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Le paiement (ou non) d’une pension alimentaire est-il susceptible de fonder une discrimination entre chômeurs cohabitants ?

Commentaire de Cass., 3e ch., 25 mars 2024, S.21.0064.F

Mis en ligne le mercredi 14 août 2024


Cass., 3e ch., 25 mars 2024, S.21.0064.F

Le travailleur cohabitant qui paie une pension alimentaire dans les conditions prévues par l’article 110 de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 portant réglementation du chômage ne se trouve pas nécessairement dans une situation différente de celle du travailleur cohabitant qui ne paie pas de pension alimentaire pour ses enfants.

Faits de la cause

Cet arrêt est publié sur Juportal avec la requête en cassation, qui contient un exposé des faits de la cause et reproduit les motifs considérés pertinents de l’arrêt attaqué, ce qui nous permet de nous limiter à un bref résumé de ceux-ci.

M. A. bénéficiait depuis le 1er novembre 2012 d’allocations de chômage au taux travailleur ayant charge de famille sur la base de la situation qu’il avait déclarée de travailleur habitant seul et payant une pension alimentaire en exécution d’une décision judiciaire.

Le 30 mai 2018, il a conclu un contrat de bail de résidence principale, les autres preneurs étant son ex-épouse Mme B. et M. M.B. Le même jour, un pacte de colocation est conclu entre les preneurs. M. A. et son ex-épouse y sont domiciliés à partir du 11 juin 2018 et M. M.B. depuis le 20 juin.

Par déclaration C1 du 14 juin 2018, le chômeur signale son changement d’adresse, confirme la situation initialement déclarée, ajoutant en remarque « co-housing ». L’ONEm continue à lui octroyer le taux travailleur ayant charge de famille.

Divers C1 vont ensuite être introduits, qui ne présentent pas d’intérêt pour la compréhension de l’arrêt commenté.

Suite à un rapport d’enquête de ses services, l’ONEm convoque M. A. et l’entend.

Par décision du 21 mai 2019, l’ONEm exclut M. A. du droit aux allocations au taux travailleur ayant charge de famille du 11 juin 2018 au 31 mars 2019, décide de récupérer la partie des allocations indûment perçues pour la différence entre le taux isolé et le taux cohabitant et prononce une sanction administrative de 8 semaines.

M. A. conteste cette décision (ainsi que deux décisions antérieures qui sont sans intérêt pour le présent commentaire) devant le Tribunal du travail francophone de Bruxelles qui, par un jugement du 17 septembre 2019, déclare cette action recevable mais non fondée.

L’arrêt de la Cour du travail de Bruxelles

L’arrêt soumis à la censure de la Cour de cassation, prononcé le 1er juin 2021 par la Cour du travail de Bruxelles, confirme ce jugement.

L’arrêt rappelle le principe de la détermination du montant des allocations selon la situation familiale du chômeur et la définition de la notion de cohabitation adoptée par la Cour de cassation, notamment dans un arrêt du 22 janvier 2018.

Les motifs reproduits dans la requête en cassation ne permettent pas de déterminer si un débat a eu lieu sur la notion de co-housing au regard du cas d’espèce. La cour du travail a en tout cas décidé que M. A. était cohabitant.

La cour du travail décide ensuite que : « La thèse subsidiaire d’une discrimination, outre qu’elle n’est pas autrement développée, ne peut être suivie. Elle semble reposer, à défaut d’autres explications, sur une ventilation du montant journalier des allocations qui ne se retrouve pas dans le texte réglementaire ».

La procédure devant la Cour de cassation

Le pourvoi en cassation invoque la violation des articles 10, 11 et 159 de la Constitution, du principe général du droit de valeur constitutionnelle de légalité et de la hiérarchie des normes, dont l’article 159 de la Constitution constitue une application et de l’article 110 de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 portant réglementation du chômage.

Le grief est en substance que les principes d’égalité et de non-discrimination interdisent de traiter de manière identique deux catégories de personnes se trouvant, au regard de la mesure considérée, dans une situation différente alors qu’il n’existe aucune justification raisonnable, objective et proportionnée à ce que la norme en cause ne prenne pas en compte la différence de situation.

Or, le travailleur cohabitant qui paie effectivement une pension alimentaire respectant les conditions de l’article 110, § 1er, 3° ou 4° de l’A.R. se trouve dans une situation différente du travailleur cohabitant qui ne paie pas cette pension alimentaire. Le premier a donc des charges que le second n’a pas.

Le moyen soutient qu’il n’existe aucune justification raisonnable à ce que cette différence de situation pertinente au regard des objectifs de cette disposition ne soit pas prise en compte.

La décision de la Cour de cassation

La Cour de cassation décide que ce moyen, qui « suppose tout entier que, parmi les travailleurs cohabitants au sens de l’article 110, § 3, seuls ont charge de famille ceux qui paient de manière effective une pension alimentaire sur la base d’une décision judiciaire ou de certains actes notariés, ou dont le conjoint a été autorisé à percevoir des sommes dues par des tiers, manque en droit. »

Intérêt de la décision commentée

La comparaison proposée par le pourvoi entre les deux catégories de cohabitants était effectivement problématique.

Lorsque deux parents élèvent ensemble leurs enfants, aucune pension alimentaire n’est payée mais ils contribuent tous deux à l’entretien et l’éducation de ceux-ci et ont tous les deux charge de famille même si les revenus de l’un deux peuvent avoir pour conséquence que celui qui est chômeur soit indemnisé au taux cohabitant.

Il reste que la détermination du montant des allocations de chômage en fonction de la cohabitation est un des problèmes de la réglementation du chômage fréquemment soumis aux juridictions du travail.

La Cour constitutionnelle, saisie notamment par onze ASBL, associations connues depuis longtemps pour leur défense des droits de l’homme, du droit au logement, de la lutte contre la pauvreté, associations féministes et culturelles, etc…sur la compatibilité avec les articles 10 et 11 de la Constitution de l’habilitation donnée au Roi de tenir compte des revenus des personnes vivant sous le même toit que le chômeur, a décidé que « La composition du ménage est un critère objectif et pertinent au regard du but poursuivi par le législateur, dès lors que les besoins du chômeur sont susceptibles de varier en fonction de ses choix de vie (B.7.2). En imposant au Roi de tenir compte de la composition du ménage et en Lui permettant d’établir une distinction en fonction du statut isolé ou non du chômeur, la disposition en cause autorise qu’une distinction soit faite quant au montant de l’allocation en fonction de l’existence d’une cohabitation, notamment selon les revenus des personnes vivant sous le même toit que le chômeur. Partant, l’ingérence dans le droit au respect de la vie privée et familiale est a priori prévue de manière suffisamment accessible, et elle est énoncée avec suffisamment de précision dans le cadre de l’habilitation en cause (B.10.1). En outre, l’habilitation en cause ne produit pas en soi des effets disproportionnés pour les bénéficiaires des allocations visées. (…) par le recours au critère de la composition du ménage, le législateur a souhaité garantir la proportionnalité entre le montant de l’allocation perçue et les besoins des bénéficiaires, compte tenu des différents choix de vie possibles (B.10.2.). Pour le surplus, il appartient à la juridiction a quo, en application de l’article 159 de la Constitution, de vérifier si la mise en œuvre de l’habilitation en cause par l’arrêté royal du 25 novembre 1991 ainsi que par l’arrêté ministériel du 26 novembre 1991 « portant les modalités d’application de la réglementation du chômage », qui déterminent concrètement les modalités du calcul des allocations du chômeur cohabitant et donc le montant de celles-ci, est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (B.11) ». (C. Const., 14 décembre 2023, n° 171/2023)


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