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Discrimination à l’embauche : contrôle judiciaire d’un refus d’engagement

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 28 février 2024, R.G. 2020/AB/436

Mis en ligne le mercredi 4 septembre 2024


Cour du travail de Bruxelles, 28 février 2024, R.G. 2020/AB/436

Terra Laboris

Dans un arrêt du 28 février 2024, la Cour du travail de Bruxelles a examiné l’existence d’une discrimination à l’embauche sur la base de l’origine ethnique, soumise suite à l’éviction d’une candidate, qui avait posé une seconde candidature sous un nom d’emprunt.

Les faits

Une société met sur son site Internet une offre d’emploi pour un poste de conseiller client.

Des candidatures se présentent : un candidat postule le 29 juin et son curriculum vitae est examiné aussitôt par la société. Il fait l’objet d’un entretien téléphonique et passe un test, à l’issue duquel une interview est planifiée pour le 8 août.

Dans l’intervalle, une autre candidate se présente.

Elle joint une lettre de motivation et son CV, reprenant une photo et ses coordonnées.

Deux jours plus tard, la société l’informe que sa candidature n’est pas retenue, précisant avoir relevé des points intéressants et signalant conserver son profil dans la base de données.

Celle-ci demande aussitôt des explications, vu son profil personnel, ses compétences et son parcours professionnel. Elle s’étonne du refus non motivé.

Il semble qu’aucune suite n’ait été réservée à cette demande faite par courriel.

Quelques jours plus tard, elle postule de nouveau mais cette fois sous une identité fictive, au nom de « Caroline Collin ». Elle joint une lettre de motivation et un CV, celui-ci présentant de nombreuses similitudes avec celui envoyé précédemment. Elle ne joint cependant pas de photo.

Il est rapidement donné suite à cette candidature, la société précisant qu’elle en reçoit encore beaucoup d’autres, qui paraissaient également intéressantes et que les candidatures retenues vont être analysées plus en profondeur.

L’intéressée accuse réception et dit attendre l’entretien.

Trois semaines plus tard, la société informe « Caroline Collin » qu’un autre candidat a été retenu, information également envoyée à deux autres personnes. La société leur transmet également une annonce pour un autre poste dans une autre ville.

Un autre courrier sera encore envoyé pour une autre fonction dans les ressources humaines.

UNIA interpelle alors la société quant à la différence de traitement intervenue, vu les similitudes entre les candidatures, précisant qu’il paraît difficile d’imaginer quel critère autre que l’origine ethnique supposée ou l’origine nationale a pu conduire à une telle décision.

La société répond en communiquant les motifs du traitement différencié donnés par la recruteuse. Celle-ci expose essentiellement que dans les deux cas les candidatures ne l’ont pas « totalement convaincue » et qu’elle n’a pas vu de motivation précise chez les candidats pour travailler dans la société. En outre, il ne lui semblait pas que les candidats maîtrisaient la complexité technique et juridique de la fonction. Elle ajoute que les deux candidatures ont été analysées pendant la période chargée des vacances et que lors de l’examen de la candidature fictive, elle a probablement été influencée par le fait qu’elle avait déjà enregistré dans la réserve d’autres candidats dont la candidature ne l’avait pas pleinement convaincue et qu’elle avait décidé d’être moins stricte et de donner une chance à cette candidature qui, comparée avec les autres candidats du jour, était un peu meilleure.

Les parties ne trouvant pas de terrain d’entente, une procédure a été introduite par UNIA, l’employée étant intervenante volontaire.

La procédure

La demande porte sur la réparation en faveur d’UNIA d’un préjudice subi du fait d’une discrimination à l’embauche, sur la base du critère protégé de l’origine nationale ou ethnique, demande fondée sur la loi du 30 juillet 1981 tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme et la xénophobie. Un montant de 5 000 € est réclamé à ce titre.

L’intervenante volontaire chiffre sa demande à six mois de rémunération brute et subsidiairement à trois mois.

La société conteste avoir commis une discrimination et demande la condamnation des deux parties demanderesses aux dépens de l’instance.

Le jugement du tribunal du travail

Par jugement du 22 avril 2020, le tribunal du travail a débouté les demanderesses, concluant à l’absence de discrimination. Ce jugement a été rendu sur avis contraire du ministère public.

UNIA interjette appel, reprenant sa demande en première instance et proposant, subsidiairement, deux questions à destination de la Cour européenne de Justice relatives au test de situation.

La décision de la cour

La cour reprend le cadre légal, étant le dispositif de la loi du 10 juillet 1981 tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme et la xénophobie, s’agissant en l’espèce d’une discrimination directe basée sur le critère national ou ethnique.

Elle rappelle le texte de l’article 4, 6°, et 7°, de la loi dans sa version applicable à l’époque, la disposition définissant d’une part la distinction directe comme la situation qui se produit lorsque, sur la base d’un critère protégé, une personne est traitée de manière moins favorable qu’une autre personne ne l’est, ne l’a été ou ne le serait dans une situation comparable et d’autre part la discrimination directe comme une distinction directe fondée sur un des critères protégés, qui ne peut être justifiée sur la base des dispositions du titre II de la loi.

Renvoyant à la jurisprudence de la Cour du travail de Bruxelles (C. trav. Bruxelles, 31 mars 2023, J.L.M.B., 2023/37, page 1165), elle rappelle le principe selon lequel si le traitement défavorable a plusieurs causes, il suffit que l’une d’entre elles soit en lien avec un critère protégé pour qu’il y ait traitement discriminatoire, à moins qu’il ne soit dûment justifié.

La cour reprend également les grandes lignes des dispositions légales relatives au mécanisme d’indemnisation, ainsi qu’à la charge de la preuve et aux dispositions pénales.

Sur le renversement de la charge de la preuve, elle revient plus particulièrement sur les obligations de la victime, étant que celle-ci doit prouver les faits qui permettent de présumer l’existence d’une discrimination, ceux-ci pouvant être de toute nature (ainsi, caractère suspect du comportement du défendeur découlant d’un faisceau d’indices), la preuve pouvant être apportée par toutes voies de droit.

Elle revient également sur l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 12 février 2009 (C. Const., 12 février 2009, n° 17/2009), qui a précisé que dans les éléments de preuve à charge du demandeur figurent non seulement qu’il a fait l’objet d’un traitement défavorable mais que ces faits semblent indiquer que ce traitement a été dicté par des motifs illicites, la Cour renvoyant à la comparaison avec la personne de référence, c’est-à-dire celle qui n’est pas caractérisée par un des motifs protégés et qui est traitée différemment.

Quant au défendeur, il doit établir des éléments pertinents et convaincants déterminant que la mesure repose en réalité sur d’autres motifs, non discriminatoires. Renvoyant à la doctrine de J. RINGELHEIM et V. VAN DER PLANCKE (J. RINGELHEIM et V. VAN DER PLANCKE, « Prouver la discrimination en justice », in J. RINGELHEIM et P. WAUTELET, Comprendre et pratiquer le droit de la lutte contre les discriminations, Liège, Anthemis, 2018, p. 141), elle souligne que la démonstration peut être effectuée par le biais d’un faisceau convergent d’indices de preuve.

Ce que le défendeur doit établir est une cause de justification admise par la loi.

La cour se penche également sur la question des tests de situation. Pour être fiables, de tels tests doivent respecter une méthodologie rigoureuse, étant d’une part qu’il s’agit d’assurer une pleine comparabilité des profils, ceux-ci ne pouvant différer que du point de vue du critère protégé et d’autre part que la différence de traitement doit en principe être répétée, vu la fragilité des résultats d’un test unique.

La cour constate en l’espèce une différence de traitement des deux candidatures, différence minime, dans la mesure où celles-ci sont restées au stade de l’examen des CV, la suite du processus n’étant pas intervenue.

Pour enclencher la présomption de discrimination, elle vérifie d’abord si les faits prouvés par la candidate évincée suffisent. L’une des deux candidatures se différencie entre autres par la photo et le nom de la candidate, indiquant l’existence d’un critère protégé.

Rien n’indique cependant que le sort différent qui leur a été réservé ait pu être dicté par un motif illicite mais, vu la comparabilité des deux situations, des faits sont établis.

Elle relève que le critère protégé n’est pas le seul élément permettant de différencier les deux candidatures, celles-ci présentant certes de nombreuses similitudes mais également des différences réelles et la cour reprend à cet égard un extrait de la lettre de motivation dans laquelle elle pointe, comme l’avait fait le tribunal, dans la candidature fictive, des atouts supplémentaires, notamment en termes de structure, celle-ci étant plus convaincante, plus attrayante. Pour la cour, il est plausible que ces différences aient joué un rôle déterminant lors du processus de sélection, dont elle relève qu’il est par nature un acte relativement subjectif et susceptible d’être influencé par de nombreux facteurs.

Elle retient également une différence de contexte, les deux candidatures n’ayant pas été examinées en même temps ; de même, alors que le processus n’était pas identique, l’existence d’autres candidats dont la candidature n’avait pas « convaincu » la personne en charge du recrutement, celle-ci ayant expliqué qu’elle avait décidé d’être moins stricte. En outre, la cour relève l’existence de deux autres candidatures du même jour dont l’une a été rejetée immédiatement et l’autre retenue provisoirement, comme la candidature fictive alors qu’elle avait elle-même un CV plus attrayant avec plus de compétences. Elle note aussi qu’un entretien avait déjà été fixé avec le candidat qui avait été retenu (et qui sera finalement engagé), ce qui peut supposer une certaine sévérité/restriction.

La cour conclut qu’outre les différences objectives dans la lettre de motivation, les deux candidatures (celle de l’intéressée et la candidature fictive) ont été examinées à des moments différents et ont été confrontées à des candidatures distinctes, ce qui a pu influencer la décision de la recruteuse.

En outre, aucun autre élément ne viendrait asseoir la thèse selon laquelle le critère protégé (fut-ce via un préjugé inconscient) serait intervenu dans la décision.

À titre surabondant, la cour examine l’admissibilité de la preuve irrégulière, la société plaidant que des éléments ont été recueillis en violation de la loi pénale (port de faux nom). Elle aborde très brièvement ce point, renvoyant à la jurisprudence de la Cour de cassation (Cass., 16 décembre 2021, C.18.0314.N), selon laquelle sauf disposition contraire expressément prévue par la loi l’utilisation d’une preuve obtenue illégalement en matière civile ne peut être écartée que si son obtention entache sa fiabilité ou si elle compromet le droit au procès équitable, ce qui n’est pas le cas. Elle n’écarte donc pas les pièces contestées.

Intérêt de la décision

La cour du travail de Bruxelles a tranché, dans cet arrêt, une espèce démontrant une nouvelle fois le caractère très délicat de la discrimination à l’embauche.

L’on notera les explications détaillées données par la société, qui a exposé assez en détail le processus de recrutement, les candidatures examinées et rejetées, etc.

Ces explications ont convaincu la cour, qui a conclu que la présomption était renversée.

UNIA avait proposé deux questions à poser à la Cour européenne de Justice sur les tests de situation. Ces questions n’ont pas été retenues. Elles supposaient que le juge national ait constaté que deux candidatures ne différaient principalement que sur l’origine et le nom de la candidate, alors que d’autres éléments ont été retenus par l’arrêt.

La première de ces questions (relative à une possible discrimination directe) est de savoir si dans une telle hypothèse l’article 8, § 1er, de la directive 2000/43 du Conseil du 29 juin 2000 relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique, combiné à l’article 21 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne doit être interprété en ce sens que la candidate qui invoque une discrimination directe fondée sur l’origine ethnique établit valablement, par le biais de ce test de situation, l’existence d’un fait permettant de présumer l’existence d’une telle discrimination.


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