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En sécurité sociale, la cohabitation suppose une certaine durée

Commentaire de C. trav. Liège (div. Neufchâteau), 28 juin 2023, R.G. 2022/AU/56

Mis en ligne le mercredi 4 septembre 2024


Cour du travail de Liège (division Neufchâteau), 28 juin 2023, R.G. 2022/AU/56

Terra Laboris

Par arrêt du 28 juin 2023, la Cour du travail de Liège (division Neufchâteau) reprend un des critères exigés pour qu’il y ait cohabitation : une certaine durée est exigée, une situation temporaire ne répondant pas aux exigences légales.

Les faits

Une personne de nationalité ukrainienne arriva en Belgique avec sa petite fille de 9 ans en avril 2022. Elle fut hébergée dans une localité de Wallonie avec d’autres familles. Il y avait 12 personnes dans l’immeuble et elle ne bénéficiait pas de chambre particulière pour sa fille et elle.

Elle introduisit une demande d’aide sociale le 2 mai 2002 auprès du CPAS de la commune. Par décision du 20 mai, celui-ci lui accorda l’aide au taux charge de famille à partir du premier mai.

Un habitant de la localité lui proposa une chambre chez lui, qu’elle accepta de prendre en location pour 300€ par mois. Fin juin 2022 elle se représenta au CPAS accompagnée de ce monsieur aux fins d’introduire une demande d’aide équivalente au RIS. Celle-ci lui fut refusée au motif des revenus de la personne l’accompagnant, le CPAS considérant qu’il y avait cohabitation.

Une visite domiciliaire fut effectuée et au cours de celle-ci, le propriétaire demanda que la demanderesse soit entendue par le Conseil. Lors de cette audition, il l’accompagna et expliqua les conditions de leur rencontre. Il précisa que sans l’octroi du revenu d’intégration, l’intéressée ne pourrait pas continuer à vivre chez lui et qu’elle devrait chercher un autre logement.

La question lui fut posée de savoir s’ils étaient en couple, ce qu’il admit à demi-mot. Il donna également le montant de ses revenus, de l’ordre de 2000 à 2500€.

L’aide fut refusée par une décision du 19 juillet. Cette décision était fondée sur la cohabitation et la hauteur des revenus du cohabitant.

A dater de novembre 2022, l’intéressée a habité Charleroi, où elle s’est inscrite en date du 15 du mois.

Entre-temps, elle avait introduit un recours devant le tribunal du travail de Liège, division Marche-en-Famenne en date du 1er août 2022, contestant la décision prise par le CPAS le 19 juillet de lui refuser l’aide sociale équivalente au revenu d’intégration sociale au taux personne avec charge de famille.

Le jugement du tribunal

Le tribunal rendit son jugement le 13 octobre 2022, faisant partiellement droit à la demande. Il considéra que l’intéressée cohabitait avec la personne qui l’hébergeait.

Pour ce qui est de l’incidence de cette cohabitation sur la demande, il conclut qu’il n’y avait pas lieu d’appliquer les mêmes critères qu’en matière de revenu d’intégration sociale.

En effet, au regard de la situation particulière à laquelle l’intéressée devait faire face, il relève, selon le premier juge, de la dignité humaine de lui octroyer une aide sociale financière. Il souligne qu’une telle personne dans un contexte de fuite de tout ce qui constituait son identité tant sociale que financière ne peut, sur la seule constatation d’une cohabitation chez un récent compagnon, être exclue de toute aide. Le tribunal a conclu qu’étant sans revenu et sans biens matériels et ne connaissant pas la langue française, l’intéressée devait pourvoir aux besoins de sa fille, raison pour laquelle il a condamné le CPAS à lui verser l’aide sociale équivalente au revenu d’intégration au taux cohabitant.

Appel a été interjeté par le CPAS. L’intéressée a pour sa part formé un appel incident sur le taux de l’aide sociale.

La décision de la cour

La cour note en premier lieu que l’intimée bénéficie de la protection temporaire et qu’elle est inscrite au registre des étrangers. Son droit à une aide sociale n’est pas discuté.

Pour ce qui est des personnes sans revenus, si l’aide matérielle peut correspondre au montant du revenu d’intégration sociale, l’octroi d’un tel montant n’est pas systématique. Il doit en outre être adapté en fonction des circonstances concrètes du cas d’espèce. Ceci doit respecter le principe dégagé par le tribunal, étant que l’aide sociale ne doit être allouée que lorsqu’elle est nécessaire pour mener une vie conforme à la dignité humaine.

La cour se penche ensuite sur la notion de cohabitation, reprenant les développements récents apportés par plusieurs arrêts de la Cour de cassation.

Dans un premier temps, celle-ci avait admis que la cohabitation suppose un avantage économique et financier pour l’allocataire social (Cass., 21 novembre 2011, S.11.0067.F). Cependant, dans plusieurs arrêts (dont Cass., 22 janvier 2018, S.17.0039.F et Cass., 9 octobre 2017, S.16.0084.N), elle a précisé la notion de règlement principalement en commun des questions ménagères.

L’avantage économique et financier ne suffit pas. Il faut que les personnes qui vivent sous le même toit règlent en commun en mettant éventuellement en commun des ressources financières, les tâches, activités et autres questions ménagères (ainsi l’entretien, le cas échéant, l’aménagement du logement, l’entretien du linge, les courses et la préparation et la consommation des repas). Il appartient au juge du fond d’apprécier cette question en fait.

La cour souligne ensuite qu’elle est particulièrement attentive à la pluralité des modes de vie actuels et que si le fait que deux personnes sont domiciliées à la même adresse présume la cohabitation, (sous réserve des éléments apportés dans le cadre de l’enquête sociale), la notion de cohabitation implique en soi une certaine durée, un hébergement temporaire apparaissant difficilement conciliable avec la notion de ménage (la cour renvoyant ici à Cass., 18 mars. 2002, S.01.0136.N).

En l’espèce, elle constate que lorsque l’intimée est venue s’installer auprès de son logeur, il y a effectivement eu une relation amoureuse, celle-ci ressortant des réseaux sociaux, et ce dès le 8 mai 2022. Par conséquent, pour la cour, les deux personnes vivaient en couple et sont présumées partager les charges du ménage, d’autant que l’intimée en a retiré un bénéfice financier, n’ayant pas versé le loyer - qui ne semble plus lui avoir été réclamé par la suite.

La cour note également que l’intéressée n’établit pas qu’elle ne partageait pas les charges du ménage.

Avec le ministère public, elle retient cependant que la cohabitation implique une certaine durée et qu’il y a en outre lieu d’avoir égard au contexte de l’affaire, qui s’inscrit dans le cadre de l’afflux massif des Ukrainiens arrivés en Belgique vu la guerre (l’intéressée venant de Marioupol) et de la demande de l’État belge adressée à la population de pouvoir les héberger de façon provisoire.

Pour la cour, l’on peut ignorer que l’intimée ne connaissait pas son logeur de longue date et que, par ailleurs, étant mère, isolée avec une petite fille, elle était une personne vulnérable et que sa situation méritait un examen particulier.

Dans les faits celle-ci a commencé à rechercher un autre logement dès septembre 2022 et, dans cette démarche, elle a sollicité l’aide du CPAS, qui lui a été refusée.

Elle a finalement déménagé à Charleroi en novembre 2022, ce qui, pour la cour, démontre qu’elle ne souhaitait pas former un ménage avec son logeur. Celle-ci souligne encore que peu importe qu’ils aient montré des signes d’affection en public. A l’exception du logement, il n’est en outre pas établi qu’il y ait eu contribution de sa part à lui aux charges de l’intimée et à celle de sa fille.

La cour confirme l’appréciation du premier juge selon laquelle l’intéressée était en droit de prétendre à une aide sociale tenant compte de sa situation particulière de personne en fuite de tout ce qui constituait son identité sociale et financière et que son absence de ressources induit une inéluctable dépendance financière et psychologique qui met en péril sa reconstruction (10e feuillet).

Elle conclut dès lors à l’octroi de l’aide sociale équivalente au RIS avec personne à charge. Sur l’incidence de la gratuité du logement, il s’agit d’un avantage en nature, de l’ordre de 300€, ce qui correspond à environ 20% du revenu. La cour renvoie aux directives énoncées par la Région wallonne à cet égard.

Intérêt de la décision

Dans cette intéressante espèce, la Cour du travail de Liège a repris deux critères importants relatifs à l’existence d’une cohabitation aux fins de déterminer le taux d’une prestation sociale.
Le premier point est l’indifférence d’une relation affective. Ceci a été souligné dans diverses décisions. Ainsi, il a été jugé que la naissance d’enfants communs atteste d’une relation affective, mais non d’une cohabitation. L’absence de vie sous le même toit est en l’espèce démontrée à suffisance. Les intéressés ayant occupé un logement distinct, ils ne peuvent évidemment pas en avoir tiré un quelconque avantage économique ou financier (C. trav. Bruxelles, 8 mars 2023, R.G. 2021/AB/660 et 2021/AB/665). De même, dès lors que la demanderesse a entretenu pendant la période litigieuse une relation amoureuse avec son compagnon et qu’ils ont donné naissance à leur second enfant, ce seul constat – pas davantage que celui, globalement similaire, qu’ils se soient ou aient été considérés comme formant un couple – ne permet d’en déduire une situation de cohabitation. Il en va de même du fait qu’ils aient réglé en commun certains aspects financiers relatifs à leurs enfants communs (fêtes familiales ou frais d’éducation, notamment) (C. trav. Liège (div. Namur), 11 août 2022, R.G. 2021/AN/100 et 2021/AN/102). De même encore, aucun critère affectif, amoureux ou encore de nature sexuelle n’intervient dans la notion de cohabitation et ne doit donc être pris en compte pour la retenir ou l’exclure (C. trav. Liège (div. Namur), 1er février 2022, R.G. 2020/AN/160).

Le second point est le pouvoir d’appréciation du juge du fond de l’existence d’une communauté domestique eu égard à toutes les circonstances de l’espèce. L’on retiendra ici qu’il ne suffit pas que les personnes intéressées partagent les principales pièces de vie et les frais d’un même logement, règlent en commun les seules questions relatives aux loyers et frais de ce logement et tirent de ces circonstances un avantage économique et financier, ce seul fait ne permettant pas plus de conclure à une situation de cohabitation que la modicité du loyer versé ou les liens d’amitié les unissant (C. trav. Bruxelles, 8 février 2023, R.G. 2021/AB/351) et que pour qu’il y ait cohabitation, il ne suffit pas que les personnes visées partagent les principales pièces de vie et les frais d’un même logement, règlent en commun les seules questions relatives au loyer et frais de ce logement et tirent de ces circonstances un avantage économique et financier. Il s’agit de constater une « communauté domestique » sans intervention du critère affectif, qui peut toutefois être un indice d’une vie commune. (C. trav. Liège (div. Namur), 10 novembre 2022, R.G. 2022/AN/29).


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