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Écoles européennes et pouvoir de juridiction des tribunaux du travail

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 2 janvier 2024, R.G. 2021/AB/503

Mis en ligne le lundi 12 août 2024


C. trav. Bruxelles, 2 janvier 2024, R.G. 2021/AB/503

Un arrêt du 2 janvier 2024 de la Cour du travail de Bruxelles rappelle que les Écoles européennes sont des organisations internationales, bénéficiant d’une Chambre de recours interne ayant le statut de juridiction au sens de l’article 267 TFUE : le juge belge est dès lors sans pouvoir de juridiction pour ce qui touche au statut du personnel.

Rétroactes

Un chargé de cours (et surveillant) prestant dans une École européenne de Bruxelles fut licencié le 4 décembre 2019 avec effet immédiat. Il lui était reproché de s’être absenté à plusieurs reprises sans prévenir sa hiérarchie. Se référant à l’article 39 de la loi du 3 juillet 1978, l’employeur annonça le paiement d’une indemnité de rupture d’une semaine pour la partie surveillance et de quatre semaines pour la partie chargé de cours.

L’intéressé introduisit un recours administratif auprès du Secrétaire général, en application de l’article 52 du Statut. Ce recours fut déclarée non fondé en date du 30 avril 2020.

Deux autres recours furent entrepris par la suite, l’un devant la Chambre de recours des Écoles européennes et l’autre devant le Tribunal du travail francophone de Bruxelles.

Dans chacune des procédures, l’intéressé demande la condamnation de l’École européenne qui l’avait engagé à une indemnité complémentaire de préavis pour les fonctions de surveillant et, pour les fonctions de chargé de cours à une indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable, ainsi que des dommages et intérêts pour abus de droit.

La Chambre de recours rejeta la demande en date du 4 décembre 2020 pour ce qui est de la résiliation du contrat de chargé de cours, qu’elle estimait conforme au Statut des chargés de cours et au contrat, aucune disposition du Statut n’exigeant que les parties justifient les motifs de la rupture.

Cette décision fut prise, ainsi qu’explicitement mentionné dans son texte, sans préjudice du bien-fondé des motifs de la décision de résiliation pour la partie du contrat portant sur les fonctions de surveillant, au motif que ce contentieux échappait à sa compétence.

La procédure devant le tribunal du travail

Le tribunal du travail francophone de Bruxelles statua par jugement du 20 avril 2021.

Il reconnut son pouvoir de juridiction concernant toutes les demandes lui présentées, en ce compris celles en lien avec le contrat de chargé de cours (indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable et/ou dommages et intérêts pour abus de droit de licencier).

Le tribunal sursit à statuer pour le surplus, en ce compris quant à la recevabilité d’une intervention volontaire qui avait été faite par les Écoles européennes.

Appel fut interjeté par l’employeur.

La décision de la cour

La cour rappelle, dans un titre " Cadre et antécédents » que les Écoles européennes ont été créées par la Convention du 12 avril 1957 portant statut de l’École européenne, signée à Luxembourg le 12 avril 1957 (Convention approuvée par une loi belge du 28 février 1959), ainsi que par le Protocole concernant la création des Écoles européennes signé à Luxembourg le 13 avril 1962 (approuvé par une loi belge du 8 novembre 1975).

Ces textes ont été remplacés par une Convention du 21 juin 1994 portant Statut des écoles européennes. Celle-ci, approuvée par une loi belge du 14 mai 2002, est applicable au litige.

La cour rappelle également que les Écoles européennes sont des organisations internationales, renvoyant à un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (C.J.U.E. (Gde Chambre), 14 juin 2011, Aff. n° C-196/09 (P.M. c/ ÉCOLES EUROPÉENNES), ECLI:EU:C:2011:388). Elle reprend ensuite les règles de fonctionnement interne, dont le Statut des chargés de cours.

Elle examine ensuite les demandes en appel, résumant celles-ci comme suit :

– pour l’École européenne employeur, il est demandé à la cour de se déclarer sans juridiction concernant les demandes introduites fondées sur la résiliation du contrat de chargé de cours et de débouter l’intimé de celle fondée sur la résiliation d’un contrat de surveillant ;

– pour l’employé, il s’agit de demander à la cour de confirmer le jugement en ce qu’il a reconnu son pouvoir de juridiction sur les deux fonctions. Il demande en conséquence des sommes au titre d’indemnité compensatoire de préavis et d’indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable, ces indemnités sur la base de la CCT 109 étant réclamées deux fois, l’une pour la rupture du contrat relatif à la fonction de surveillance et l’autre pour celle de chargé de cours. Il sollicite également des dommages et intérêts.

La cour se livre dès lors à un examen approfondi des règles relatives au pouvoir de juridiction du juge belge dans un litige opposant une École européenne à un membre de son personnel.

Ce pouvoir n’est pas discuté pour les fonctions de surveillant mais uniquement pour celles de chargé de cours.

Pour celles-ci, la cour estime être sans juridiction pour connaître des demandes.
Elle examine la Convention portant Statut des Écoles européennes et rappelle que celle-ci autorise le Conseil supérieur à arrêter le régime des chargés de cours, régime qui s’applique par priorité sur le droit belge puisqu’il émane d’une autorité créée par un traité international dans sa sphère de compétence.

Ce texte constitue une norme supérieure en vertu de la primauté du droit international sur le droit interne.

La cour en reprend les dispositions pertinentes notamment en ce qui concerne les recours ouverts dans le cadre du Statut. La Chambre de recours est une juridiction au sens de l’article 267 TFUE compte tenu de divers éléments, relevés dans l’arrêt de la C.J.U.E. du 14 juin 2011 ci-dessus : le régime légal de l’organisme, sa permanence, le caractère obligatoire de sa juridiction, la nature contradictoire de la procédure, l’application par l’organisme des règles de droit ainsi que son indépendance, toutes caractéristiques qui font que la Chambre de recours respecte les garanties du procès équitable au sens de l’article 6 de la CEDH. La cour souligne encore
le caractère public des audiences ainsi que le respect de la contradiction tout au long de la procédure et la force obligatoire et exécutoire des arrêts rendus.

Elle en vient, alors, à la question de la rupture du contrat de travail de surveillant, constatant que l’intéressé a été occupé dans des contrats de travail à durée déterminée successifs depuis le 1er octobre 2010, ceux-ci n’étant interrompus que par la période de vacances scolaires d’été.

En conséquence, en application de l’article 10 de la loi du 3 juillet 1978, la cour retient qu’il y a un contrat conclu pour une durée indéterminée, sauf pour l’École européenne à prouver que ces contrats successifs étaient justifiés par la nature du travail ou par d’autres raisons légitimes, ce qui n’est pas établi in concreto. La cour souligne que la prévisibilité en termes de besoin d’un surveillant augmentait à tout le moins progressivement d’année en année. Ayant mis unilatéralement fin au contrat, l’École doit une indemnité compensatoire de préavis calculée en fonction de l’ancienneté.

La cour en vient à la question de l’indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable. Elle note que la CCT n° 109 n’est pas applicable, dans la mesure où l’École européenne est une organisation internationale et que la loi du 5 décembre 1968 sur les conventions collectives de travail et les commissions paritaires ne lui est pas applicable.

L’École peut, pour la cour, être assimilée à un établissement public ou à un organisme d’intérêt public au sens de l’article 2, § 3,1, de la loi, s’agissant d’une personne morale de droit public, traitée comme un établissement scolaire de droit public.

Sur l’abus de droit, elle rappelle les principes et particulièrement l’obligation à charge du demandeur en matière de preuve. L’employé ne démontre pas la réalité des circonstances de son licenciement telles qu’il les décrit (avoir été interrompu au milieu d’un cours de sport pour devoir se rendre auprès du directeur et se voir notifier son licenciement). La demande de dommages et intérêts n’est par conséquent pas fondée.

La cour conclut dès lors qu’elle est sans juridiction pour les demandes relatives à la résiliation du contrat de chargé de cours et réforme le jugement à cet égard. Elle accueille la demande relative à l’indemnité de préavis suite à la résiliation du contrat de travail de surveillant avec l’ancienneté admise.

Intérêt de la décision

Le statut des Écoles européenne est peu exploré en jurisprudence. Cette affaire est à notre connaissance la première qui statue sur le pouvoir des juridictions du travail de connaître d’une demande liée à une rupture contractuelle survenue dans un tel établissement.

L’on notera que la cour du travail a pris une position distincte pour ce qui est couvert par le Statut (Statut des chargés de cours en l’espèce) et ce qui ne l’est pas (fonctions non couvertes). C’était d’ailleurs la position de la Chambre de recours, qui s’est déclarée sans pouvoir pour ce qui est des fonctions de surveillant (hors statut).

La cour s’est appuyée, pour sa conclusion, sur la jurisprudence de la Cour de justice sur la question, en son arrêt du 14 juin 2011, qui a reconnu à la Chambre de recours le statut de juridiction au sens de l’article 267 du TFUE. L’affaire concernait 137 enseignants détachés par le Royaume-Uni auprès de l’une des Écoles européennes, la Cour étant saisie d’une question préjudicielle au titre de l’article 234 CE, introduite par la Chambre de recours elle-même.


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