Terralaboris asbl

Faits constitutifs de harcèlement moral antérieurs à l’adoption de la loi du 11 juin 2002 : quel cadre juridique ?

Commentaire de Trib. trav. Mons, 27 février 2006 et 25 septembre 2006, R.G. 9.056/03/M

Mis en ligne le jeudi 27 mars 2008


Tribunal du travail de Mons, 27 février 2006 et 25 septembre 2006 – R.G. n° 9.056/03/M

TERRA LABORIS ASBL – Sophie Remouchamps

Dans ses jugements des 27 février 2006 et 25 septembre 2006, le tribunal du travail de Mons se prononce sur le fondement légal d’une demande en réparation d’un dommage causé en raison de faits de harcèlement commis antérieurement à l’entrée en vigueur de la loi du 11 juin 2002. Le tribunal écarte l’application de cette loi mais retient cependant la responsabilité de l’employeur, sur la base des obligations édictées par les lois des 3 juillet 1978 et 4 août 1996.

Les faits

Le litige concerne une travailleuse engagée par une administration communale à temps partiel, sous le statut ACS, qui prestait au sein du service « médiation de dettes ». Pendant l’exécution du contrat de travail, la travailleuse s’est plainte à plusieurs reprises du comportement de sa hiérarchie, et plus précisément de sa chef de service, ainsi que de la secrétaire communale.

La travailleuse épingle ainsi une série de faits, qu’elle qualifie de harcèlement constant, ayant pour objectif de la déstabiliser, de la décourager et en conséquence de l’inciter à démissionner. Elle reproche à l’administration communale de ne pas avoir pris en compte les appels à l’aide qu’elle avait formulés auprès des membres du collège des Bourgmestre et échevins.

Elle indiquait par ailleurs avoir été contrainte de déposer plainte en date du 2 novembre 2001 pour harcèlement moral auprès de l’inspection médicale. En conséquence de l’attitude de la hiérarchie, la travailleuse a également sollicité l’intervention de l’inspection des « services de médiation de dettes » de la Région Wallonne, et ce afin de dénoncer des dysfonctionnements de ce service.

Elle est licenciée par courrier recommandé du 22 novembre 2001, moyennant la prestation d’un préavis de trois mois.

Ce licenciement fait suite à une délibération du 29 octobre 2001 du collège des Bourgmestre et échevins, qui statue sans avoir entendu la travailleuse, sur la base d’une lettre circonstanciée de sa secrétaire communale. La délibération reprend comme griefs l’impossibilité de poursuivre la collaboration interne au service, vu la mauvaise entente entre la travailleuse concernée et sa chef de service, ainsi que les problèmes de collaboration avec les services sociaux du CPAS, la travailleuse ne respectant pas les prérogatives des assistantes sociales de celui-ci. La délibération précise qu’eu égard à ces circonstances, la seule solution est la séparation physique des deux membres du service, le choix s’étant porté sur la travailleuse et non sa chef de service.

La travailleuse introduisit, ensuite de son licenciement, une demande auprès du tribunal du travail de Mons, par laquelle elle sollicitait la somme de 7.704,51€ au titre de réparation du dommage matériel et moral subi en raison du harcèlement et du licenciement, qualifié d’abusif.

Elle sollicitait par ailleurs le paiement d’une indemnité complémentaire de préavis, estimant le préavis convenable supérieur à celui notifié par l’employeur.

La décision du tribunal

C’est dans le jugement du 25 septembre 2006 que le tribunal se prononce sur la demande de dédommagement du fait du harcèlement moral, ainsi que sur celle liée au caractère prétendument abusif du licenciement.

En ce qui concerne le harcèlement moral, le tribunal s’attache tout d’abord à déterminer le fondement légal approprié à la demande introduite par la travailleuse. A cet égard, il relève la jurisprudence nouvelle de la Cour de Cassation en ce qui concerne la cause de la demande, de sorte que c’est au juge qu’il appartient de dire et d’appliquer la solution commandée par le droit, même si, pour ce faire, il doit s’écarter du canevas juridique dressé par les parties.

Dans ce cadre, le tribunal examine tout d’abord si la travailleuse peut revendiquer l’application des dispositions de la loi du 11 juin 2002. Relevant que les dispositions contenues dans cette loi sont des règles de droit substantielles nouvelles, qui impliquent une nouvelle règle de responsabilité dans le chef de l’employeur, qui aggravent la responsabilité de l’auteur présumé des faits de harcèlement en rendant les faits plus faciles à prouver, le juge estime que le principe de non rétroactivité des lois s’oppose à ce que les dispositions de la loi du 11 juin 2002 puissent s’appliquer à des faits de harcèlement ou de violence commis avant son entrée en vigueur, fixée au 1er juillet 2002. Il en conclut dès lors que la demanderesse ne peut se fonder sur la loi du 11 juin 2002 pour asseoir sa demande de réparation du dommage causé à la suite des faits de harcèlement dont elle prétend avoir été victime, ceux-ci étant antérieurs à la date d’entrée en vigueur de la loi.

Poursuivant son analyse du cadre légal qui doit être appliqué à la demande, le tribunal relève que, antérieurement à l’adoption de la loi du 11 juin 2002, la question du harcèlement moral n’était pas spécifiquement visée par un texte. Le tribunal se fonde dès lors sur les obligations à caractère général mises à charge de l’employeur par les dispositions légales suivantes :

  • l’article 20 de la loi du 3 juillet 1978, imposant à l’employeur de veiller à ce que le travail s’accomplisse dans des conditions convenables du point de vue de la santé et de la sécurité du travailleur ;
  • l’article 5 de la loi du 4 août 1996 relative au bien-être des travailleurs, imposant l’adoption des mesures nécessaires à la promotion du bien-être des travailleurs dans l’exécution de leur travail ;
  • l’article 9 de l’arrêté royal du 27 mars 1998 relatif à la politique de bien-être des travailleurs, imposant l’adoption de mesures de prévention concernant, notamment, la charge psychosociale occasionnée par le travail ;
  • l’article 1134 du Code civil, imposant une exécution de bonne foi du contrat de travail.

Pour le tribunal, l’ensemble de ces dispositions oblige l’employeur à adopter toutes mesures utiles et nécessaires afin de permettre que le travail puisse s’exécuter dans les meilleures conditions possibles.

Passant à l’analyse concrète des données du dossier, le tribunal estime que l’administration communale a gravement manqué aux obligations qui lui sont imposées par les dispositions légales précitées.

A cet égard, il relève les éléments suivants :

  • aucune initiative n’a été prise par l’administration communale pour mettre fin immédiatement aux difficultés relationnelles, qualifiées de graves, qui ont surgi entre la travailleuse et sa chef de service (pour le tribunal, ces difficultés trouvent leur source dans une vision différente de la manière d’assurer la gestion du service de médiation de dettes) ;
  • les éléments du dossier ne permettent pas de constater que l’employeur fut soucieux un seul instant de mettre à la disposition de la travailleuse les moyens utiles et nécessaires qui lui auraient permis de gérer de manière harmonieuse, avec sa chef de service, le service lui-même. A cet égard, le tribunal relève que la seule mesure prise par l’employeur fut un éloignement physique des deux membres du personnel concernés, éloignement qui intervint d’ailleurs mi-septembre 2001, soit tardivement. Pour le surplus, l’employeur n’a pas donné des instructions de travail précises ni formulé des mises au point circonstanciées susceptibles d’éviter les malentendus, quiproquos ou faits constitutifs d’excès de pouvoir, c’est-à-dire les éléments à l’origine du conflit ayant opposé la travailleuse à sa chef de service ;
  • aucune volonté de pacification des relations de travail entre les deux protagonistes ne peut être relevée, notamment par des démarches afin de clarifier les tâches et responsabilités dévolues respectivement à chacune des travailleuses concernées. Ainsi, aucune confrontation directe n’a jamais été organisée et que la seule réunion mise en place dans ce cadre n’a pas fait l’objet de procès-verbal actant des recommandations et des instructions, soit des éléments qui auraient permis de rencontrer les problèmes formulés par la travailleuse qui portaient atteinte au bon fonctionnement du service.

Le tribunal retient donc une inertie dans le chef de l’employeur (abstention de veiller à s’assurer du bien-être de la demanderesse dans l’exécution de son travail en prenant des mesures nécessaires afin de permettre la prestation de l’ensemble du personnel en parfaite harmonie), ce qui constitue un manquement grave à ses obligations.

Relevant par ailleurs que les conditions de travail ont ébranlé la santé psychique de la travailleuse, sans qu’aucune mesure concrète ne soit prise par l’employeur, le tribunal retient l’existence d’une faute engageant la responsabilité civile de l’administration communale, faute qui a porté atteinte à l’intégrité physique et psychique de l’intéressée.

Les éléments constitutifs de la responsabilité civile étant considérés comme réunis, le tribunal fixe la réparation ex aequo et bono à la somme de 2.500 €.

En ce qui concerne l’abus de droit, le tribunal ne retient pas celui-ci, estimant qu’il n’a pas à s’immiscer dans le pouvoir de gestion de l’employeur et qu’il ne peut condamner le choix posé par celui-ci de se séparer d’une des deux travailleuses suite à la dégradation des relations de travail entre elles. Conformément à une jurisprudence constante, le tribunal estime que le choix de la personne à licencier relève du pouvoir discrétionnaire de l’employeur, l’office du juge se limitant à contrôler, d’une manière marginale, le caractère raisonnable des arguments invoqués, étant en l’espèce l’incompatibilité d’humeur entre les deux travailleuses, qui apparaît des éléments du dossier comme étant incontestable.

Importance de la décision

Le Tribunal du travail de Mons se prononce sur la question de l’application de la loi du 11 juin 2002 sur des faits de harcèlement commis antérieurement à son entrée en vigueur et conclut que cette loi ne peut s’appliquer à ceux-ci. Il est à noter que, dans le présent cas d’espèce, le licenciement était lui-même antérieur à l’entrée en vigueur de la loi, de sorte qu’il n’y a pas eu de poursuite des faits de harcèlement au-delà de celle-ci.

Par ailleurs, le second jugement contient une analyse concrète et détaillée de la situation de harcèlement, eu égard aux dispositions légales existant antérieurement à l’adoption de la loi du 11 juin 2002.

Enfin, l’on retrouve également une appréciation tant en droit qu’en fait des pouvoirs du juge en matière de contrôle du motif de licenciement d’un employé, c’est-à-dire dans le cadre de la théorie de l’abus de droit.


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