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E-mails échangés entre deux employés : conditions de la régularité de leur usage en justice

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 10 janvier 2024, R.G. 2021/AB/329

Mis en ligne le mercredi 4 septembre 2024


Cour du travail de Bruxelles, 10 janvier 2024, R.G. 2021/AB/329

Terra Laboris

Un arrêt de la cour du travail de Bruxelles du 10 janvier 2024 rappelle la régularité de la production en justice d’e-mails communiqués à son employeur par un membre du personnel suite à une plainte pour harcèlement, hypothèse qui n’est visée ni par l’article 124 de la loi du 13 juin 2005 ni par la CCT n° 81.

Les faits

Un employé d’une société commerciale, à son service depuis 1989 en tant qu’employé cadre, est licencié pour motif grave en 2019, au motif essentiellement d’un « comportement inadéquat répété sur une longue période de temps, qui constitue du harcèlement », la société renvoyant à la loi relative au bien-être des travailleurs ainsi qu’au règlement de travail.

Ces faits interviennent dans un contexte particulier, le comportement dénoncé visant essentiellement des e-mails adressés à une autre employée, avec laquelle l’intéressé avait entretenu une relation intime, bien auparavant (fin en 2014).

L’employé conteste son licenciement et lance citation devant le tribunal du travail francophone de Bruxelles, en demandant condamnation de son ex-employeur à une importante indemnité compensatoire de préavis, une prime complémentaire prévue par un règlement interne, ainsi qu’une indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable et des dommages et intérêts pour abus de droit. S’y joignent encore des montants au titre de prime de fin d’année, de dommages et intérêts pour absence d’offre d’outplacement et de réparation d’un préjudice spécifique lié à la violation de son droit à la vie privée.

La procédure

Le tribunal du travail statue par jugement du 22 mars 2021, déboutant l’intéressé. Il le condamne aux dépens, l’indemnité procédure de la société étant liquidée à 12 000 €.

Appel est interjeté.

L’arrêt de la cour du travail

Dans son rappel des principes, la cour reprend les règles en matière de charge de la preuve. Sur la question de l’objet de la preuve, il s’agit non seulement de la matérialité du fait mais également de l’existence d’une faute d’une gravité telle qu’elle rend impossible, de manière immédiate et définitive, toute collaboration professionnelle ainsi que son imputabilité à l’autre partie. La cour rappelle l’arrêt de la Cour de cassation du 26 juin 2006 (Cass., 26 juin 2006, S.05.0004.F), selon lequel la faute grave constitutive de motif grave ne se limite pas aux seuls manquements à une obligation légale, réglementaire ou conventionnelle mais vise aussi toute grave erreur de conduite que ne commettrait pas un employé ou un travailleur normalement prudent et avisé.

La cour cite également un arrêt antérieur de la Cour suprême (Cass., 9 mars 1987, n° 7733), selon lequel les faits visés peuvent concerner la vie privée si ceux-ci rendent impossible la poursuite des relations contractuelles.

La cour reprécise ensuite le cadre du contrôle de proportionnalité, étant qu’il n’est pas question de lier l’appréciation de la possibilité de poursuivre la relation professionnelle au critère de la disproportion entre la faute et la perte de l’emploi (ce qui est étranger au motif grave) mais que le juge doit vérifier si la gravité de la faute est telle qu’elle justifie la sanction extrême de la rupture immédiate du contrat.

La cour note que l’appelant conteste la régularité de la collecte de la preuve, au regard de l’article 8 de la C.E.D.H., de l’article 22 de la Constitution ainsi que des instruments de droit interne, dont la loi du 13 juin 2005 relative aux communications électroniques et la CCT n° 81 du 26 avril 2002 relative à la protection de la vie privée des travailleurs à l’égard du contrôle des données de communication électronique en réseau.

Les éléments de preuve déposés par la société sont en effet surtout des e-mails.

La cour souligne que la société n’a pas pris connaissance intentionnellement des e-mails litigieux et qu’elle n’a entrepris aucune démarche à cet égard. Elle s’est uniquement vu remettre une copie ou des extraits de ceux-ci par une employée, à l’appui d’une plainte déposée par elle à propos de faits de harcèlement. La cour écarte dès lors l’article 124 de la loi du 13 juin 2005.

Elle fait de même avec la convention collective de travail n° 81, dans la mesure où il ne s’agit pas, par la prise de connaissance des e-mails litigieux, d’un système de contrôle mis en place par l’employeur.

À supposer, par ailleurs, que cette prise de connaissance et l’usage des e-mails litigieux constituent une ingérence dans la vie privée au sens de l’article 8 de la C.E.D.H., la cour considère que ceux-ci seraient justifiés car répondant aux principes de légalité, de finalité et de proportionnalité, s’agissant de faits de harcèlement dénoncés par une employée. La société ne pouvait dès lors les écarter en raison principalement des obligations légales pesant sur elle dans le cadre de la loi du 4 août 1996.

La cour souligne encore que ces e-mails ont été envoyés à partir de l’adresse professionnelle de l’intéressé et que celui-ci pouvait dès lors s’attendre à ce qu’ils risquent d’être connus de son employeur.

En outre, leur fiabilité n’est pas contestable et le droit à un procès équitable est respecté.

Examinant leur contenu, la cour conclut que le grief de harcèlement sexuel au travail n’est pas établi. Un tel comportement n’est d’ailleurs pas visé dans la lettre de rupture.

Par contre, elle retient le grief de harcèlement moral, s’appuyant pour cette conclusion sur le texte des e-mails, retenant que – malgré les demandes réitérées de leur destinataire de voir cesser ces agissements – l’appelant y a tenu des propos qui avaient à tout le moins pour effet de porter atteinte à son intégrité psychique et de créer autour d’elle d’un environnement hostile. La cour retient une « inlassable répétition de regrets, mais aussi de reproches, souvent exprimés sur un ton agressif,… », certains propos étant teintés de menaces. Il s’agit dès lors d’un ensemble abusif de propos, et ce indépendamment du nombre exact de messages. Enfin, ceux-ci avaient un caractère unilatéral.

Les éléments de la définition légale du harcèlement moral sont dès lors présents.

Vu la conclusion dégagée par la cour sur l’existence du motif grave, son examen du caractère manifestement déraisonnable du licenciement est bref. En ce qui concerne, ensuite, l’abus de droit, elle conclut qu’il ne ressort d’aucun élément du dossier que la société ait par une quelconque publicité porté atteinte à l’honorabilité de l’appelant.

La cour termine dès lors son examen de la cause, motivant très rapidement son rejet des demandes de dommages et intérêts pour violation du droit à la vie privée ainsi que de prime de fin d’année et de dommages et intérêts pour absence d’offre de reclassement professionnel.

Tout comme en première instance, l’appelant est condamné aux dépens, l’indemnité de procédure étant fixée ici à 13 000 €.

Intérêt de la décision

Un point d’intérêt de cet arrêt est certes la question de la régularité de la preuve de la faute grave invoquée au titre de motif grave.

La cour du travail a admis la légalité (ainsi que la finalité et la proportionnalité) de l’ingérence dans la vie privée, dont le respect est garanti à l’article 8 de la C.E.D.H. eu égard aux obligations de l’employeur dans le cadre de la loi du 4 août 1996, dès lors que des faits relatifs à des risques psychosociaux sont portés à sa connaissance.

En l’occurrence, la cour a procédé à la vérification de tous les éléments de la définition du harcèlement moral, concluant, dès lors que celui-ci est établi, qu’il doit conduire au constat de l’impossibilité de poursuivre la relation contractuelle. L’on notera ici plus particulièrement que dans la version actuelle de cette définition il s’agit de retenir un ensemble abusif de conduites.

L’on peut encore souligner l’apport de l’arrêt de la Cour de cassation du 19 mars 1987 (cité) sur la question, la Cour ayant retenu que le juge du fond ne peut se borner à énoncer que le fait est un acte de la vie privée sans examiner si ce fait rendait ou non impossible la continuation des relations contractuelles (s’agissant en l’espèce de vols).


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