Terralaboris asbl

Droit de la discrimination : application en cas de mutation de fonction pour raisons de santé

Commentaire de Prés. Trib. trav. Liège (div. Liège), 5 mars 2024, R.G. 23/25/C

Mis en ligne le mercredi 26 juin 2024


Président du Tribunal du travail de Liège (division Liège), 5 mars 2024, R.G. 23/25/C

Terra Laboris

Une ordonnance rendue par le Président du tribunal du travail de Liège le 5 mars 2024 rappelle les pouvoirs du juge de la cessation d’une discrimination.

Les faits

Un sapeur-pompier professionnel d’une zone de secours de la région liégeoise fut victime d’un accident du travail en 2017. Celui-ci sera consolidé avec une incapacité permanente de 8 % et une restriction médicale à l’activité exercée, pour ce qui est du port de charges lourdes.

Les lésions initiales (dos) se sont en effet aggravées et des recommandations spécifiques ont été émises sur les formulaires d’évaluation de santé, depuis 2017 et ce jusqu’à que 2023.

En conséquence, son poste a été adapté, et ce depuis 2018, celui-ci prestant en qualité de chauffeur et de dispatcher.

Les entretiens de fonctionnement qui sont intervenus ont toujours mis en évidence ses qualités professionnelles (compétence et engagement).

Un nouveau coordinateur opérationnel a pris ses fonctions en avril 2023 : à l’initiative de ce dernier, l’intéressé - malgré la dernière recommandation de la fiche d’évaluation de santé - fut tenu de suivre pour la troisième fois une formation d’ambulancier (incompatible avec lesdites recommandations).

Des mesures nouvelles ont alors été prises au niveau du fonctionnement du service opérationnel, exigeant que les sapeurs-pompiers suivent divers types de formation. L’intéressé était également visé par celles-ci. Il demanda une dérogation (prévue par le règlement), ne pouvant suivre une formation pour laquelle il ne serait pas physiquement apte à exercer les fonctions.

Il sollicita des recommandations plus précises concernant la fonction d’ambulancier et le médecin du travail-conseiller en prévention précisa que vu l’interdiction de port répété de charges lourdes, le travail d’ambulancier et la formation correspondante ne pouvaient être envisagés, les fonctions remplies depuis 2018 suite à l’accident du travail devant être maintenues.

Malgré ces conclusions, l’intéressé fut exclu des gardes opérationnelles en août 2023.

Il a contesté via son conseil, considérant que la décision prise est constitutive d’une discrimination fondée sur l’état de santé et le handicap dès lors que celle-ci excède manifestement les recommandations du médecin du travail-conseiller en prévention. Il a demandé que lui soient restituées ses fonctions de chauffeur-dispatcher.

Une décision a alors été prise par le conseil d’administration de le réaffecter temporairement « pour raisons médicales ». Il s’agissait d’une réaffectation vers des tâches administratives et/ou logistiques. À partir du 1er septembre 2023 le demandeur a ainsi été affecté à du travail administratif et n’a plus pris part à des opérations.

En décembre, son horaire a été modifié vers un horaire de jour alors qu’il a toujours presté suivant des horaires de garde. La modification impliquait 20 jours de travail par mois à raison de huit heures par jour alors que précédemment il prestait six fois par mois pour des gardes de 24 heures.

Des discussions sont intervenues entre parties, l’intéressé demandant qu’une fonction opérationnelle lui soit de nouveau confiée. La décision de réaffectation fut cependant maintenue.

Le demandeur a dès lors saisi le président du tribunal du travail dans le cadre de l’action en cessation prévue à l’article 20 de la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination.

Objet de la demande

L’objet de la demande est l’affectation à une fonction de chauffeur et/ou dispatcher dans le cadre d’horaires de garde, conformément au régime de travail antérieur. Le demandeur sollicite ainsi que soit ordonnée la cessation de la discrimination sur la base de son état de santé et propose des mesures positives pour mettre fin à celle-ci.

Il demande également le paiement de l’indemnité forfaitaire pour discrimination prévue à l’article 18, § 2, de la loi du 10 mai 2007, étant six mois de rémunération brute.

La décision du président du tribunal

Après avoir vérifié sa compétence d’attribution et territoriale, ainsi que la recevabilité de l’action, le président du tribunal rappelle, quant au fond, la notion de discrimination et le mécanisme légal.

Il réserve une attention particulière à l’ouvrage (collectif) de doctrine Comprendre et pratiquer le droit de la lutte contre les discriminations, Anthémis, 2018, CUP, vol.184 (Julie RINGELHEIM, « Les concepts clés du droit de la lutte contre les discriminations », page 48 et suivantes et V. GHESQUIERE, I. HACHEZ et C. VAN BASSELAERE, « La discrimination fondée sur le handicap », page 74 et suivantes).

En jurisprudence, il renvoie à l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 14 septembre 2023 (C.J.U.E., 14 septembre 2023, Aff. n° C-113/22 - DX c/ INSS et TGSS, EU:C:2023:665, commentaires Terra Laboris (publié sur SocialEye le 20 septembre 2023), où la Cour a rappelé que lorsqu’une discrimination a été constatée le juge national ainsi que les autorités administratives doivent écarter toute disposition nationale discriminatoire sans attendre l’élimination de celle-ci par le législateur. Dans le cas d’espèce, la pratique administrative avait été précisée mais la discrimination maintenue dans l’attente d’une telle intervention.

En l’espèce, les lésions peuvent être qualifiées de handicap, n’étant pas limitées au seul critère de l’état de santé actuel et futur.

Pour arriver à cette conclusion, le président du tribunal reprend le décours des événements et l’aggravation de la lésion initiale, un dossier médical étant déposé. Il rappelle également que, à l’approche médicale du handicap il faut ajouter une approche sociale et que, pour ce qui concerne le demandeur, le caractère de durabilité des lésions ne fait aucun doute.

Il rejette la position de l’autorité publique, selon laquelle pour pouvoir être considéré comme handicap, il faut un pourcentage élevé d’IPP. Il retient en effet qu’ont été admis 8 % d’incapacité permanente et qu’est maintenue la contrainte d’éviter le port répété de charges lourdes, ce qui fait clairement obstacle à la pleine et effective participation de l’intéressé à sa vie de sapeur-pompier, qui est sa fonction opérationnelle de base.

Cette entrave à cette participation pleine et effective à la vie professionnelle est durable.

L’examen du dossier va dès lors se faire par le prisme du critère protégée du handicap, l’ordonnance soulignant que le critère de l’état de santé - qui est plus large - peut également être utilisé et que le raisonnement développé ici s’applique aussi.

La question est dès lors examinée en premier lieu sous l’angle de la discrimination directe.

Le président estime que les restrictions constatées n’entraînent pas mécaniquement l’impossibilité d’occuper l’intéressé dans des fonctions opérationnelles et que la volonté de la Zone de secours doit rester compatible avec le respect de la législation anti-discrimination. Pendant six ans, malgré son handicap, l’intéressé a exercé normalement ses fonctions dans un rôle « taillé à la mesure de ses possibilités » dans le cadre d’aménagements raisonnables.

Le revirement de la hiérarchie, qui lui impose de quitter ses fonctions opérationnelles en s’appuyant sur des considérations médicales, constitue une discrimination directe fondée sur le handicap. La distinction directe dont il a été l’objet (absence de travail dans le cadre opérationnel vu l’absence de formation et absence de travail d’ambulancier vu l’interdiction de port de charges lourdes) n’est pas objectivement justifiée par un but légitime et les moyens de réaliser celui-ci ne sont ni appropriés ni nécessaires. La distinction opérée n’est pas justifiée par des exigences professionnelles essentielles et déterminantes liées à la fonction.

L’ordonnance poursuit avec l’examen de la mesure sous l’angle de la discrimination indirecte, où il est constaté que la partie défenderesse ne démontre pas que des aménagements raisonnables ne peuvent pas être mis en place.

La définition de ceux-ci et est rappelée, étant le texte de l’article 4, 2°, de la loi.

L’absence de mise en place de ces aménagements pourrait être admise si l’employeur prouvait que ceci entraînerait une charge disproportionnée. À cet égard, s’appuyant sur l’enseignement de la Cour de justice, le défendeur considère que la réaffectation dans des fonctions administratives peut constituer un tel aménagement raisonnable. Le président relève cependant que les arrêts de la Cour de justice cités à ce sujet ne sont pas transposables, dans la mesure où le demandeur n’a pas été déclaré inapte (comme tel était le cas) pour les fonctions essentielles du poste de pompier–chauffeur.

Pour ce qui est de l’argument des compétences (absence de brevet AMU) le président note qu’un tiers environ du cadre opérationnel ne dispose pas de celui-ci. L’argument ne peut dès lors être retenu.

Vu le contexte (multitude de fonctions spécifiques existant dans le cadre du personnel opérationnel et besoin concret pour la Zone de secours de renforcer ses équipes), la réaffectation pour un travail administratif n’est pas un aménagement raisonnable, mais… un aménagement « non raisonnable ».

Enfin, quant aux difficultés pour l’employeur relatives à l’organisation du travail opérationnel, l’ordonnance rappelle que ceci constitue certes une charge mais qu’elle n’est pas disproportionnée et est « relativement normale ». Elle fait partie « d’un bon management des ressources humaines, soucieux du bien-être du personnel, de nature à permettre à l’institution d’assurer ses missions de service public au bénéfice des citoyens et de rester attractive tant pour le personnel en place que pour les futurs candidats à de tels emplois ».

Le président du tribunal fait dès lors droit à la demande, concluant que l’intéressé doit être réintégré dans sa fonction opérationnelle moyennant des prestations de 24 heures continues six jours par mois au sein de la caserne où il était affecté depuis des années.

Le président fait également droit à une demande d’astreinte vu que peu d’attention a été réservée aux tentatives de conciliation de l’intéressé et de son conseil.

Enfin, sur l’indemnisation du dommage, le tribunal alloue l’équivalent de six mois de rémunération brute.

Intérêt de la décision

Cette ordonnance est à rapprocher, quant à l’enseignement qu’elle contient, à une précédente rendue par la même juridiction (Prés. Trib. trav. Liège, 24 octobre 2023, RG 22/1.038/A). Ont été soulignées dans les deux décisions la nécessité pour un service public de s’organiser au mieux afin d’exercer pleinement les missions qui lui sont dévolues, mais également l’obligation pour l’employeur de respecter la législation (d’ordre public) de la discrimination.

L’affaire tranchée le 24 octobre 2023, relative à une société de transports publics, a retenu que l’existence d’une convention collective (contenant des dispositions spécifiques quant à la reprise d’un travail à temps partiel) ne peut exonérer l’employeur de son obligation d’assurer au titre d’aménagements raisonnables un mi-temps médical, vu l’obligation pour lui de respecter la hiérarchie des normes figurant à l’article 51 de la loi du 5 décembre 1968 sur les conventions collectives de travail et les commissions paritaires. Cette convention collective ne peut primer la loi.

A également été souligné l’aspect social de l’aménagement raisonnable. Celui-ci implique en effet une analyse des besoins concrets de la personne présentant un handicap. La reprise progressive du travail, qui est un aménagement raisonnable au sens de la loi anti – discrimination, doit être admise dans la mesure où elle n’est ni insurmontable ni disproportionnée. Sans négliger la possibilité d’existence de difficultés d’organisation et de planification du travail, le Président du tribunal retient dans cette espèce qu’il faut avoir égard au fait que l’intéressé ne travaille plus depuis plus de deux ans, et ce malgré sa volonté de reprendre ses fonctions de façon compatible avec son handicap.

Les mêmes préoccupations sont rencontrées dans l’ordonnance rendue le 5 mars dernier, qui retient une approche sociale de l’aménagement raisonnable.


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be