Commentaire de C. trav. Liège (div. Liège), 4 octobre 2023, R.G. 2022/AL/368
Mis en ligne le dimanche 14 juillet 2024
Cour du travail de Liège (division Liège), 4 octobre 2023, R.G. 2022/AL/368
Terra Laboris
Un arrêt de la Cour du travail de Liège (division Liège) du 4 octobre 2023 rappelle dans le secteur des allocations familiales pour travailleurs salariés l’évolution de la méthode d’évaluation du handicap chez l’enfant atteint d’une affection, la cour écartant pour inconstitutionnalité la règle contenue à l’article 6 de l’arrêté royal du 4 mars 1998, qui impose de retenir une moyenne abstraite d’évaluation du gain prothétique.
Les faits
Une maman d’un enfant né en 2011 a demandé le bénéfice des allocations familiales majorées en raison du handicap dont celui-ci est atteint (surdité bilatérale congénitale profonde nécessitant le port de deux implants cochléaires).
Le SPF sécurité sociale, DG personnes handicapées, a conclu par une décision du 24 avril 2019, à 11 points de handicap (deux dans le pilier I). En conséquence, FAMIWAL a octroyé un supplément d’allocations d’un montant mensuel de 261,10 euros à partir du 1er septembre 2019.
Rétroactes de procédure
Un recours a été introduit le 7 février 2020, contestant cette décision. Le recours porte également sur deux périodes antérieures, du 1er septembre 2014 au 31 août 2016, sollicitant la reconnaissance de 14 points, dont deux dans le pilier I et pour la période suivante allant jusqu’au 31 août 2019, de 11 points, dont deux dans le pilier I.
Le Tribunal du travail de Liège (division Liège) ayant désigné un expert pour la période débutant le 1er janvier 2015, celui-ci a déposé ses conclusions le 8 avril 2021. Il conclut à trois périodes, son avis étant, en fonction de celles-ci, de 11 ou de 9 points, dont 2 dans le pilier I, 3 dans le pilier II et 6 (ou 4) dans le pilier III.
Les conclusions de l’expert étant contestées, aux motifs de la sous-évaluation des piliers, une réouverture des débats fut ordonnée par jugement du 10 février 2022, sur une éventuelle violation du principe d’égalité et sur le principe de standstill, analysé dans l’avis de l’auditeur du travail.
Un troisième jugement fut rendu le 23 juin 2022, entérinant partiellement le rapport de l’expert et retenant également trois périodes avec une évaluation variant entre 15 et 13 points.
Dans son jugement, le tribunal a écarté sur la base de l’article 159 de la Constitution l’arrêté royal du 4 mars 1998 (article 6) en ce qu’il fixe les règles d’audiométrie (celle-ci étant effectuée avec et sans prothèse). Pour le tribunal, le texte « traite, d’une façon identique, l’évaluation des enfants dont les parents apportent les soins minimaux et l’évaluation des enfants dont les parents apportent les meilleurs soins », disposition qui « ne respecte pas les principes d’égalité et d’inclusion des personnes handicapées visés aux articles 11 et 22 ter de la Constitution ».
Il est ainsi revenu au texte antérieur, étant l’article 712 du B.O.B.I. Celui-ci est muet sur la question et la Cour de cassation a jugé dans un arrêt du 5 octobre 1998 (Cass., 5 octobre 1998, S.97.0170.N) que cet article devait faire l’objet d’une interprétation stricte et qu’il n’y avait dès lors pas lieu de tenir compte de l’amélioration découlant de l’appareillage auditif.
En conclusion, le tribunal s’est fondé sur la perte auditive sans appareillage, aboutissant à une incapacité de 80 %, qui permet de retenir 6 points dans le pilier I.
Les demandes devant la cour
FAMIWAL, appelante, sollicite la réformation du jugement en ce qu’il a écarté l’arrêté royal du 4 mars 1998 en son article 6 et en ce qu’il a dit pour droit que le pilier doit être évalué abstraction faite des audiométries tonales faites avec appareil auditif. Elle demande en conséquence la confirmation du rapport d’expertise, tout en précisant cependant qu’elle ne sollicitera pas de récupération d’un indu pour le passé quant au supplément accordé.
Quant à l’intimée, elle demande la confirmation pure et simple du jugement.
L’avis du ministère public
Le ministère public conclut à la violation de l’obligation de standstill et demande à la cour d’ordonner une réouverture des débats. Il ne retient pas la violation du principe d’égalité, la méthode d’évaluation ne lui paraissant pas manifestement déraisonnable.
Les répliques des parties
Pour FAMIWAL, il n’y a pas de recul significatif vu qu’avant l’arrêté royal du 4 mars 1998, le texte était muet et que la Cour de cassation s’est prononcée sur l’ancienne version du texte. Elle plaide qu’il y a eu au contraire une avancée dans la reconnaissance du handicap, étant pris en compte le développement de la parole et du langage. Elle estime également que ce débat est dépassé vu les modifications intervenues ultérieurement en 2002.
Pour l’intimée, il y a violation du principe d’égalité et de non-discrimination, l’appareillage ne traitant pas la surdité et ne résolvant pas les problèmes connexes. Elle conteste le caractère justifié de la mesure. Le traitement est par ailleurs discriminatoire vu les règles concernant les adultes, qui ne tiennent pas compte de la prothèse auditive dans l’évaluation du handicap.
La décision de la cour
La cour dresse le cadre légal, reprenant successivement les dispositions internationales, la Constitution et les différents textes successifs applicables en matière de prestations familiales (AGW du 20 décembre 2018 ainsi que loi générale relative aux allocations familiales du 19 décembre 1939 et mesures d’exécution).
L’apport de l’arrêté royal du 4 mars 1998, qui a précisé de quelle manière la déficience auditive devait être mesurée, a été de prévoir que l’audiométrie tonale liminaire est effectuée avec et sans prothèse, le taux d’incapacité étant égal à la moyenne arithmétique des pourcentages d’incapacité du tableau de la perte tonale moyenne pour chacun des audiogrammes. Cette précision a été ajoutée et remplace le renvoi fait précédemment au B.O.B.I.
La cour rappelle que, vu les critiques adressées à l’ancien système, qui était basé sur une incapacité physique ou mentale d’au moins 66 %, la loi du 24 décembre 2002 a instauré le système des trois piliers. Le premier (pilier I) s’évalue toujours par référence au B.O.B.I. et à la liste des affections pédiatriques, qui avait vu le jour en 1991 (annexe à l’arrêté royal du 3 mai 1991 portant exécution de certaines dispositions de la loi générale sur les allocations familiales). De longs développements sont réservés aux travaux préparatoires de cette importante réforme de la matière.
Dans chacune des catégories des critères relatifs aux deuxième et troisième piliers (consacrés au développement de l’enfant et aux répercussions du handicap pour son entourage familial), des sous-rubriques indiquent les items à prendre en considération pour déterminer le score à attribuer (en points).
La loi du 24 décembre 2002 a donné lieu à un arrêté royal du 28 mars 2003, dont l’annexe II dresse la liste des affections pédiatriques justifiant l’octroi des suppléments d’allocations familiales pour travailleurs salariés.
La cour reprend longuement la partie spécifique concernant le handicap dont l’enfant est atteint en l’espèce (oto-rhino-laryngologie).
Elle examine ensuite la question de savoir s’il y a discrimination dans la méthode d’évaluation des déficiences auditives et/ou rupture du principe d’égalité en fonction (i) de la mesure d’investissement financier personnel des parents ou (ii) entre enfants atteints d’une perte auditive identique, dont l’un serait appareillé et l’autre non.
Pour la cour, le critère de comparaison reposant sur l’implication des parents n’est pas pertinent au regard de la méthode d’évaluation globale. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement existe entre des catégories de personnes comparables (la cour soulignant que ces catégories ne doivent pas être parfaitement identiques mais doivent montrer une analogie suffisante) pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée. En l’espèce les catégories de personnes sont comparables (enfants présentant un handicap de surdité mais les uns étant appareillés et les autres non). Le critère de distinction est par ailleurs objectif, étant l’existence ou non d’un appareillage.
Vérifiant s’il existe une justification raisonnable à la différence de traitement, elle conclut à la violation du principe d’égalité et de non-discrimination dès lors que « la mesure d’évaluation en cause repose sur une règle générale et globalisante, une moyenne abstraite d’évaluation du gain prothétique à hauteur de 50 % qui ne peut pas présenter un rapport raisonnable de proportionnalité au regard de l’objectif poursuivi d’une évaluation réelle et spécifique à l’enfant concerné ».
Elle conclut à l’inconstitutionnalité de la méthode d’évaluation des affections congénitales ou acquises de l’oreille. La disposition antérieure reste dès lors applicable, celle-ci renvoyant simplement au B.O.B.I.
Sur l’arrêt de la Cour de cassation du 5 octobre 1998, elle rappelle le contexte dans lequel celui-ci a été rendu, étant l’ancien système de majoration des allocations familiales (la majoration exigeant 66 % d’incapacité), critères abandonnés, vu la volonté du législateur dans le système actuel de prendre en considération la charge que représente le handicap pour la famille, en ce compris les soins apportés (troisième pilier).
Le gain prothétique doit en conséquence être pris en compte dans une mesure individualisée.
La cour confirme dès lors les mesures de l’expert avec et sans appareillage mais non le calcul théorique de la moyenne, à concurrence de 50 %.
Elle circonscrit la suite du débat à la question de savoir quelle est la mesure du gain prothétique, s’agissant de tenir compte du bénéfice fonctionnel réel de l’appareillage dans la vie concrète de l’enfant. Elle ordonne une réouverture des débats sur ce point.
Une autre discrimination était invoquée, sur la base de l’âge, s’agissant de procéder à la comparaison avec les conditions d’octroi de l’allocation de remplacement de revenus et de l’allocation d’intégration réservées aux adultes.
Quelques développements sont réservés à cette question, dont la conclusion est que l’objectif des législations est différent. L’allocation d’intégration vise à compenser le manque de réduction d’autonomie d’une personne handicapée et les prothèses ne peuvent être prises en compte. Cette évaluation ne peut pas être comparée avec le pilier I en matière d’allocations familiales majorées, celui-ci concernant uniquement les conséquences de l’affection sur le plan de l’incapacité physique ou mentale de l’enfant, le pilier II prenant en compte les conséquences de cette affection sur le plan de l’activité et de la participation de l’enfant par rapport aux différentes catégories fonctionnelles (intégration, mobilité, …).
Enfin, se pose une dernière question, étant la violation du principe de standstill. Celle-ci est écartée, la cour considérant qu’il ne peut être question de constater un recul significatif et que la disposition contestée doit être considérée dans le contexte législatif actuel, qui a été modifié en 2002, la jurisprudence de la Cour de cassation n’étant plus d’actualité.
Intérêt de la décision
Cet arrêt particulièrement fouillée et documenté, rendu dans une problématique très complexe, rappelle la modification législative fondamentale intervenue dans la matière des suppléments d’allocations familiales pour enfants atteints d’une affection, et ce par la loi programme du 24 décembre 2002.
Ainsi que souligné à plusieurs reprises par la cour dans l’arrêt, le système antérieur se fondait sur un critère qualifié de « classique » en droit de la sécurité sociale, étant le seuil des 66 % d’incapacité. Il était procédé à une application mécanique des critères purement médicaux du B.O.B.I. et d’un constat que l’enfant atteignait – ou non - 66 % d’incapacité. Cette règle était prévue à l’ancien article 63 de la loi coordonnée (« Les allocations familiales sont accordées jusqu’à l’âge de 21 ans en faveur de l’enfant atteint d’une incapacité physique ou mentale de 66 p.c. au moins »). Il s’agissait donc d’un système de « tout ou rien ».
Depuis la loi du 24 décembre 2002, cette limite a été abandonnée et il a été fait abstraction de la prise en compte de l’approche purement médicale du handicap. Est actuellement retenue, pour l’octroi de la majoration des prestations familiales, une évaluation globale de la situation de l’enfant, qui prend en compte les conséquences sur le handicap de trois manières, s’agissant des piliers. Le premier concerne les conséquences de l’affection dans le domaine de l’incapacité physique ou mentale, le deuxième le domaine de l’activité de la participation de l’enfant et le troisième les conséquences de l’affection pour l’entourage familial.
Outre cet imposant rappel de l’évolution du régime, cet arrêt présente l’intérêt supplémentaire d’avoir vérifié l’adéquation de mesures prises à l’époque relatives à la protection des personnes (enfants) présentant un handicap, aux principes fondamentaux d’égalité et d’interdiction de discrimination.