Commentaire de C. trav. Bruxelles, 18 avril 2024, R.G. 2022/AB/720
Mis en ligne le mercredi 14 août 2024
C. trav. Bruxelles, 18 avril 2024, R.G. 2022/AB/720
Terra Laboris
Dans un arrêt du 18 avril 2024, la Cour du travail de Bruxelles conclut, sur la base de la Convention de Vienne du 18 avril 1961 sur les relations diplomatiques, à l’obligation légale d’assujettissement à la sécurité sociale belge du personnel de service, étant les membres du personnel de la mission diplomatique employés au service de cette mission.
Les faits
Un citoyen soudanais a été engagé par un État étranger (Qatar) à partir du 1er octobre 2005 dans le cadre d’un contrat de travail à durée indéterminée. Sa fonction est celle d’agent de sécurité au sein de l’ambassade de cet État à Bruxelles.
Lui a été délivrée une carte d’identité de type S (membre du personnel de service).
En 2015, le SPF Affaires étrangères a informé son employeur que sa carte d’identité ne serait plus renouvelée à partir du 11 mai 2016, son séjour ne pouvant plus être considéré comme « temporaire ». L’ambassade était dès lors invitée à introduire une demande de permis de travail et d’inscription à la commune de sa résidence, s’agissant d’un recrutement local avec contrat de travail belge.
Les documents relatifs au permis travail et à l’autorisation d’occupation d’un travailleur étranger ont été délivrés. Un contrat de travail à durée indéterminée a dès lors été signé le 17 mars 2016 et l’intéressé a été assujetti à l’O.N.S.S. en qualité d’employé.
Il a été licencié par courrier du 19 décembre 2017, moyennant paiement d’une indemnité compensatoire de préavis.
Une procédure a été lancée devant le tribunal du travail francophone de Bruxelles par citation du 28 mars 2018.
Objet de la demande
L’intéressé postule la condamnation de l’État à une indemnité compensatoire de préavis, ainsi qu’à des arriérés de double pécule de vacances, à un pécule de vacances de sortie et à d’autres sommes (prime d’ancienneté, heures supplémentaires et paiement d’un jour férié).
Il sollicite également la régularisation de sa situation sur le plan de l’assujettissement à la sécurité sociale belge, demandant paiement des cotisations relatives à sa rémunération non déclarée. Il réclame également des dommages et intérêts, fixés provisionnellement à un euro.
Enfin, il demande la condamnation de l’État du Qatar à délivrer des documents sociaux sous peine d’astreinte.
Le jugement du tribunal
Le tribunal a statué par jugement du 20 mai 2022, accueillant partiellement la demande. Il a condamné l’État étranger au paiement de l’indemnité compensatoire de préavis, ainsi que du jour férié et des heures supplémentaires.
Il a également fait droit à la demande en ce qu’elle visait l’assujettissement à la sécurité sociale, considérant qu’il s’agissait d’un engagement contractuel, condamnant le défendeur à payer les cotisations relatives à la rémunération payée et non déclarée pendant la période d’occupation.
Il a réservé à statuer sur les montants ainsi que sur le préjudice définitif du demandeur.
Appel a été interjeté par l’État étranger.
L’arrêt de la cour
Le premier point tranché par la cour est l’assujettissement à la sécurité sociale belge.
Elle reprend en premier lieu la règle générale relative à l’obligation d’assujettissement, renvoyant à l’article 3 de la loi du 3 juin 1969 révisant l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 concernant la sécurité sociale des travailleurs. Il en découle que le principe concernant les membres du personnel de l’ambassade d’un État étranger à Bruxelles est l’assujettissement à la sécurité sociale belge sans préjudice des dispositions des conventions internationales.
L’État étranger s’appuyant ici sur la Convention de Vienne du 18 avril 1961 sur les relations diplomatiques, qui exempte de l’obligation d’assujettir à la sécurité sociale les membres de son personnel de service qui ne sont pas ressortissants belges ou qui ne résident pas de manière permanente en Belgique, la cour reprend les dispositions pertinentes de cette convention, étant ses articles 33 et 37.3.
La cour souligne une difficulté d’interprétation dans le texte, l’article 33 soumettant l’exemption à des conditions différentes selon le statut de la personne concernée : sont ainsi exemptés sans condition, en vertu de l’article 33.1, les agents diplomatiques pour ce qui est des services rendus à l’État accréditant (les agents diplomatiques étant le chef de la mission ou les membres du personnel diplomatique ayant la qualité de diplomates) et, en vertu de l’article 33.2, les domestiques privés au service exclusif d’un agent diplomatique à la condition qu’ils ne soient pas ressortissants de l’État accréditaire ou qu’ils n’y aient pas de résidence permanente et qu’ils soient soumis aux dispositions de sécurité sociale qui peuvent être en vigueur dans l’État accréditant ou dans un État tiers (les domestiques privés étant les personnes employées au service domestique d’un membre de la mission qui ne sont pas employées par l’État accréditant).
La cour souligne que la Convention de Vienne ne précise pas si le renvoi effectué par l’article 37.3 fait référence à l’exemption sans conditions de l’article 33.1 ou à l’exemption sous conditions de l’article 33.2.
En l’espèce, la situation de l’intéressé est très différente de celle des agents diplomatiques (ceux-ci ayant des liens de rattachement étroits avec l’État accréditant dont ils sont les représentants) et elle est également distincte de celle des domestiques privés, dans la mesure où ils sont au service de l’État accréditant alors que ces domestiques privés sont employés par un agent diplomatique personne physique.
En matière de couverture de sécurité sociale, pour la cour, leur situation est cependant plus proche de celle de ce personnel domestique privé, cette catégorie n’ayant pas nécessairement de lien de rattachement avec l’État accréditant autre que leur occupation pour celui-ci ou pour l’un de ses diplomates.
L’objectif sous-jacent aux dispositions en cause étant que tout salarié doit pouvoir jouir d’un système étatique de sécurité sociale - étant un instrument permettant de réaliser le droit à la dignité humaine et relevant, à ce titre, de l’ordre public international -, la cour conclut qu’il y a lieu d’interpréter l’article 37.3 de la Convention de Vienne comme renvoyant à l’article 33.2.
L’État accréditant est donc exempté de l’obligation d’affilier son personnel au régime de sécurité sociale de l’État accréditaire pour autant que (i) qu’il ne soit pas ressortissant de cet État accréditaire ou n’y ait pas de résidence permanente et (ii) soit soumis aux dispositions de sécurité sociale en vigueur dans l’État accréditant ou dans un État tiers.
En l’espèce l’intéressé n’a bénéficié d’aucune couverture sociale dans aucun régime étatique. L’assujettissement constituait donc une obligation légale et non un engagement contractuel (ainsi que l’avait retenu le premier juge).
En conséquence, constatant que l’État étranger n’a pas respecté les obligations imposées à l’employeur en vertu de l’article 21 de la loi du 27 juin 1969, l’appelant est tenu d’assujettir l’intéressé à la sécurité sociale pour la période de 2007 à 2016.
La cour examine ensuite la question de la prescription, celle-ci étant invoquée par l’État étranger, qui plaide qu’un contrat a été signé le 17 mars 2016 ne contenant aucune indication concernant le contrat de travail précédent.
Pour la cour, la modification du statut de séjour de l’intéressé ainsi que son affiliation à la sécurité sociale en 2016 n’ont pas eu pour effet de mettre fin à la relation de travail existant entre les parties et d’y substituer une nouvelle.
Elle accueille l’argument de l’intimé selon lequel le non-assujettissement à la sécurité sociale constitue une infraction pénale et que les règles de prescription applicables sont celles de la prescription de l’action civile née d’une infraction. Elle retient le délit continué, s’agissant de faits délictueux consistant en l’exécution successive d’une même intention délictueuse, à savoir la volonté de ne pas respecter l’obligation d’affilier le travailleur à la sécurité sociale belge et de payer les cotisations sociales.
La prescription de cinq ans a dès lors pris cours à la dernière infraction, à savoir juste avant l’affiliation du travailleur à la sécurité sociale en 2016. L’action ayant été intentée en décembre 2018, elle n’est pas prescrite.
L’assiette des cotisations a été fixée provisoirement par le tribunal. La cour la corrige légèrement, celle-ci étant portée à un montant de l’ordre de 467 000 €.
Elle fixe le montant de la condamnation à des dommages et intérêts à un euro provisionnel, réservant à statuer sur le dommage définitif après paiement de ces cotisations.
La cour tranche encore des questions plus ponctuelles, confirmant ici la condamnation prononcée par le tribunal au paiement des heures supplémentaires, ainsi que d’arriérés de double pécule de vacances et de pécule de vacances de sortie. Elle confirme également le droit à une indemnité compensatoire de préavis, dont à déduire l’indemnité de départ payée à la rupture.
Intérêt de la décision
La Cour du travail de Bruxelles se prononce sur une question récurrente dans le contentieux du personnel des ambassades, à savoir celle des conditions d’application de l’exemption sociale prévue par la Convention de Vienne au personnel de service.
La Convention est assez claire quant à l’application de l’exemption aux agents diplomatiques - pour lesquels aucune condition spécifique ne s’applique - et aux domestiques privés, pour lesquels le texte exige explicitement une double condition (1) d’absence de rattachement à l’état accréditaire et (2) d’assujettissement à un (autre) régime de sécurité sociale.
Par contre, en ce qui concerne le personnel de service et le personnel administratif et technique, la Convention renvoie aux dispositions qui régissent l’exemption de l’agent diplomatique et celle du domestique privé...sans préciser lequel de ces deux régimes doit s’appliquer.
Cette lacune contraint la Cour du travail de Bruxelles à interpréter le texte de la Convention. Relevant la proximité entre la situation du personnel de service et celle des domestiques privés, ainsi que l’importance du droit à la sécurité sociale qui relève de l’ordre public international, la cour conclut que l’exemption prévue par la Convention concernant le personnel de service doit répondre aux mêmes conditions que celles relatives aux domestiques privés. Elle requiert donc la réunion de deux conditions :
1. Le travailleur ne doit pas être ressortissant de l’État accréditaire ou y avoir sa résidence permanente
2. Le travailleur doit être soumis aux dispositions de sécurité sociale en vigueur dans l’état accréditant ou un État tiers.
En conséquence, une pratique telle que celle en cause, qui consiste à recruter du personnel de service dans des pays tiers pour l’occuper en Belgique sans qu’il ne soit couvert par un quelconque régime de sécurité sociale, est illégale et ce personnel doit être assujetti à la sécurité sociale belge.