Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège), 23 mai 2023, R.G. 21/3.151/A
Mis en ligne le mercredi 4 septembre 2024
Tribunal du travail de Liège (division Liège), 23 mai 2023, R.G. 21/3.151/A
Terra Laboris
Dans un jugement du 23 mai 2023, le tribunal du travail de Liège (division Liège) rappelle qu’en cas de reprise d’une activité reposant essentiellement sur de la main-d’œuvre il est nécessaire, pour qu’il y ait transfert d’entreprise, qu’une partie des effectifs, significative en termes de nombre et de compétences, soit transférée vers une autre entreprise et qu’il s’agisse de travail effectué pour compte d’un tiers et non en gestion directe.
Les faits
Un ouvrier est engagé en 2013 par une société de la région liégeoise.
En début de contrat, il est soumis aux conditions de la commission paritaire 142.04 (récupération de produits divers).
Six mois après son engagement, il quitte à sa demande le site où il preste et est alors soumis à la réglementation de la commission paritaire 121 (nettoyage), ce qui fait l’objet d’un avenant à son contrat de travail.
En 2019, il propose sa candidature comme représentant du personnel auprès de son syndicat. La demande de candidature est adressée au secrétaire professionnel compétent pour l’entreprise.
En mars 2020, suite à un transfert du contrat de nettoyage à une autre société, l’intéressé passe au service de celle-ci en proportion des heures prestées dans ledit contrat, continuant à travailler à temps partiel pour la société qui l’avait engagé initialement.
L’employeur perd ensuite (mars et avril 2020) deux contrats sur lesquels il était affecté (16 heures par semaine) et l’employeur lui notifie alors sa décision de le licencier moyennant préavis en date du 17 juin.
Ayant sollicité la communication des motifs concrets du licenciement, l’intéressé reçoit un courrier en réponse dans le délai légal, celui-ci renvoyant à la perte de chantiers. Il précise que ceux-ci, où il prestait à raison de 16 heures par semaine, ont été clôturés sans reprise de personnel.
Trois mois après la rupture, la société conclut un accord d’entreprise avec les organisations syndicales représentatives, en vue de l’institution d’un CPPT et d’une délégation syndicale. Cet organe sera installé début 2021.
En mars 2021 le préavis de l’intéressé prend fin.
Un litige survient, suite à la rupture.
Position des parties devant le tribunal
Le demandeur présente différents chefs de demande. Parmi ceux-ci, figure l’indemnité de protection prévue par la loi du 19 mars 1991, vu qu’il avait présenté sa candidature auprès de son organisation syndicale pour les élections sociales de mai 2020 et que la société ne pouvait dès lors le licencier le 17 juin. Il se fonde également sur la convention collective d’entreprise du 24 septembre 2020, dans laquelle il puise un droit à une indemnité de protection, du fait selon lui qu’il avait la qualité de représentant effectif au sein du CPPT et que l’employeur ne pouvait pas le licencier. Dans sa thèse, l’employeur a rompu (une seconde fois) le contrat à ce moment car il aurait été repris sur un planning pour une période (légèrement) postérieure à la date normale de la fin des relations contractuelles, prestation qu’il avait demandé à effectuer et que la société avait refusée. Ceci justifie d’ailleurs dans son chef également une demande d’indemnité compensatoire de préavis.
En outre, l’intéressé tire argument de la CCT 32bis, vu la résiliation du contrat de nettoyage par les deux clients pour lesquels il prestait.
Il soutient en outre qu’il y a discrimination, abus de droit et licenciement manifestement déraisonnable, considérant ici que la perte de chantier n’est pas un motif valable, la pluralité de repreneurs n’empêchant pas un transfert de contrat. En outre, une cession du contrat de travail ne saurait être exclue au motif qu’elle implique le transfert à l’un des cessionnaires d’un contrat portant sur un faible nombre d’heures de travail.
Pour la société, par contre, la remise d’un planning ne peut impliquer qu’elle aurait renoncé à la rupture du contrat, dans la mesure où il n’y a pas eu poursuite de celui-ci au-delà de la fin du préavis. Elle conteste la débition de l’indemnité de protection au motif que l’intéressé n’a été présenté sur aucune liste de candidats pour les élections sociales et plaide que la CCT 32bis n’est pas applicable. Elle estime les autres chefs de demande non fondés également, vu la perte des chantiers sur lesquels l’intéressé prestait.
La décision du tribunal
Sur l’indemnité compensatoire de préavis, le tribunal retient qu’il n’y a pas eu poursuite de l’exécution du contrat au-delà de la date de fin du préavis, l’employeur n’ayant fait aucune demande en ce sens. Le tribunal note qu’une réunion s’était tenue le lendemain de celle-ci, réunion au cours de laquelle un nouveau contrat (quatre heures par semaine) fut proposé à l’intéressé mais que celui-ci refusa. Il n’y a dès lors pas, pour le tribunal, eu de poursuite des prestations ni de renonciation de l’employeur à se prévaloir de la fin du préavis notifié.
Le tribunal examine ensuite la question de la discrimination pour conviction syndicale et rejette également ce poste très rapidement, au motif qu’aucun élément du dossier ne fait apparaître que la candidature de l’intéressé, proposée à son organisation syndicale pour les élections de 2020, aurait été portée à la connaissance de l’employeur.
Il réserve davantage de développements à la CCT 32bis relative au transfert conventionnel d’entreprise.
Dans le rappel des règles fait sur la question, il reprend la notion d’entreprise, étant que celle-ci englobe toute entité économique organisée de manière durable, quelle que soit sa forme juridique et la manière dont elle est financée. Constitue une telle entité tout ensemble de personnes et d’éléments permettant l’exercice d’une activité économique qui poursuit un objectif propre et qui est suffisamment structuré et autonome. C’est la définition de W. VAN EECKHOUTTE (W. VAN EECKHOUTTE, Compendium social. Droit du travail ‘21–22’, Waterloo, Kluwer, 2021, n° 4928).
Le tribunal rappelle l’apport de la jurisprudence de la Cour de justice sur la notion de transfert lui-même, soulignant que l’élément déterminant est la conservation de l’identité de l’entreprise au-delà de l’opération et qu’une distinction a été faite de longue date par la Cour entre les activités nécessitant des équipements importants et celles reposant essentiellement sur de la main-d’œuvre. Dans ces dernières, le maintien de l’identité de l’entité ne saurait dépendre de la cession d’éléments d’actifs mais ne peut être maintenue si l’essentiel des effectifs de cette entité n’est pas repris par le présumé cessionnaire.
Le tribunal souligne que pour la doctrine la plus autorisée (F. KEFER, Les transferts d’entreprises – Étude de droit du travail belge et européen, 2019, Anthémis, page 52) le même raisonnement s’impose dans le schéma de reprise d’activité en gestion directe. La seule reprise de l’activité ne suffit pas pour cet auteur pour conclure à la qualification de transfert d’entreprise et à l’obligation de poursuivre les contrats de travail du personnel de l’entreprise cédante. Il faut le transfert d’une entité économique, ce qui, en l’occurrence, doit se matérialiser par la reprise d’une partie significative des effectifs.
Elle est notamment visé dans la jurisprudence de la Cour le cas d’une commune, qui après avoir résilié un contrat avec une entreprise de nettoyage, avait embauché du personnel propre, refusant de prendre à son service une salariée occupée par la société évincée. Il s’agit ici d’une entreprise qui repose essentiellement sur la main-d’œuvre. Aucun membre du personnel de l’ex-fournisseur n’avait été repris, non plus qu’aucun élément d’actif, le seul élément commun étant l’objet de l’activité, à savoir le nettoyage des locaux.
Le tribunal fait dès lors application de cette jurisprudence, s’agissant en l’espèce d’une entreprise reposant essentiellement sur la main-d’œuvre et le demandeur restant en défaut d’établir qu’il y a eu une cession d’éléments d’actifs, corporels ou incorporels, significatifs ou une reprise par le nouvel employeur d’une partie essentielle des effectifs, en termes de nombre et de compétences. Il conclut dès lors à l’absence de transfert, impliquant également que l’intéressé ne peut se prévaloir de la convention collective sectorielle du 12 mai 2003, qui régit la question de la reprise du personnel suite à un transfert de contrat d’entretien.
Enfin, pour ce qui est de l’indemnité de protection au sens de la loi du 19 mars 1991, le tribunal le rappelle que la protection suppose que la candidature soit définitive et que le licenciement est réputé avoir eu lieu au moment de la notification du préavis et non lors de la cessation effective des prestations. Si le travailleur est en préavis avant la période de protection, il peut poser sa candidature mais doit toutefois quitter l’employeur à l’expiration du délai sans que le statut de travailleur protégé ne donne lieu à la moindre indemnisation particulière. Le licenciement notifié avant la période de protection pour prendre fin pendant celle-ci constitue un licenciement régulier. Aucune indemnité n’est dès lors due.
Enfin, le tribunal déboute le demandeur de l’indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable, vu de la réalité de la perte des chantiers. Le travailleur ayant soutenu ici qu’il appartenait à la société de le reclasser, il note que pendant le préavis, celui-ci a été affecté à de nombreux chantiers (une trentaine) afin de remplir son horaire et qu’en fin de préavis, il n’était plus affecté de manière fixe qu’à un seul chantier couvrant quelques heures par semaine.
Intérêt de la décision
Ce sont essentiellement les développements faits sur la question de la non-application de la CCT 32bis qui sont importants dans la décision commentée, eu égard à la spécificité de l’entité économique, qui est une entité reposant essentiellement sur de la main-d’œuvre.
Le tribunal a renvoyé dans ce jugement fouillé sur ce point à de nombreux arrêts de la Cour de justice, dont C.J.U.E., 11 juillet 2018, Aff. n° C-60/17 (SOMOZA HERMO et ILUNIÓN SEGURIDAD SA c/ ESABE VIGILANCIA SA et FONDO DE GARANTIA SALARIAL (FOGASA)) et à d’autres, bien antérieurs.
Pour qu’il y ait transfert, il ne suffit pas que l’activité exercée reste identique, l’opération devant s’accompagner d’un transfert d’une entité économique, se matérialisant par la reprise d’une partie significative des effectifs. Le tribunal rappelle le refus pour une commune d’engager un membre du personnel d’une entreprise évincée, alors qu’elle allait assurer elle-même l’objet de l’activité en cause, étant le nettoyage des locaux. Cette seule circonstance (identité ou similarité de l’activité) ne suffit pas à conclure au maintien de l’identité d’une entité économique. Il faut que « quelque chose » ait été repris au cédant, ainsi, au minimum, son personnel. Il ne peut, comme ceci a été rappelé, être question de transfert d’entreprise en cas de reprise d’activité en gestion directe.
Le tribunal souligne encore que dans le secteur du nettoyage une CCT sectorielle du 12 mai 2003 apporte une protection complémentaire dans l’hypothèse où la CCT 32 bis ne serait pas applicable. Ceci suppose toutefois que les deux entreprises appelées à se succéder effectuent des activités de nettoyage pour le compte de tiers et ressortissent à la commission paritaire numéro 121. La doctrine citée dans le jugement confirme que cette CCT ne s’applique pas non plus
en cas de reprise en gestion directe.