue.

Le tribunal avait également déclaré ne pas être convaincu par l’argumentation selon laquelle il y aurait « résurgence implicite » de la clause d’essai, ou encore de l’ancien article 60 de la loi du 3 juillet 1978.

Enfin, il avait fait le rappel de la doctrine de M.-L. WANTIEZ et de G. LEMAIRE (M.-L. WANTIEZ et G. LEMAIRE, « Quelques questions relatives à la convention collective n° 109 concernant la motivation du licenciement », J.T.T., 2014, p. 263), qui s’étaient interrogés sur la raison pour laquelle le licenciement d’un travailleur bénéficiant de cinq mois d’ancienneté ne pourrait pas être manifestement déraisonnable, alors qu’il le pourrait si le travailleur avait été licencié un mois plus tard.


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