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Rupture pour force majeure médicale et non-respect du trajet de réintégration

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 19 mars 2024, R.G. 2020/AB/551

Mis en ligne le mercredi 4 septembre 2024


Cour du travail de Bruxelles, 19 mars 2024, R.G. 2020/AB/551

Terra Laboris

Un arrêt de la cour du travail de Bruxelles du 19 mars 2024 reprend les hypothèses dans lesquelles un trajet de réintégration peut être considéré comme clos, la rupture pour force majeure médicale ne pouvant être envisagée en cas de non-respect de celui-ci.

Les faits

Une employée du secteur privé se plaignit, en 2017, lors d’une réunion avec les membres de la direction de la société, du comportement inapproprié de son supérieur hiérarchique. Aucun compte rendu de cette réunion ne fut cependant rédigé.

Suite à celle-ci, le supérieur ne lui adressa plus la parole.

Une deuxième réunion fut alors tenue en présence des intéressés avec des membres de la direction, sans que cette fois encore aucun compte rendu ne fut rédigé.

L’intéressée contacta ultérieurement une déléguée syndicale mais le problème ne se réglera pas.

Elle tomba en incapacité travail le 22 septembre 2017 et introduisit le 26 mars 2018 une demande d’intervention psychosociale formelle. Une plainte fut déposée pour harcèlement moral le 11 juin 2018 auprès de la police. Le conseiller en prévention aspects psychosociaux fit son rapport, qui fut transmis à l’intéressée et à la société le 12 octobre 2018.

Par lettre du 9 novembre 2018, l’employeur proposa à l’employée de voir le médecin du travail-conseiller en prévention et de reprendre le travail dans une autre équipe ainsi que de suivre des formations en matière de communication (avec entretiens spécifiques).

L’employée constata qu’aucune mesure concrète ne lui était proposée, lui permettant d’éviter tout contact avec l’auteur des faits qu’elle avait dénoncés. Elle demandait des propositions précises, répondant en outre qu’elle n’avait aucun problème de communication. Elle joignait une attestation de son psychologue confirmant une prise en charge depuis plus d’un an ainsi qu’une de son médecin traitant, ce dernier précisant que sa patiente ne pouvait plus retourner travailler dans l’entreprise, et ce de manière définitive.

Suite à un entretien (spontané) avec le conseiller en prévention-médecin du travail, un formulaire d’évaluation de santé (conformément à l’article 48 de l’arrêté royal du 23 mai 2003 relatif à la surveillance de la santé des travailleurs) fut établi. Celui-ci précisait dans ses recommandations et propositions que l’intéressée était en congé de maladie jusqu’au 31 janvier 2019 et que le 1er février elle devait « quitter l’employeur actuel ».

Vu cette communication, la société adressa divers documents à l’employée, concernant son départ. Un C4 fut délivré visant une « force majeure invoquée le 15 janvier 2019 par le travailleur », le motif précis du chômage étant « raisons médicales ».

L’employée chargea son conseil de contacter la société, en vue de contester la régularité de la rupture, ce qui fut fait par courrier du 20 mars 2019, celui-ci mettant en cause la responsabilité de la société sur pied de l’article 1384 de l’ancien Code civil et renvoyant également à l’article 32decies, § 1er, de la loi du 4 août 1996.

Les parties ne s’accordant pas, une procédure fut introduite

L’objet de la demande

Par requête, l’intéressée a sollicité une indemnité compensatoire de préavis ainsi que des dommages et intérêts réparant la perte de revenus durant la période d’incapacité de travail et la réparation d’un préjudice moral.

Le jugement du tribunal du travail

Par jugement du 15 avril 2020, le tribunal a déclaré la demande fondée en très grande partie, condamnant la société à l’indemnité compensatoire de préavis ainsi qu’à la réparation de la perte de revenus. Le préjudice moral a été fixé à 1 000 €.

Les dépens ont été compensés, la demande étant partiellement fondée. Trois quarts de ceux-ci ont été mis à charge de la société et un quart à charge de la demanderesse.

L’appel

La société interjette appel, demandant la réformation du jugement. Quant à l’intimée, elle demande confirmation de celui-ci (avec une légère correction des montants).

La décision de la cour

la cour rappelle qu’en vertu de l’article 32, 5°, de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail, les engagements résultant de ce contrat peuvent prendre fin par la force majeure. Elle en reprend la définition dégagée par la Cour de cassation dans un arrêt du 10 janvier 1994 (Cass., 10 janvier 1994, S.93.0086.N), étant qu’il s’agit d’un événement imprévisible, inévitable et insurmontable qui rend absolument impossible l’exécution du travail convenu. Il doit être indépendant de la volonté de la partie qui s’en prévaut et exempt de toute faute de sa part. En outre, cette force majeure doit rendre impossible toute exécution ultérieure du contrat, et ce de manière définitive.

La loi du 20 décembre 2016 portant dispositions diverses en droit du travail et liées à l’incapacité de travail a introduit un nouvel article 34 dans la loi, imposant actuellement une condition sine qua non permettant la rupture du contrat de travail pour force majeure médicale, étant l’accomplissement du trajet de réintégration jusqu’à son terme. Elle prévoit également la possibilité pour la partie qui entend mettre fin au contrat de travail sans mener ce trajet jusqu’à son terme, de rompre le contrat moyennant préavis ou paiement d’une indemnité compensatoire.

Dès lors par ailleurs que le travailleur a été déclaré temporairement ou définitivement inapte pour le travail convenu par une décision du conseiller en prévention-médecin du travail (qui n’est plus susceptible de recours), l’employeur est tenu en vertu de l’article I-4.70 du Code du bien-être de continuer à l’occuper et doit suivre, à cet effet, la procédure en vue de la mise en place d’un plan de réintégration.

La cour en rappelle les étapes, telles que prévues à l’article I-4.74 du Code du bien-être. Cette procédure impose des obligations à l’employeur (examen des possibilités concrètes, élaboration du plan de réintégration, concertation, rapport motivé s’il y a impossibilité d’établir le plan).

Le travailleur pouvant ou non marquer son accord avec le plan de réintégration, le Code du bien-être prévoit, après cette étape, des hypothèses limitatives où la procédure peut être considérée comme clôturée.

En l’espèce, ni la société ni la travailleuse n’ont initié - ni a fortiori poursuivi et mené à terme - le trajet de réintégration. Le courrier du médecin traitant envoyé précédemment ou la transmission par le conseiller en prévention-médecin du travail du formulaire d’évaluation de santé ne peuvent s’identifier à une des hypothèses reprises dans le Code de du bien-être (article I-4.76, § 1er). La rupture est dès lors être irrégulière.

Le refus de la proposition émise précédemment par l’employeur n’est pas à reprocher à l’employée (n’étant en rien concrète), non plus que la circonstance qu’elle n’a pas initié elle-même le trajet de réintégration.

La cour précise explicitement à cet égard que le choix de ne pas exercer le droit d’initier cette procédure ne peut être constitutif d’un abus de droit (ce qui suppose l’exercice d’un droit) et ne traduit pas nécessairement un refus de sa part d’envisager de se voir attribuer une autre option aux termes du trajet lui-même (11e feuillet – point 15).

De même, le fait de réclamer en justice une indemnité compensatoire de préavis est l’exercice normal du droit du travailleur dans de telles circonstances.

La cour en vient à la question des dommages et intérêts postulés du chef de violence ou de harcèlement au travail. Elle considère que l’employée établit des faits qui permettent de présumer l’existence d’un harcèlement moral (dont celui pour le tiers mis en cause d’avoir délibérément cessé tout contact avec elle alors qu’il était son supérieur hiérarchique, et ce pendant une période d’un mois environ, agissant en représailles suite à sa plainte auprès de la direction).

La société doit dès lors établir l’absence de harcèlement, ce qu’elle ne fait pas. Il est en conséquence fait droit à la demande de l’employée pour ce qui est des dommages et intérêts (ceux-ci ne portant cependant pas intérêt de plein droit).

Enfin, sur la question du préjudice moral distinct, la cour estime que celui-ci n’est pas fondé.

Elle accueille dès lors très partiellement l’appel de la société et considère, sur les dépens, que, celle-ci succombant en très grande partie, elle est tenue de les payer en totalité.

Intérêt de la décision

L’arrêt rappelle les grandes lignes du trajet de réintégration, ainsi que les obligations de l’employeur tout au long de celui-ci.

La cour reprend les hypothèses qui permettent de considérer que la procédure est terminée. Celles-ci sont au nombre de cinq, étant reprises à l’article I-4.76, § 1er, du Code du bien-être.

L’une vise le cas où le travailleur n’a pas accepté les invitations répétées du conseiller en prévention-médecin du travail visées à l’article I-4–73, § 2, indiquant les dates et la forme de l’invitation à suivre la procédure et où l’employeur a été informé de ce refus.

Une autre, plus spécifique, concerne l’hypothèse de la décision dite « C » étant que pour des raisons médicales il n’est pas possible de procéder à une évaluation de réintégration. La notification est dans ce cas faite à l’employeur par le conseiller en prévention – médecin du travail.

Les trois autres hypothèses concernent la remise du rapport motivé au conseiller en prévention-médecin du travail et au travailleur ainsi que la remise au conseiller en prévention-médecin du travail du plan de réintégration accepté ou refusé par l’employé.

Relevons que la première hypothèse ci-dessus vise la situation où le travailleur n’a pas accepté les invitations répétées du conseiller en prévention–médecin du travail. Si la cour se prononce pas en l’espèce – et n’a d’ailleurs pas à le faire dans le cadre du débat devant elle – sur une éventuelle obligation pour le travailleur de se conformer à ces invitations, il faut rappeler que les termes du Code du bien-être ne prévoient aucune obligation telle à l’article concerné et que par ailleurs la cour conclut (un abus de droit étant plaidé par la société) qu’en ce qui concerne le fait d’initier la procédure, le choix pour le travailleur de ne pas le faire ne peut être constitutif d’un abus de droit et ne traduit pas, en l’espèce, nécessairement un refus de sa part de se voir attribuer une autre fonction au terme du trajet de réintégration.


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