Terralaboris asbl

Phase préparatoire à la réorganisation de l’entreprise dans le cadre d’une procédure de réorganisation judiciaire et obligation d’information et de consultation des travailleurs

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège), 26 mai 2023, R.G. 21/1.799/A

Mis en ligne le mercredi 4 septembre 2024


Tribunal du travail de Liège (division Liège), 26 mai 2023, R.G. 21/1.799/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 26 mai 2023, le Tribunal du travail de Liège (division Liège) a interrogé la Cour de Justice de l’Union européenne sur l’interprétation à donner à l’article 5, § 1er, de la Directive 2021/23/CE (transferts d’entreprises) lorsque la réorganisation de l’entreprise est préparée antérieurement à l’ouverture d’une procédure de faillite (en l’espèce dans le cadre d’une procédure de réorganisation judiciaire).

Les faits

Une société hollandaise exploitant des magasins de vente de biens de consommation de toute nature à prix réduits (textile, produits d’entretien, etc.) a enregistré une perte importante de son chiffre d’affaires lors de la crise COVID–19.

Lors d’un conseil d’entreprise en juillet 2020, elle a annoncé son intention d’introduire une demande de réorganisation judiciaire, ce qui fut fait devant le Tribunal de l’Entreprise de Gand.

Elle a obtenu un sursis, par jugement du 30 juillet 2020, et trois mandataires de justice ont été désignés.

Ceux-ci ont reçu une offre de reprise émanant d’une société néerlandaise (dénomination commerciale voisine), souhaitant poursuivre les activités sous une forme " allégée/réduite/moins contraignante » avec une société restant à créer. L’offre concerne une partie des magasins et la reprise de moins de la moitié des membres du personnel, ceux-ci étant sélectionnés par le candidat cessionnaire.

Une société est ainsi créée (dénomination commerciale identique à la première mais forme juridique différente) en vue de reprendre une partie des activités de la société initiale.

Un second jugement est rendu par le tribunal de l’entreprise, le 8 octobre 2020, rejetant la demande d’homologation de l’offre de reprise, au motif que certaines clauses (relatives au pécule de vacances et à la prime de fin d’année du personnel) sont contraires aux dispositions impératives de la CCT n° 102 relative au maintien des droits des travailleurs en cas de changement d’employeur à la suite d’un transfert sous autorité de justice ainsi qu’à la Directive 2021/23/CE du 12 mars 2001.

Concomitamment, le tribunal prononce la faillite de la société initiale et désigne trois curateurs (étant les mêmes que les mandataires de justice désignés précédemment).

La société nouvellement créée annonce cependant la réouverture des commerces.

Les membres du personnel de la société faillie sont licenciés sur le champ moyennant paiement d’une indemnité compensatoire.

Le lendemain du jugement déclaratif de faillite, une partie de l’actif mobilier (corporel et incorporel) est cédé par les curateurs à la société nouvellement constituée. Le personnel annoncé est repris.

Des membres du personnel non repris interpellent alors les curateurs quant au respect de la réglementation (respect de la procédure d’information et de consultation préalable des organes sociaux ainsi que conditions du transfert au cessionnaire).

Ceux-ci considèrent, en réponse, avoir respecté les procédures. Ils précisent qu’aucun personnel ou aucune activité n’a été transféré.

L’activité se poursuit, celle-ci étant exercée sous la même enseigne commerciale.

La procédure

Une procédure a été introduite le 21 juin 2021 devant le tribunal du travail de Liège (division Liège) par 22 anciens travailleurs licenciés. Elle est dirigée contre la société faillie (les curateurs étant défendeurs), ainsi que contre la société repreneuse.

En cours de procédure, 38 autres travailleurs ont rejoint les demandeurs originaires. C’est ainsi non moins de 60 parties demanderesses et intervenantes volontaires qui soutiennent la procédure. Elles invitent le tribunal à constater la violation des obligations d’information et de consultation préalables en matière de licenciement collectif (CCT n° 24 du 2 octobre 1975 et article 66 de la loi du 13 février 1998 portant des dispositions en faveur de l’emploi), ainsi qu’à dire pour droit que l’opération de cession d’activité intervenue est un transfert conventionnel au sens de la CCT n° 32bis.

Elles postulent, dès lors, des dommages et intérêts en réparation du préjudice découlant de la violation des dispositions en cause, ainsi qu’un euro provisionnel au titre d’arriérés de rémunération, pécules, primes et indemnités en ce compris l’indemnité compensatoire de préavis.

À titre subsidiaire, elles formulent trois questions préjudicielles à destination de la Cour de justice, deux étant fondées sur les articles 1 à 3 de la Directive 98/59/CE du Conseil du 20 juillet 1998 (licenciements collectifs) et la troisième concernant l’article 5, § 1er, de la Directive 2021/23/CE du Conseil du 12 mars 2001 (transferts d’entreprises).

La décision du tribunal

Le tribunal règle en premier lieu une double question de compétence, les parties défenderesses ayant soulevé un déclinatoire de compétence tant matérielle que territoriale.

Pour ce qui est de la compétence matérielle, le tribunal rappelle qu’il faut distinguer les éléments de solution d’une contestation portant sur une créance, lesquels concernent tant son existence que sa nature ou son étendue, des règles relatives à l’admission de cette créance au passif et qui sont régies par les dispositions du Code de droit économique.

En l’espèce, la demande vise incontestablement une contestation d’ordre individuel relative à l’application d’une convention collective de travail, au sens de l’article 578, 3°, du Code judiciaire et non une contestation au sens de l’article 574, 2°, du même code. Le fait que l’action soit dirigée contre une société déclarée en faillite n’a aucune incidence sur la compétence matérielle.

Pour ce qui est de la compétence territoriale, existe un critère de rattachement permettant de conclure à celle-ci, étant que plusieurs requérants étaient occupés dans des magasins situés en région liégeoise.

Le tribunal en vient ainsi au fond, étant en premier lieu le rappel des obligations d’information et de consultation des représentants des travailleurs en cas de licenciement collectif. Le cadre légal et jurisprudentiel est longuement rappelé, en ce compris la procédure de réorganisation judiciaire. Il renvoie à cet effet à la doctrine de A. ZENNER (A. ZENNER, Traité de droit de l’insolvabilité, Limal, Anthémis, 2019, page 693), qui rappelle que l’ouverture de la procédure de réorganisation judiciaire ne met pas fin au contrat de travail.

Une autre doctrine (H. DECKERS, « La notion de licenciement collectif à l’aune de la jurisprudence de la CJUE », Aspects sociaux de la réorganisation des entreprises en difficulté, Limal, Anthémis, 2022, page 220) expose qu’en cas de procédure de réorganisation judiciaire, l’obligation d’information et de consultation des représentants des travailleurs – ou, à défaut, des travailleurs eux-mêmes – repose en premier lieu sur le débiteur qui entend transférer tout ou partie de son activité. Le candidat repreneur ne peut quant à lui être tenu d’initier la procédure d’information et de consultation que s’il est démontré que l’intention de procéder à un licenciement collectif n’est apparue qu’après le transfert. Avant cela, il n’a pas la qualité d’employeur et ne peut être tenu au respect de cette procédure.

Le tribunal pose dès lors la question de l’obligation pour la société faillie de respecter les procédures, rappelant que le licenciement collectif est intervenu après le jugement déclaratif de la faillite, prononcée le 8 octobre, que la société repreneuse n’a été constituée que le 30 septembre et qu’elle n’avait dès lors aucune responsabilité quant au fonctionnement de la société faillie.

Par ailleurs le tribunal rappelle que la CCT n° 24 du 2 octobre 1975, qui contient également des procédures d’information et de consultation, ne mentionne pas l’hypothèse de la faillite. En conséquence l’application de l’article 66 de la loi du 13 février 1998 est spécifiquement exclue dans cette hypothèse. Renvoi est également fait à l’article XX.139 du titre VI, chapitre III du Code de droit économique. Le tribunal cherche également du côté des directives européennes mais n’y voit pas davantage d’obligations imposées dans le cadre d’une faillite.

En conséquence, aucune faute ne peut être reprochée aux curateurs.

Cependant, la question est différente pour ce qui concerne la réorganisation judiciaire, les mandataires de justice ayant pour mission d’organiser et de transférer tout ou partie des activités de la société.

Le tribunal vérifie d’abord, à cet égard, si la société (ultérieurement faillie) a respecté l’obligation d’information et de consultation, reprenant à la fois la CCT n° 24 du 2 octobre 1975, l’article 66, § 1er, de la loi du 13 février 1998 et l’article 2.3 de la Directive 98/59 du Conseil du 20 juillet 1998 concernant le rapprochement des législations des états membres relatives aux licenciements collectifs.

Il retient qu’au plus tôt lors du dépôt de la requête en réorganisation judiciaire, la société devait prendre une décision interne susceptible d’entraîner des répercussions importantes sur l’entreprise (étant les termes des articles 25 et suivants de l’arrêté royal du 27 novembre 1973). Elle avait dès lors des obligations en matière d’information et de consultation. Celle-ci invoquant l’existence de plusieurs réunions intervenues après l’introduction de la procédure de PRJ, le tribunal note le caractère déficient des communications faites ainsi que le non-respect de la procédure de licenciement collectif.

Il souligne notamment que les cellules de reconversion du FOREm et de la VDAB n’ont été contactées par les curateurs qu’après le prononcé de la faillite, ce qui est contraire aux objectifs affichés de la loi Renault.

Il en conclut que la société ne prouve pas avoir initié la procédure d’information et de consultation préalables conformément à la CCT n° 24 et à la loi du 13 février 1998 avant le dépôt de la requête en réorganisation judiciaire ni même au moment de ce dépôt.

Il envisage dès lors la responsabilité de la société et son étendue, rappelant que les requérants font état d’un préjudice tant matériel que moral en lien causal avec les manquements de la société.

Pour le tribunal ces manquements constituent une faute et il y a lieu d’établir le dommage en lien causal avec celle-ci, étant acquis en l’espèce qu’il n’y a pas eu de contestation collective au sens de l’article 67, alinéa 2, de la loi du 13 février 1998. Sur ce point, il renvoie à un arrêt de la cour du travail de Liège, qui a jugé que cette absence de contestation collective ne fait pas obstacle à des demandes de dommages et intérêts formées par les travailleurs sur la base de l’article 1147 de l’ancien Code civil, concluant que les travailleurs conservent le droit d’agir et leur intérêt à exercer leur action (C. trav. Liège, 30 avril 2007, R.G. 32/872/04).

Sur le plan de la réparation, un préjudice moral est démontré à suffisance de droit. Pour ce qui est du préjudice matériel, il s’agit, pour les parties requérantes, de la perte d’une chance de conserver l’emploi si la procédure d’information et de consultation avait été respectée. Cette chance n’était pas inexistante, vu qu’une société du groupe a repris les activités avec succès. Pour le tribunal, cependant, la chance de conserver l’emploi ne pouvait être considérée comme sérieuse et/ou réelle, vu la restructuration des activités.

Reste encore à déterminer la qualification juridique de l’opération de cession des actifs, s’agissant de déterminer s’il s’agit d’un transfert conventionnel d’entreprise ou d’une cession d’actifs après faillite.

Ici également le tribunal fait un rappel fouillé du contexte législatif et de la jurisprudence de la Cour de justice. Il retient une particularité du cas d’espèce, étant que la première partie des opérations (préparation de la cession) s’est déroulée sous la supervision des mandataires de justice (PRJ) et que la seconde partie (transfert d’actifs et de personnel) est immédiatement consécutive au refus d’homologation du tribunal de l’entreprise, celle-ci étant de surcroît intervenue eu égard à la constatation de la non protection des droits des travailleurs (refus du cessionnaire de reprendre le passif social lié au pécule de vacances et à la prime de fin d’année).

Or, la Directive 2001/23/CE contient en son article 5, § 1er, une exception qui ne se retrouve pas dans la législation belge, le Code de droit économique (article XX.39/1) ne concernant que la phase préparatoire (pré-pack plan) et non la phase de cession (pré-pack cession).

Le tribunal pose dès lors une question à la Cour de justice, relative à l’interprétation de l’article 5, § 1er, de la Directive 2021/23/CE, étant de savoir si la condition qu’il prévoit, selon laquelle ses articles 3 et 4 ne s’appliquent pas au transfert d’une entreprise lorsque le cédant fait l’objet d’une procédure de faillite ou d’une procédure d’insolvabilité analogue ouverte en vue de la liquidation des biens du cédant, n’est pas remplie lorsque le transfert de tout ou partie d’une entreprise est préparée antérieurement à l’ouverture d’une procédure de faillite visant la liquidation des biens du cédant (en l’espèce dans le cadre d’une procédure de réorganisation judiciaire) se concluant par un accord de cession dont l’homologation est refusée par la juridiction compétente, puis mis en œuvre immédiatement après la déclaration de faillite, en dehors de l’application de toute disposition législative ou réglementaire de droit interne.

Intérêt de la décision

Cet imposant jugement du tribunal du travail de Liège se penche, dans un contexte très particulier sur le plan du droit économique, sur la sanction du non-respect des procédures d’information et de consultation en cas de licenciement collectif.

À chaque étape de son raisonnement, le tribunal a repris les principes, faisant la jonction avec la réglementation européenne et la jurisprudence de la Cour de justice.

Il a décelé une discordance possible dans les textes, à partir de l’article 5, de la Directive 2001/23, renvoyant ici à divers arrêts de la Cour de justice (dont C.J.U.E., 22 juin 2017, Aff. n° C-126/16 (FEDERATIE NEDERLANDSE VAKVERENIGING et alii c/ SMALLSTEPS BV), EU:C:2017:489), rappelant également la notion introduite par la loi du 21 mars 2021 dans le livre XX du Code de droit économique, étant la procédure de « pré-pack » (ou « faillite silencieuse »).

Comme le rappelle le tribunal il s’agit d’une phase préparatoire à la réorganisation de l’entreprise lors de laquelle un mandataire de justice peut être désigné par le président du tribunal de l’entreprise en vue d’obtenir un accord amiable collectif lorsque le débiteur peut démontrer que la continuité de l’entreprise est menacée. Le jugement précise que cette phase est confidentielle, ayant pour but d’éviter une publicité négative mais qu’il n’a pas été légiféré sur la préparation de la cession de l’entreprise.

D’où le renvoi à l’arrêt SMALLSTEPS et la question posée à la Cour de justice.


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be