Commentaire de C. trav. Bruxelles, 8 novembre 2023, R.G. 2022/AB/773
Mis en ligne le lundi 27 mai 2024
C. trav. Bruxelles, 8 novembre 2023, R.G. 2022/AB/773
Un arrêt du 8 novembre 2023 de la Cour du travail de Bruxelles reprend les deux hypothèses dans lesquelles peut intervenir le changement d’allocataire au lieu de la mère initialement désignée, étant d’une part l’hébergement et le domicile de l’enfant chez le père et de l’autre la décision du tribunal de la famille saisie sur opposition d’une autre personne que l’allocataire désignée par le décret afin de se faire désigner à sa place dans l’intérêt de l’enfant.
Les faits
Un couple, qui a trois enfants, divorce par consentement mutuel en mars 2017.
Les conventions préalables, homologuées par le tribunal de la famille du Brabant wallon, prévoient l’exercice conjoint de l’autorité parentale sur les trois enfants, l’hébergement de ceux-ci étant établi sur base égalitaire entre le père et la mère et les allocations familiales étant versées à cette dernière.
Dans les faits cependant un des trois enfants a été entièrement hébergé par son père à partir du mois d’août 2021 et a ensuite été domicilié chez celui-ci en octobre.
Le 8 novembre 2021, le père écrit à la caisse d’allocations familiales aux fins de percevoir celles-ci en faveur de son fils.
Il est fait droit à sa demande, la caisse ajoutant que, s’il possède un jugement lui attribuant les prestations familiales, il est invité à le faire parvenir, étant la première décision judiciaire désignant le destinataire des allocations.
Fin décembre 2021, la mère communique à la caisse les conventions préalables à divorce par consentement mutuel, ne contestant toutefois pas qu’elle n’a plus la charge de l’un des trois enfants. Elle estime cependant qu’elle a droit aux allocations familiales en vertu des conventions préalables.
Quoique les allocations aient été payées au père, à partir de ce moment, une décision est notifiée le 31 janvier 2022, informant celui-ci qu’il ne percevra plus les allocations familiales, vu les termes des conventions préalables divorce, dont la caisse a pris connaissance.
Le père introduit dès lors une procédure devant le tribunal du travail du Brabant wallon.
La décision du tribunal
Le jugement rendu par le tribunal du travail en date du 21 octobre 2022 fait droit au recours du père, réformant la décision administrative. Il dit pour droit que celui-ci doit être considéré à partir du 8 novembre 2021 (soit la date de sa demande à la caisse de percevoir les allocations familiales) comme étant l’allocataire de celles-ci, à l’exclusion de la mère.
Appel est interjeté par la caisse.
La décision de la cour
La cour reprend les termes du Décret de la Région wallonne du 8 février 2018 relatif à la gestion et au paiement des prestations familiales.
Son article 2 définit l’allocataire comme la personne physique ou morale qui élève l’enfant et qui est désignée conformément au décret pour percevoir, en tout ou en partie, les prestations familiales.
En vertu de l’article 22, le principe est le paiement à la mère.
Il en va de même lorsque les deux parents de sexe différent qui ne cohabitent pas exercent conjointement l’autorité parentale (au sens de l’article 374 du Code civil) et que l’enfant n’est pas élevé exclusivement et principalement par un autre allocataire.
Cependant, ces prestations sont payées intégralement au père à dater de sa demande si l’enfant et lui-même ont, à cette date, le même domicile légal.
La disposition (§ 1er, alinéa 7) permet également lorsqu’un des parents conteste l’opportunité du paiement effectué en vertu des règles qui précèdent, à celui-ci de demander au tribunal de la famille de le désigner comme allocataire, dans l’intérêt de l’enfant. La désignation produira ses effets le premier jour du mois qui suit celui de la notification de la décision judiciaire à la caisse par le tribunal.
En outre, le décret prévoit (§ 5) que si l’intérêt de l’enfant l’exige, le père et la mère (ainsi que d’autres personnes intéressées : adoptant, tuteur,…) peut faire opposition devant le même tribunal au paiement à la personne désignée aux paragraphes précédents de la disposition, faculté également offerte à l’enfant majeur, qui peut invoquer son propre intérêt.
La cour entreprend, ensuite, l’examen de ces dispositions, rappelant que les juridictions du travail sont compétentes pour examiner les différends naissant de l’application du décret, et non le tribunal de la famille (la cour relève que tel était le cas dans l’avant-projet).
Dans l’hypothèse où, dans l’intérêt de l’enfant, l’opportunité du paiement à la personne désignée par le décret peut être contestée, opposition peut être faite au paiement des prestations familiales à celle-ci. Est ici visée l’opportunité du paiement et, en présence d’une telle contestation, l’opposition doit être faite devant le tribunal de la famille afin de demander à être désigné comme allocataire.
La cour résume cette situation comme opposant devant le tribunal de la famille la personne à qui le paiement est fait en application du texte et celle qui entend être désignée à sa place, par opportunité, dans l’intérêt de l’enfant.
La décision du tribunal prendra effet pour l’avenir, le texte ayant visé le premier jour du mois qui suit celui de sa notification à la caisse par le tribunal.
Reprenant les faits de l’espèce, la cour retient que l’autorité parentale est conjointe, que le père et l’enfant ont le même domicile légal depuis le 7 octobre 2021 et que le père a demandé à la caisse à percevoir les allocations familiales en faveur de son fils le 8 novembre.
L’article 22 § 1er, alinéa 5, prévoit dans cette hypothèse le paiement automatique au père à partir de la date de la demande, puisqu’il héberge son enfant et qu’il est domicilié avec lui.
Quant à la mère, elle aurait pu saisir le tribunal de la famille et faire opposition pour demander dans l’intérêt de l’enfant à être désignée comme allocataire mais elle ne l’a pas fait. Il n’appartenait dès lors pas au père de saisir le tribunal de la famille, contrairement à ce que soutient la caisse.
À ce stade, les clauses des conventions préalables à divorce ne sont plus d’actualité, vu qu’il y a eu un fait nouveau. Ce fait nouveau, qui est l’hébergement et le domicile de l’enfant chez le père, implique que dans l’intérêt de l’enfant les allocations soient payées à ce dernier, et ce jusqu’à une décision éventuelle du tribunal de la famille, qui serait saisi d’une opposition.
La caisse est, en conséquence, condamnée à payer les allocations depuis la date de la demande, la décision administrative étant annulée.
Intérêt de la décision
Ce bref arrêt de la Cour du travail de Bruxelles expose très clairement les règles en la matière.
En cas de non-cohabitation des deux parents de sexe différent, s’il y a exercice conjoint de l’autorité parentale au sens de l’article 374 du Code civil et que l’enfant n’est pas élevé exclusivement ou principalement par un autre allocataire, le paiement intégral des prestations familiales est fait à la mère.
La situation peut être modifiée au bénéfice du père à la condition qu’à la date de la demande il ait le même domicile légal que son enfant (une règle spécifique existant lorsque les deux parents sont du même sexe, les prestations étant dans cette hypothèse payées intégralement au plus âgé des parents au premier degré).
Dès lors qu’une contestation existerait sur le paiement des prestations familiales à la mère, le père peut (hypothèse élargie à la mère si elle n’avait pas la qualité d’allocataire au départ) contester l’opportunité du paiement à l’autre parent et demander à être désigné à sa place. La condition posée par le texte est qu’il s’agisse de l’intérêt de l’enfant. Dans l’arrêt commenté, la Cour du travail de Bruxelles a insisté sur la circonstance qu’il s’agit de contester l’opportunité du paiement.
Une autre hypothèse existe également, élargie à l’adoptant, au tuteur officieux, au tuteur, au curateur ainsi qu’à l’administrateur, de faire opposition au paiement à la personne visée par le texte, mais toujours dans l’intérêt de l’enfant. Cette dernière faculté est également prévue pour l’enfant majeur.
L’on notera dans la jurisprudence récente que, en règle, seule l’inscription officielle de l’enfant à la même adresse que le père peut justifier le paiement des allocations familiales à celui-ci, aucun autre moyen de preuve de la résidence n’étant acceptée.
Ainsi la Cour du travail de Liège (division Liège) a jugé que, le père n’ayant pas été désigné en qualité d’allocataire dans l’intérêt des enfants, pendant la période où ceux-ci étaient restés domiciliés avec leur mère, il ne répondait pas aux conditions pour obtenir le paiement des allocations (C. trav. Liège (div. Liège), 21 octobre 2022, R.G. 2022/AL/61) (Décision commentée).
Enfin, à la condition de la domciliation s’ajoute également celle de la résidence effective ainsi que l’a rappelé la Cour du travail de Bruxelles dans un arrêt précédent (C. trav. Bruxelles, 26 juin 2014, R.G. 2013/AB/1.031) (Décision commentée).