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Licenciement pour motif grave : proportionnalité de la mesure

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège), 6 novembre 2023, R.G. 22/1.714/A

Mis en ligne le vendredi 24 mai 2024


Trib. trav. Liège (div. Liège), 6 novembre 2023, R.G. 22/1.714/A

Dans un jugement du 6 novembre 2023, le tribunal du travail de Liège rappelle la jurisprudence de la Cour de cassation sur les conditions de l’article 35 de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail, conditions auxquelles il n’y a pas lieu d’ajouter des exigences supplémentaires, dont le contrôle de la proportionnalité du congé pour motif grave eu égard aux effets de la perte de l’emploi.

Les faits

Une infirmière engagée par une maison de repos gérée par des particuliers a été licencié pour motif grave après sept années de prestation.

Sa tâche habituelle (entre 7 et 15 heures) consistait à faire le tour des chambres et à prodiguer les soins nécessaires aux résidents.

Elle fit l’objet d’un courrier d’avertissement peu après son engagement (mars 2016) pour un problème de comportement vis-à-vis de ceux-ci ainsi que des collègues, lui étant reprochées une brusquerie et une tendance à l’exaspération.

Un autre courrier contenant des griefs relatifs à son comportement lui fut envoyé le 25 mai 2021, concernant cette fois, en sus, la tenue des dossiers informatisés.

Le 2 février 2022, à son arrivée sur les lieux du travail, elle constata que ses accès étaient désactivés. Elle put néanmoins travailler normalement durant la matinée, ayant pu entrer avec une collègue. À l’issue de celle-ci, elle fut convoquée par la direction, qui l’informa de son licenciement pour motif grave.

La lettre de licenciement, envoyée le même jour, contient des griefs liés à des plaintes de collègues ainsi que de familles de résidents. La direction fait la liste des faits reprochés, dont elle souligne la gravité. Elle renvoie également aux deux avertissements adressés précédemment et conclut à de la maltraitance vis-à-vis des pensionnaires. Le courrier lui précise que l’AVIQ sera informée de ses agissements.

Le conseil de la travailleuse réagit, contestant de manière circonstanciée les motifs de licenciement ainsi que le non-respect du formalisme légal.

Les parties restant sur leur position, une procédure est introduite par la travailleuse en date du 3 juin 2022.

Objet de la demande

Dans sa requête, la demanderesse postule le paiement d’une indemnité compensatoire de préavis ainsi qu’une indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable qu’elle chiffre au maximum de la fourchette légale. Elle sollicite également 5000 € nets à titre d’indemnité pour licenciement abusif ainsi qu’un euro provisionnel pour des primes de fin d’année.

La décision du tribunal

Dans son énoncé des principes, le tribunal souligne l’obligation pour le juge de tenir compte de toutes les circonstances de nature à justifier le licenciement ou à en atténuer la gravité de la faute. Si la Cour de cassation a rendu un arrêt déterminant sur la question le 6 juin 2016 (S.15.0067.F), l’enseignement de cet arrêt est qu’il ne faut pas tenir compte des conséquences de la rupture, même si celles-ci peuvent paraître disproportionnées mais la Cour n’a pas exclu une éventuelle disproportion dans l’appréciation de la faute elle-même.

Sur le point de départ du délai de trois jours pour licencier, le tribunal rappelle, avec la Cour du travail de Bruxelles (C. trav. Bruxelles, 23 décembre 2015, R.G. 2015/AB/889) que la connaissance suffisante du fait ne s’identifie pas à la possibilité pour l’employeur de se procurer les preuves de celui-ci : le délai prend cours dès qu’il est connu avec une certitude suffisante même si la preuve ne sera acquise que plus tard.

En l’espèce, est en outre contesté le mandat de la personne qui a donné le congé. Le tribunal reprend ici l’état de la question, telle qu’abordée dans plusieurs décisions de justice et en doctrine, étant que la contestation doit intervenir dans un délai bref et raisonnable. Tel n’a pas été le cas, puisque ce n’est qu’en termes de requête – alors que des échanges étaient déjà intervenus auparavant – qu’il est demandé à la société d’établir que le signataire de la lettre de rupture était compétent pour ce faire. Le tribunal considère que vu l’absence de contestation immédiatement après le licenciement la demanderesse de ne plus invoquer cet élément.

Après avoir brièvement examiné la question du délai de trois jours (qui est respecté), le tribunal en vient à la nature du motif grave. Il souligne, avec la demanderesse, les liens étroits de parenté entre certaines personnes signataires d’attestation et la famille qui gère la maison de repos.

Il note que celles-ci reprennent des faits relatifs au comportement de l’infirmière et que lui est également reproché le fait d’avoir repris à son domicile de la nourriture. Sur ce point, la demanderesse précise qu’il lui arrivait, ainsi qu’aux autres membres du personnel, de partager les restes de nourriture préparée pour les résidents et que, si elle ne terminait par son assiette, d’emporter parfois les restes chez elle. Il souligne également que si l’employeur indique que cette pratique était interdite, il n’en apporte pas la preuve.

Il examine plus particulièrement cette question de « vol de nourriture », relevant que la demanderesse n’a jamais tenté de cacher le fait qu’elle emportait chez elle ce qu’elle n’avait pas mangé sur place et que d’une part la preuve de l’interdiction de cette pratique n’est pas apportée par l’employeur et que d’autre part aucun reproche n’a été adressé à l’intéressée précédemment. Pour le tribunal, il ne s’agit en tout état de cause pas d’une faute rendant impossible la poursuite de la relation contractuelle.

Enfin, le tribunal trouve « assez interpellant » que l’employeur n’a pas jugé opportun d’entendre l’intéressée. Il en conclut que le licenciement a été décidé avant même que celle-ci ne se rende sur les lieux travail le dernier jour de prestation (vu la suppression des codes d’accès) et que l’employeur ne rapporte pas avec suffisamment de précision la preuve des faits reprochés non plus qu’il s’agit de fautes suffisamment graves pour pouvoir justifier un licenciement sur le champ, les deux lettres d’avertissement envoyées respectivement en 2016 et 2021 n’enlevant rien à cette constatation.

Dans son examen du chef de demande relatif à l’octroi d’une indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable, question sur laquelle il rappelle les principes issus de la CCT 109, le tribunal retient que des reproches ont été adressés et que ceci suffit à conclure que l’indemnité n’est pas due.

Enfin, 5 000 € fixés ex aequo et bono étant demandés au titre d’indemnité réparant un abus de droit de licenciement vu qu’à aucun moment l’employeur n’a cherché à obtenir les explications de l’intéressée sur les faits reprochés et que par ailleurs il l’a maintenue au travail alors que la décision de la licencier avait déjà été prise (et qu’en outre il a tenté – d’après les dires de la demanderesse – de lui faire signer une convention de rupture d’un commun accord), le tribunal fait droit à la demande, l’employeur n’ayant pas contesté ce point.

La faute retenue est dès lors qu’un licenciement pour motif grave a été décidé sans avoir pris la peine d’entendre la travailleuse au préalable au sujet des faits reprochés et de l’avoir laissée travailler toute une matinée alors que manifestement la décision de licenciement aurait déjà été prise.

Intérêt de la décision

Ce jugement du tribunal du travail de Liège est l’occasion de revenir sur l’important arrêt de principe de la Cour de cassation du 6 juin 2016 (S.15.0067. F – précédemment commenté), qui a censuré la position de la cour du travail de Liège dans un arrêt du 12 janvier 2015 sur une question importante relative à l’appréciation du motif grave.

Il s’agit de l’application du principe de proportionnalité.

Pour la cour du travail, il y avait lieu d’appliquer le principe de proportionnalité aux faits de la cause, l’arrêt soulignant que la faute commise constituait le seul écart de la travailleuse en près de 22 ans de carrière et qu’elle avait été félicitée peu de temps auparavant pour sa collaboration sans cesse dévouée, son attachement à l’entreprise, sa conscience professionnelle, etc. Vu les circonstances de la cause, la cour avait considéré que la faute grave ne se trouvait pas dans un rapport raisonnable de proportionnalité avec la sanction.

Dans son pourvoi (première branche), l’employeur avait fait valoir que dans l’appréciation de l’existence du motif grave le juge ne peut s’écarter des critères de l’article 35 de la loi du 3 juillet 1978 et que dès lors que le travailleur a commis une faute grave, celle-ci ne peut être tempérée par le recours au principe de proportionnalité. L’intensité de la faute grave n’est pas influencée par le préjudice qui en découle pour le travailleur, le pourvoi faisant valoir que le juge avait ainsi ajouté une condition à l’article 35.

Pour la Cour de cassation, la motivation de l’arrêt de la cour du travail lie l’appréciation de la possibilité de poursuivre les relations professionnelles malgré la faute grave à un critère qui lui est étranger, à savoir la disproportion entre cette faute et la perte de l’emploi. Elle avait conclu à la violation de l’article 35, alinéa deux, de la loi du 3 juillet 1978.

Cette manière de d’apprécier la faute grave avait dès lors été censurée.

Il n’en demeure pas moins – comme le souligne le tribunal d’ailleurs - qu’existe malgré tout un examen fait, dans l’appréciation du motif, de la gravité de la faute elle-même. Dès lors que celle-ci n’a pas le degré de gravité tel qu’elle met immédiatement en péril la poursuite de la relation contractuelle, cette faute est de nature à entraîner une sanction, qui ne peut cependant être disproportionnée.


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