Commentaire de C. trav. Bruxelles, 7 décembre 2023, R.G. 2018/AB/858
Mis en ligne le mercredi 28 août 2024
Cour du travail de Bruxelles, 7 décembre 2023, R.G. 2018/AB/858
Terra Laboris
Dans un arrêt du 7 décembre 2023, la Cour du travail de Bruxelles rappelle sa jurisprudence en la matière : si l’O.N.S.S. refuse les réductions groupes-cibles, il lui appartient d’établir les conditions d’application de cette exclusion en vertu de l’article 8.4 du livre VIII du Code civil.
Les faits
Une société de personnes (société A) constituée en 1987 a, depuis 2012, une unité d’établissement à Uccle, où se trouve un seul bâtiment dont le rez-de-chaussée est exploité par un restaurant.
Le gérant (M.M.) a démissionné le 1er janvier 2007 et un autre gérant (M.D.S.) a été désigné.
La société A exploitera le restaurant jusqu’au 31 mars 2014.
Entre-temps, une autre société de personnes (société B) a été constituée en mars 2012. Elle a quelque temps plus tard transféré son siège social à l’adresse d’Uccle. M.D.S. est nommé à dater du 1er janvier 2014 au poste de cogérant (il en sera également actionnaire).
Pendant une période de plus de trois mois (fin décembre 2013 – 31 mars 2014), les deux sociétés ont ainsi une même unité d’établissement.
Est actée lors d’une AG du 10 mars 2014 la démission de M.D.S. de son poste de co-gérant de la société B. Celui-ci y reste cependant actif.
Présente dans les lieux depuis cette période de plus de trois mois, la société B conclut alors une « convention de location-gérance » du restaurant avec une autre société se présentant comme le propriétaire du fonds de commerce du restaurant (société C). Celle-ci est représentée à cette convention par son gérant, M.M., qui a été gérant précédemment de la société A. Cette convention est conclue pour quelques mois, finissant de plein droit le 31 octobre 2014.
Entre-temps, depuis le 1er août, M.D.S. a de nouveau été nommé cogérant de la société B.
Le 24 octobre 2014, l’inspection sociale a entendu le cuisinier engagé depuis 2001.
Celui-ci précise notamment dans son audition que « le patron a changé fin de l’année 2013 ».
Le 19 juillet 2016, l’O.N.S.S. s’adresse à la société B, à propos des réductions groupes-cibles « premiers engagements » accordées. L’Office constate que plusieurs travailleurs (dont le cuisinier) ont travaillé pour la société A et que le gérant actuel de la société B (M.D.S.A) était le gérant de la société A. En conséquence, le critère social est rempli.
L’Office précise que le critère économique l’est également partiellement, les deux sociétés présentant une activité de « restauration à service complet » et la clientèle étant la même. Il conclut à l’existence d’une même unité technique d’exploitation.
En suite de ce constat, la vérification concernant l’augmentation du nombre de travailleurs au premier trimestre d’engagement (sous la société B) par rapport aux quatre trimestres précédents (la société A) a été faite. En ce qui concerne trois travailleurs, il s’agit de remplacement de travailleurs occupés dans les quatre trimestres précédents dans la même UTE. Par contre, le quatrième travailleur, engagé le 10 avril 2014, ouvre le droit à la réduction, s’agissant d’une augmentation de personnel d’une unité. L’Office confirme avoir annulé trois réductions groupes-cibles « premiers engagements » et annonce un décompte rectificatif.
Aucune suite n’est apportée à cette notification.
Le 25 novembre 2016, l’O.N.S.S. saisit en conséquence le tribunal du travail francophone demandant la condamnation de la société B au paiement d’une somme d’environ 5 800 euros.
Entre-temps la société A a été déclarée en faillite.
Dans le cours de la procédure, l’0ffice pratique une saisie conservatoire sur un remboursement d’impôt dû à la société B (application de l’article 334 de la loi-programme du 27 décembre 2004, de l’article 166, § 3, de l’arrêté royal du 27 août 1993 et du Code des impôts sur les revenus 1992).
La décision de la cour
La cour reprend le droit applicable selon la législation en vigueur au moment des faits.
Elle rappelle que le législateur a voulu exclure du bénéfice de la réduction les nouveaux employeurs dans certaines situations où il n’y a pas de réelle création d’emploi, mais, au mieux, un maintien de l’emploi existant. Le nouvel engagement doit dès lors représenter une réelle création d’emploi dans la même unité technique d’exploitation.
La cour renvoie à l’arrêt de la Cour de cassation du 13 mai 2019 (Cass., 13 mai 2019, S.18.0039.N), qui enseigne que pour déterminer si le nouvel engagé remplace un travailleur qui était actif dans la même unité au cours des quatre trimestres précédant l’engagement, il faut faire une comparaison entre la consistance du personnel de celle-ci au moment de l’entrée en service du nouvel engagé et le nombre maximal de membres du personnel occupé dans celle-ci dans le cours des quatre trimestres précédant cet engagement.
Ce n’est que si la consistance du personnel au moment de l’engagement du nouvel engagé est augmentée et qu’il est satisfait aux autres conditions légales que la réduction est accordée.
La cour rappelle encore que la notion d’UTE fait ici l’objet d’une acception large et qu’il faut déterminer si dans les faits, de manière concrète, l’entité qui occupe le nouvel engagé est socialement et économiquement interdépendante de celle qui occupait le travailleur qu’il remplace, les critères sociaux ne primant pas les critères économiques.
Tout en précisant que la loi-programme du 27 décembre 2021 n’est pas applicable au litige, elle retient que le législateur y a opté pour « l’existence d’au moins une personne commune, indépendamment de sa fonction au sein des entités juridiques ». Avant cette modification du texte, la cour rappelle qu’il est généralement retenu qu’une personne commune doit être occupée au sein des différentes entités juridiques pour qu’il soit satisfait au critère social.
Selon les appréciations jurisprudentielles, cette personne commune peut être un membre du personnel non dirigeant ou un membre de la direction.
La cour donne encore, sur le plan du critère économique, les éléments généralement retenus, soulignant que chaque indice ne se suffit pas à lui-même et que ceux-ci ne doivent pas être rencontrés de manière cumulative.
Sur le plan de la charge de la preuve, elle note que l’employeur doit prouver qu’il répond aux conditions prévues pour bénéficier des réductions, ce qui lui ouvre en principe le droit à celles-ci. Si pour sa part l’O.N.S.S. refuse ces réductions et entend appliquer l’article 344 de la loi, il lui appartient d’établir les conditions d’application de cette exclusion en vertu de l’article 8.4. du livre VIII du Code civil.
Elle précise cependant que comme toute partie au procès l’employeur est tenu de collaborer loyalement à l’administration de celle-ci et qu’il a notamment l’obligation de contribuer à la clarification de la situation de fait, même en l’absence de toute instruction du juge en ce sens, cette obligation pouvant consister dans la production d’éléments de preuve (avec renvoi à W. VANDENBUSSCHE, « L’obligation de collaborer à l’administration de la preuve : précisions sur la portée d’un principe particulier », note sous Cass., 7 juin 2019, R.C.J.B. 2021, page 249).
En l’espèce, la cour constate que la société a manqué à la collaboration à l’administration de la preuve, allant jusqu’à altérer les éléments de la situation de fait.
Elle se focalise sur la période des trois mois (fin 2013 – fin du premier trimestre 2014), où M.D.S. a joué un rôle clé, d’autant qu’il était concomitamment le « cogérant » (et actionnaire) de la société B en restant gérant de la société A jusqu’à la faillite.
Par ailleurs des travailleurs ont travaillé sans discontinuer pour les deux sociétés.
Un transfert d’entreprise au sens de la CCT numéro 32 bis est ainsi concrètement intervenu et le nouvel employeur ne pouvait bénéficier de la réduction des cotisations.
Intérêt de la décision
La cour a reconstitué les éléments de fait décisifs, tout en déplorant le manque de collaboration de la société à l’administration de la preuve. Le nouveau Code civil fait de cette obligation de collaborer une obligation essentielle, indépendamment de la question de la charge de la preuve.
L’on notera que dans l’arrêt commenté la Cour du travail de Bruxelles considère que l’employeur doit prouver remplir les conditions pour bénéficier des réductions groupes-cibles, ce qui ouvre la porte à celles-ci. Quant à l’O.N.S.S. qui contesterait que les conditions d’octroi de ces réductions sont remplies, il doit, conformément à l’article 8.4 du livre VIII du Code civil, établir les conditions d’application de l’exclusion.
La répartition de la charge de la preuve n’est pas toujours celle-ci.
Ainsi, il est également jugé que c’est à l’O.N.S.S., qui réclame le paiement de cotisations sociales et qui a la qualité de créancier, de prouver l’assujettissement de l’employeur au sens de la législation. Si l’employeur, assigné en justice en paiement, soutient que les cotisations ne sont pas dues dans la mesure où il aurait droit à une réduction, ce n’est pas à l’O.N.S.S. d’apporter la preuve qu’il ne peut pas bénéficier de celle-ci et donc qu’il n’est pas un nouvel employeur mais bien à ce dernier d’établir qu’il répond à cette définition (C. trav. Liège (div. Liège), 9 mars 2022, R.G. 2020/AL/563). Dans cette approche, ce n’est pas à l’O.N.S.S. d’apporter la preuve que l’employeur ne peut pas bénéficier d’une réduction mais à celui-ci d’établir qu’il répond aux conditions de cette réduction. Il devient demandeur sur « exception » au sens de l’article 1315 ou 8.4 du Code civil, s’agissant d’une exception (partielle) au paiement plein des cotisations sociales, qui est la norme. (C. trav. Liège (div. Liège), 30 août 2022, R.G. 2020/AL/317).