Commentaire de C. trav. Mons, 20 décembre 2023, R.G. 2021/AM/392
Mis en ligne le mercredi 4 septembre 2024
Cour du travail de Mons, 20 décembre 2023, R.G. 2021/AM/392
Terra Laboris
Un arrêt de la Cour du travail de Mons du 20 décembre 2023 a appliqué à la situation de fraude en matière d’allocations familiales un délai de cinq ans pour la fixation de la période de restitution, rappelant que le point de départ du délai de prescription lui-même est le moment où la caisse a eu connaissance de ladite fraude.
Les faits
Une mère de famille (ayant trois enfants) a été désigné comme protutrice d’un enfant résidant chez elle. Elle a rempli divers formulaires, au fil du temps, déclarant à l’ONAFTS (actuellement FAMIWAL) vivre seule avec ses enfants et bénéficier d’allocations de chômage.
Des suppléments lui ont ainsi été accordés.
Suite à une dénonciation du 20 mars 2018, selon laquelle l’intéressée et le père des enfants ne se seraient jamais quittés, une enquête fut menée et l’intéressée fut auditionnée, de même que le père des enfants.
Une enquête de voisinage permit de comprendre que l’ensemble de la famille résidait en fait à deux adresses en même temps, situation qui semblait durer depuis de nombreuses années.
FAMIWAL informa dès lors la mère le 27 février 2019 de sa décision de suspendre le paiement du supplément social dans l’attente des suites de l’enquête.
Trois décisions furent prises ultérieurement, réclamant le remboursement des suppléments pour famille monoparentale vu le ménage de fait avec le père des enfants.
Rétroactes de la procédure
La mère introduisit une procédure contestant les trois décisions devant le tribunal du travail du Hainaut, division Charleroi.
Une demande reconventionnelle fut formée par FAMIWAL en restitution de l’indu.
Le tribunal débouta la demanderesse par jugement du 1er décembre 2021, confirmant les décisions litigieuses et accueillant la demande de FAMIWAL.
Il conclut à l’existence d’indices sérieux, précis et concordants permettant de démontrer à suffisance l’absence de réalité de domiciles distincts et l’existence d’une cohabitation pouvant raisonnablement être considérée comme continue au cours de la période litigieuse.
Le tribunal releva également des mouvements de fonds – parfois importants – intervenus entre plusieurs comptes bancaires, dont tous les extraits n’étaient pas déposés, concluant que ceci était de nature à faire douter des explications avancées par la demanderesse à l’appui de sa position.
Cette dernière interjeta appel.
Les décisions de la cour
L’arrêt du 18 janvier 2023
La cour statua sur le fondement de l’appel en ce qu’il portait sur l’annulation des décisions administratives, le déclarant non fondé.
Elle ne fixa pas, sur le plan de la prescription, la période pour laquelle la restitution devait intervenir, retenant cependant que la prescription quinquennale devait s’appliquer en raison de manœuvres frauduleuses.
La réouverture des débats fut dès lors ordonnée sur la question de la période couverte par la récupération de l’indu, et ce vu l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 29 septembre 2022 (C. Const. 22 septembre 2022, n° 115/2022).
La cour du travail reprit un extrait de celui-ci selon lequel " même en cas de fraude et même s’il agit dans les cinq ans de la découverte de celle-ci, l’organisme compétent ne peut pas réclamer les prestations familiales indûment payées sans limitation dans le temps. Interpréter autrement la disposition en cause aurait pour effet que les assurés sociaux ne soient pas protégés contre la récupération d’une accumulation d’allocations indues qui, dans la durée, pourrait se transformer en une dette de capital important, ce qui serait manifestement disproportionné eu égard à l’objectif du législateur qui est de lutter contre la fraude sociale ».
Elle résuma, sur la question, la position de FAMIWAL, selon laquelle la position de la Cour constitutionnelle en arrivait « par l’interprétation qu’elle (paraissait) suggérer, à vider la modification législative de tout effet » (s’agissant de la modification intervenue par l’article 49 de la loi programme du 28 juin 2013 modifiant l’article 120bis de la loi générale sur les allocations familiales).
Pour FAMIWAL, le point de départ du délai de cinq ans était la date à laquelle l’institution avait eu la connaissance de la fraude, du dol ou des manœuvres frauduleuses, celle-ci disposant de cinq ans pour poser un acte interruptif de prescription. Si la disposition devait signifier qu’à la date de la connaissance l’institution ne pouvait récupérer que les paiements des cinq années précédentes, la modification intervenue n’aurait pas de sens, puisque l’on se retrouverait dans la même situation qu’auparavant. Or, le but du législateur était d’améliorer les possibilités de récupération et de lutter contre la fraude.
Indépendamment de l’article 120bis, FAMIWAL estimait qu’il ne pouvait y avoir de prescription, sa demande étant basée également sur l’article 26 du Titre préliminaire du Code de procédure pénale, l’intéressée ayant commis une infraction au sens de l’article 223 du Code pénal social. Il s’agit d’une infraction continuée et le délai de prescription ne prend cours qu’au jour où cesse la période infractionnelle.
L’arrêt du 20 décembre 2023
La cour reprend l’évolution du texte (article 120bis de la loi générale), qui prévoit un délai de prescription de cinq ans en cas de manœuvres frauduleuses ou de déclarations fausses ou sciemment incomplètes. Ce délai prend cours à la date à laquelle l’institution a connaissance de la fraude, du dol ou des manœuvres frauduleuses. Cette disposition est entrée en vigueur le 1er août 2013 en vertu de l’article 1er de l’arrêté royal du 2 mai 2014. Auparavant, la règle était la prise de cours du délai à la date du paiement.
Vu l’entrée en vigueur de la modification législative, la récupération des allocations familiales payées avant le 1er août 2008 est prescrite.
La cour note encore sur le plan des principes l’arrêt de la Cour de cassation du 14 février 2022 (Cass., 14 février 2022, S.01.0004.F), relatif à l’article 30/1 de la loi du 29 juin 1981 établissant les principes généraux de la sécurité sociale des travailleurs salariés (inséré par la loi-programme du 27 décembre 2012), selon lequel l’instance en justice introduite par l’organisme intéressé, par le redevable ou par tout autre personne tenue au remboursement suspend la prescription. Cette clause de suspension inconnue de la loi applicable au moment où l’action est née s’applique à la prescription dès l’entrée en vigueur de la loi la prévoyant.
Dans le cadre de la régionalisation du régime des allocations familiales, la cour rappelle que l’article 97 du décret wallon du 8 février 2018 (entré en vigueur le 1er janvier 2019) comporte des dispositions similaires aux articles 120bis de la loi générale et 30/1 de la loi du 29 juin 1981 ci-dessus.
En l’espèce, la connaissance de la fraude est intervenue suite à la réception d’une lettre anonyme de dénonciation le 20 mars 2018 et c’est après son enquête que FAMIWAL a notifié sa conclusion le 27 février 2019 et a pris ensuite les trois décisions de récupération le 13 juin 2019.
La question qui se pose est celle de l’étendue de celle-ci.
FAMIWAL estimant que la récupération peut intervenir sans limite de temps, la cour considère que cette interprétation pose la question de la constitutionnalité de l’article 120bis, question qui se pose également pour l’article 97 du décret wallon.
Elle renvoie à l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 21 janvier 2021 (C. Const., 21 janvier 2021, n° 9/2021), rappelant que celle-ci y a validé la prise de cours spécifique du délai de prescription de l’article 120bis et que, dans un arrêt ultérieur, du 22 septembre 2022 (C. Const., 22 septembre 2022, n° 115/2022), elle a été saisie de la question de la limite de temps dans lequel la réclamation pouvait intervenir, et ce sur question préjudicielle de la Cour du travail d’Anvers.
Elle s’est référée à son arrêt précédent et y a notamment repris les développements faits sur les effets de l’accumulation d’allocations indues, effets manifestement disproportionnés eu égard à l’objectif du législateur. La Cour constitutionnelle a dès lors conclu que la question préjudicielle n’appelait pas de réponse, dans la mesure où elle reposait sur une prémisse erronée, étant que les prestations pourraient être réclamées de manière illimitée dans le temps.
La cour du travail de Mons précise cependant que la Cour constitutionnelle n’a pas précisé l’interprétation conforme de la disposition visée ni quelle serait la limitation dans le temps applicable.
Les motifs du décret wallon et les travaux préparatoires du nouvel alinéa de l’article 120bis ne permettent pas de cerner la volonté du législateur sur ce point, les travaux préparatoires de la loi programme du 28 juin 2013 indiquant tout au plus que l’intention était uniquement de neutraliser la période située entre le paiement indu et la découverte de la fraude.
Au vu de l’objectif poursuivi, il ne lui paraît dès lors pas contraire à la volonté du législateur d’interpréter, dans les deux textes, la règle comme étant que, quand la caisse introduit une demande de récupération d’indu dans les cinq ans de la prise de connaissance de la fraude, elle ne peut pas récupérer les prestations indûment payées plus de cinq ans avant cette prise de connaissance.
Cette interprétation n’est pas exclue par la Cour constitutionnelle et la cour du travail renvoie à un arrêt rendu par cette dernière le 9 février 2023 (C. Const. 9 février 2023, n° 2022/2023), arrêt rendu en matière de GRAPA, où elle est arrivée à cette solution, jugeant qu’il est disproportionné de permettre la récupération de l’intégralité des prestations de GRAPA sans limitation dans le temps, même en cas de manœuvres frauduleuses et même dans un contexte où il est impossible pour l’organisme payeur de prendre conscience du caractère indu des prestations avant un événement précis.
Elle conclut dès lors à la possibilité en l’espèce pour FAMIWAL de récupérer les allocations à dater du dernier paiement indu lié à la fraude, celles antérieures à la période de cinq ans étant prescrites.
La cour en vient, ensuite, à l’argument de FAMIWAL fondé sur l’article 26 du Titre préliminaire du Code de procédure pénale, la caisse renvoyant à un arrêt de la Cour de cassation du 19 novembre 2012 (Cass., 19 novembre 2012, S.11.0098.F) en matière de C.P.A.S., qui a tranché à propos de l’article 102, alinéa 1er, de la loi du 8 juillet 1976 (qui renvoie simplement à l’article 2277 du Code civil sans précision quant à la prise de cours). La cour note que cet arrêt a été rendu avant la modification de l’article 120 bis.
Sur la question, la Cour du travail de Liège (C. trav. Liège (div. Liège), 21 juin 2023, R.G. 2022/AL/228 et 2022/AL/238) a donné comme solution qu’en matière d’allocations familiales dans un cas de fraude constitutif d’une infraction pénale la disposition impose de prendre un point de départ spécifique autre que le moment du paiement et un délai spécifique à cette fraude plus long que le délai de prescription ordinaire de trois ans.
L’arrêt commenté conclut dès lors qu’il n’y a pas lieu d’écarter l’application du délai de prescription prévu par l’article 120bis nouveau (ainsi que l’article 97 du décret wallon), ces dispositions dérogeant à l’article 26 du Titre préliminaire du Code de procédure pénale en prévoyant un régime spécifique distinct, dans une matière qui relève de l’ordre public. La cour rejette dès lors l’argument de FAMIWAL tiré de cette disposition.
Enfin, le en ce qui concerne les montants, elle ordonne une réouverture des débats.
Intérêt de la décision
La modification législative intervenue en 2013 est de taille, puisqu’elle a modifié drastiquement dans le secteur des allocations familiales le point de départ du délai de prescription de l’action en récupération d’un indu en cas de manœuvres frauduleuses.
Elle situe en effet celui-ci au moment où l’institution compétente a eu la connaissance de la fraude et déroge ainsi à la règle générale selon laquelle le point de départ est la date de paiement.
La question n’était cependant pas tranchée de savoir si une fois fixé le point de départ du délai, la période pendant laquelle l’indu pouvait être récupéré était elle-même de cinq ans ou si cette période pouvait concerner toute la durée de la fraude elle-même.
La Cour du travail de Mons a rappelé ici les arrêts de la Cour constitutionnelle, soulignant que celle-ci n’a pas donné l’interprétation de la disposition, rejetant néanmoins, et ce dans des termes clairs, que la récupération puisse intervenir sur une durée illimitée.
La Cour du travail de Mons applique, par conséquent, s’appuyant également sur d’autres solutions jurisprudentielles, la limite des cinq années précédant le point de départ.