Commentaire de C. trav. Bruxelles, 20 décembre 2023, R.G. 2021/AB/834
Mis en ligne le dimanche 14 juillet 2024
Cour du travail de Bruxelles, 20 décembre 2023, R.G. 2021/AB/834
Terra Laboris
La cour du travail de Bruxelles rappelle dans un arrêt du 20 décembre 2023 les hypothèses dans lesquelles la force majeure pour raisons médicales peut être constatée par l’employeur en cas de trajet de réintégration, un constat prématuré rendant la rupture irrégulière et entraînant le droit au paiement de l’indemnité compensatoire de préavis.
Les faits
Un agent de gardiennage engagé en janvier 2016 a été informé le 19 novembre 2019 verbalement de son licenciement.
Il a été en incapacité de travail à partir du lendemain.
Le licenciement lui a été notifié par lettre recommandée du 21 novembre avec préavis à prester de 13 semaines à partir du 25 novembre.
L’intéressé a demandé à connaître les motifs de celui-ci.
Aucune suite n’ayant été réservée à cette demande, l’organisation syndicale à laquelle l’intéressé est affilié sollicita en avril 2020 le paiement de l’amende civile correspondant à deux semaines de rémunération.
Le travailleur continua à être en incapacité de travail.
Le 27 mai 2020, un certificat de prolongation pour tout le mois de juin fut communiqué à l’employeur.
Un formulaire d’évaluation de réintégration fut rédigé le 29 mai 2020 par le conseiller en prévention – médecin du travail. Celui-ci cocha dans ce formulaire le ‘d’, étant que le travailleur était définitivement inapte à reprendre le travail convenu et n’était pas en état d’effectuer aucun travail (adapté ou autre) chez l’employeur.
Ce formulaire fut transmis le même jour au travailleur, à l’employeur et au médecin conseil de la mutuelle.
La société rédigea en date du 2 juin 2020 un document C4 constatant la rupture du contrat de travail à la date du 31 mai 2020 pour force majeure ‘raison médicale’.
Elle paya au travailleur une rémunération correspondant à des repos compensatoires.
Le 24 juillet 2020, l’organisation syndicale demanda un autre C4, la date de la rupture ne respectant pas le délai de sept jours ouvrables à partir du 29 mai 2020 (remise du formulaire d’évaluation de réintégration). Elle demanda également le paiement d’une indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable.
Le 2 septembre 2020, la société communiqua des motifs, étant essentiellement liés à la conduite du travailleur, ainsi qu’à la remise de certificats médicaux de complaisance.
Une procédure fut initiée par le travailleur le 26 mai 2021.
La décision du tribunal
Le tribunal du travail francophone de Bruxelles a statué par jugement du 18 octobre 2021.
Ce jugement a été rendu par défaut. Il a condamné la société au paiement d’une indemnité compensatoire de préavis, d’une indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable, ainsi que d’un solde d’amende civile (un paiement étant intervenu entretemps).
L’appel
La société interjette appel, demandant à titre principal que le travailleur soit débouté de la totalité de sa demande et, à titre subsidiaire, que l’indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable soit ramenée à trois semaines de rémunération.
Quant au travailleur, il sollicite la confirmation du jugement, demandant à titre subsidiaire 5 000 € de dommages et intérêts pour abus de droit de licencier.
L’arrêt de la cour
La cour règle très rapidement la question du solde de l’amende civile, celle-ci ayant été payée mais incomplètement.
Elle en vient ensuite à la question de la demande d’indemnité compensatoire de préavis.
La rupture étant intervenue au motif de force majeure, la cour reprend les principes, en premier lieu la définition de ce mode de rupture. Elle renvoie à la définition de la Cour de cassation (Cass., 15 octobre 2020, C.16.0098.F), qui a confirmé la jurisprudence de la Cour, étant que la force majeure ne peut résulter que d’un événement indépendant de la volonté humaine que cette volonté n’a pu ni prévoir ni conjurer.
Elle souligne par ailleurs que dans un arrêt du 19 mai 2008 (Cass., 19 mai 2008, S.07.0068.N), la Cour suprême a précisé que, si l’employeur a invoqué à tort la fin du contrat pour force majeure, la rupture est irrégulière et peut être invoquée par le travailleur. À défaut de ce faire, le contrat continue, en principe, à exister.
La cour reprend ensuite l’apport du Code du bien-être en cas d’impossibilité définitive pour le travailleur d’effectuer le travail convenu. Les articles I.4–70, § 4, I.4-76, § 1er et I.4-80 règlent, en cas d’inaptitude définitive du travailleur, les conditions dans lesquelles le trajet de réintégration est définitivement terminé et le recours du travailleur contre la décision du conseiller en prévention – médecin du travail.
Le trajet de réintégration est ainsi ‘définitivement terminé’ (i) lorsque l’employeur a reçu le formulaire d’évaluation de réintégration de la part du conseiller en prévention – médecin du travail jugeant qu’il n’y a pas de travail adapté ou d’autre travail possible et que les possibilités de recours sont épuisées), (ii) lorsque l’employeur a remis le rapport visé à l’article I.4–74, § 4 au conseiller en prévention - médecin du travail (expliquant les raisons pour lesquelles il ne peut pas établir un plan de réintégration) ou encore (iii) lorsque qu’il a remis à celui-ci le plan de réintégration avec lequel le travailleur n’est pas d’accord.
En l’espèce, la rupture du contrat a été notifiée le 2 juin 2020 par la remise du C4. Le délai de sept jours ouvrables dont disposait le travailleur pour contester la décision d’inaptitude définitive du 29 mai 2020 n’était dès lors pas expiré.
Or, ainsi que vu ci-dessus, l’employeur ne peut pas constater la rupture pour force majeure avant l’échéance du délai de recours. La cour renvoie à la doctrine (M. DAVAGLE et F. LAMBINET, « La rupture du contrat de travail pour force majeure médicale à l’issue du trajet de réintégration : une promenade de santé », Les mécanismes civilistes dans la relation de travail, 2020, page 742), qui conclut au caractère irrégulier du constat effectué avant l’échéance du délai de recours.
Le fait que concrètement l’intéressé n’ait pas introduit celui-ci ne permet pas de justifier a posteriori la régularité du constat posé par l’employeur. La cour note que l’intéressé expose ne pas l’avoir fait au motif précis il avait été licencié.
Elle conclut que la rupture pour force majeure médicale n’était pas possible à la date à laquelle la société a notifié congé.
En conséquence, le droit à l’indemnité compensatoire de préavis est reconnu.
La cour rejette encore un argument de l’employeur selon lequel le travailleur aurait été indemnisé par sa mutuelle et qu’en application de l’article 103, § 1er, 3°, de la loi coordonnée le 14 juillet 1994, les indemnités ne peuvent être versées pour la période pendant laquelle le travailleur a perçu une indemnité suite à la rupture irrégulière du contrat (ou en compensation du licenciement dans les conditions visées par le texte). Pour la cour, cette disposition ne peut être invoquée par l’employeur pour s’exonérer de l’obligation de payer l’indemnité compensatoire de préavis.
Examinant ensuite la question du caractère manifestement déraisonnable du licenciement, la cour reprend sur ce point également l’essentiel des principes, précisant, en ce qui concerne la fourchette de 3 et 17 semaines, que le critère d’appréciation est « loin d’être évident ». Pour la cour, une situation est manifestement déraisonnable ou ne l’est pas et que, sauf cas extrême (donnant l’exemple du licenciement ‘représailles’), il est difficile d’apprécier si une situation " est faiblement manifestement déraisonnable, moyennement manifestement déraisonnable ou fortement manifestement déraisonnable ».
En l’absence de motifs quelconques de licenciement, la cour alloue le maximum de la fourchette. L’appel est dès lors rejeté sur ce chef de demande également.
Intérêt de la décision
Depuis l’entrée en vigueur de l’arrêté royal du 28 octobre 2016 (1er décembre 2016), deux conditions doivent être réunies dans le cadre du trajet de réintégration pour pouvoir invoquer la force majeure : la preuve de l’existence de celle-ci et la fin de la procédure du trajet de réintégration.
Actuellement, en vertu de l’article 34 L.C.T. et des dispositions relatives au trajet de réintégration, l’incapacité définitive ne peut dès lors plus permettre la rupture du contrat pour cause de force majeure qu’au terme d’un trajet de réintégration.
Dans un arrêt du 3 octobre 2022 (C. trav. Liège (div. Liège), 3 octobre 2022, R.G. 2021/AL/562), la Cour du travail de Liège (division Liège) l’a rappelé dans une espèce où l’employeur n’avait jamais souhaité mettre celui-ci en place. La rupture intervenue est dès lors irrégulière et l’indemnité compensatoire de préavis est due, dès lors que l’employeur a constaté la rupture du contrat. La cour y a constaté que, si l’intéressée était définitivement inapte à reprendre son travail dans un service déterminé (établissement hospitalier), elle ne l’était pas pour occuper sa fonction d’employée dans un autre service pour laquelle elle avait été engagée au sein de l’hôpital et qu’il pouvait raisonnablement être attendu que celui-ci lui trouve une affectation pour des fonctions identiques ou similaires.
L’arrêt commenté sanctionne plus précisément le non-respect de l’article I.4-76 du CBE.