Commentaire de C. trav. Liège (div. Liège), 29 juin 2023, R.G. 2022/AL/449
Mis en ligne le jeudi 12 septembre 2024
Cour du travail de Liège (division Liège), 29 juin 2023, R.G. 2022/AL/449
Terra Laboris
Par arrêt du 29 juin 2023, la Cour du travail de Liège, division Liège, fait le point sur le droit aux allocations familiales et aux allocations d’insertion dans le chef des jeunes demandeurs d’emploi ayant terminé leur stage d’insertion professionnelle et ayant fait l’objet de deux évaluations positives, abordant la question sous l’angle de la loi générale relative aux allocations familiales du 19 décembre 1939 et du décret wallon du 8 février 2018.
Les faits
Une allocataire conteste une décision de la caisse d’allocations familiales lui notifiée le 5 novembre 2018, par laquelle il est décidé que suite à la deuxième évaluation positive de son fils, il est mis un terme au paiement des allocations. La mère est renvoyée vers l’ONEm pour ce qui est du bénéfice des allocations de chômage.
Un recours est introduit par celle-ci devant le tribunal du travail de Liège, division Liège.
L’allocataire fait valoir qu’après avoir pris contact avec le service d’allocations de chômage, il lui a été confirmé que son fils ne percevrait aucune allocation malgré ses évaluations positives, car il n’a qu’un CESI et n’a pas encore atteint l’âge de 21 ans. Ayant par ailleurs contacté la caisse, il lui a également été confirmé que peu importe qu’il perçoive ou non les allocations de chômage, son droit étant de toute façon perdu dès l’instant où il avait reçu 2 évaluations positives. Elle expose également que si son fils avait eu des évaluations négatives, il continuerait à percevoir les allocations…
Rétroactes de procédure
Un premier jugement a été rendu en date du 5 mai 2020.
Le tribunal a ordonné une réouverture des débats sur la question de la violation du principe d’égalité prévu par les articles 10 et 11 de la Constitution et de la discrimination évoquées par l’Auditorat du travail dans un avis écrit. Il s’agit de comparer d’une part les jeunes qui ont droit aux allocations d’insertion après une deuxième évaluation positive de leur recherche d’emploi et de l’autre ceux qui n’y ont pas immédiatement droit car âgés de moins de 21 ans et n’ayant pas obtenu un des diplômes visés à l’arrêté royal organique (article 36, § 1/1).
Dans un deuxième jugement du 23 septembre 2021, l’ONEm ayant été mis à la cause par l’Auditorat du travail, une nouvelle réouverture des débats a été ordonnée afin de permettre aux parties de débattre de la question du standstill (article 23 de la Constitution), toujours sur la base des questions évoquées par l’Auditorat du travail dans un nouvel avis écrit, étant de savoir si la suppression du bénéfice des allocations familiales aux jeunes demandeurs d’emploi ayant satisfait à la seconde évaluation dans le cadre de l’octroi des allocations d’insertion mais qui n’ont pas atteint l’âge de 21 ans - de telle sorte qu’ils ne bénéficient plus des allocations familiales, mais pas encore des allocations d’insertion - constitue concrètement et de façon proportionnée un objectif légitime en matière de sobriété budgétaire et d’insertion professionnelle.
Un troisième jugement a été rendu le 22 septembre 2022, jugement dont appel. Celui-ci a constaté qu’aucune demande d’allocations d’insertion n’avait été valablement introduite, ce qui faisait obstacle à l’octroi de ces allocations à charge de l’ONEm et que par ailleurs, sur le volet allocations familiales, la caisse s’était conformée à la législation.
Appel est interjeté par l’allocataire.
La décision de la cour
La cour définit d’abord la période litigieuse, étant du 1er octobre 2018 au 31 janvier 2019, le fils ayant en effet commencé à travailler en février.
Elle note également que cette période est à cheval sur deux réglementations successives, étant d’une part la loi générale du 19 décembre 1939 et de l’autre le décret wallon relatif à la gestion et au paiement des prestations familiales du 8 février 2018.
Elle en vient ainsi à l’examen des dispositions et des principes applicables dans chacun des deux textes.
Pour ce qui est de la loi générale relative aux allocations familiales, son article 62, § 5, et l’article 1er, § 1er, de son arrêté royal d’exécution du 12 août 1985, prévoient que les allocations familiales sont accordées pendant une période de 360 jours civils en faveur de l’enfant qui termine des études, un apprentissage, une formation ou un stage à condition qu’il soit inscrit comme demandeur d’emploi (1°) et qu’il ne soit pas chômeur en raison de circonstances dépendantes de sa volonté au sens de la réglementation chômage (2°).
En vertu de l’article 4, § 1er/2 de l’arrêté royal d’exécution, la période de 360 jours civils est prolongée de la prolongation du stage d’insertion professionnelle décidée par l’ONEm jusqu’à l’obtention d’une deuxième décision d’évaluation positive de recherche d’emploi au bénéfice de l’enfant, pour autant qu’il ait introduit une demande de réévaluation de son comportement de recherche d’emploi dans les 15 jours ouvrables à partir de la date à laquelle cette demande est recevable en application de l’arrêté royal organique.
La cour précise que cette dernière disposition a été insérée dans l’arrêté royal du 12 août 1985 lui-même par un nouvel arrêté du 22 mars 2014 et qu’il est applicable aux jeunes demandeurs d’emploi qui ont terminé leur stage d’insertion professionnelle au plus tôt à partir du 1er août 2013. Cette mesure a été prise dans le cadre d’une réforme d’ampleur des allocations de chômage à l’époque, où notamment le stage d’attente a été remplacé par le stage d’insertion professionnelle, il a été décidé de renforcer le contrôle du comportement de recherche d’emploi des jeunes demandeurs d’emploi,etc.
Les conditions d’accès aux allocations d’insertion ont également été revues. Auparavant, les jeunes demandeurs d’emploi avaient droit aux allocations d’attente dès la fin du stage d’attente. Actuellement, ils ont droit aux allocations d’insertion après avoir accompli un stage d’insertion et fait l’objet de deux évaluations positives de leur comportement de recherche d’emploi durant celui-ci, dont la durée peut être prolongée à cet effet.
Une nouvelle modification est encore intervenue par un arrêté royal du 30 décembre 2014, lui-même modifié par un arrêté du 23 septembre 2015. Actuellement, le jeune travailleur qui, au moment de sa demande d’allocations d’insertion, n’a pas encore atteint l’âge de 21 ans doit prouver qu’il possède un des titres visés à l’article 36, § 1/1, pour avoir droit aux allocations d’insertion. À défaut, il doit attendre cet âge pour y prétendre, même s’il a accompli ce stage et qu’il a obtenu les deux évaluations positives. Ces deux dernières conditions constituent des conditions d’accès aux allocations d’insertion.
Pour la cour, le jeune n’a dorénavant plus nécessairement directement droit aux allocations d’insertion à l’expiration de son stage d’insertion, ce qui n’était pas le cas par le passé. S’il n’est pas titulaire d’un des titres visés par la disposition ci-dessus de l’arrêté royal, il perdra par ailleurs son droit aux allocations familiales dès l’expiration de la période de 360 jours civils fixée ci-dessus (éventuellement prolongée de la durée de la prolongation du stage d’insertion jusqu’à la deuxième évaluation positive).
Examinée à la lumière des règles du standstill, cette situation avait interpellé le ministère public en première instance. La cour constate cependant que l’Avocat général en degré d’appel ne partage pas cet avis, estimant que la règle est raisonnablement justifiée au motif que la privation des allocations d’insertion est une mesure prise en vue d’encourager les jeunes à obtenir un diplôme, ce qui demeure un atout important dans le cadre d’une recherche d’emploi, et que s’ils continuent leurs études ou s’inscrivent à un nouveau cursus, ils maintiendront un droit aux allocations familiales.
Par ailleurs, s’il devait y avoir inconstitutionnalité, celle-ci résulterait d’une lacune de la réglementation. La cour reprend dès lors les pouvoirs du juge dans une telle hypothèse, renvoyant notamment à un arrêt de la Cour de cassation du 5 novembre 2020 (Cass., 5 nov. 2020, C.18.0541.F), selon lequel si le juge constate l’illégalité d’un acte administratif, il est tenu de le priver d’effet. Cependant, si cette illégalité résulte d’une lacune contraire au principe constitutionnel d’égalité et de non-discrimination, le juge ne peut y remédier en étendant l’application de cet acte à la catégorie discriminée, fût-ce en écartant de la définition de son champ d’application les termes où gît la discrimination.
La cour en vient à l’examen du texte du décret wallon du 8 février 2018, entré en vigueur le 1er janvier 2019. Son article 15 contient des dispositions spécifiques concernant les jeunes demandeurs d’emploi similaires à celles-ci dessus. Elles ne sont cependant pas applicables aux jeunes de moins de 21 ans, lesquels ne peuvent être privés d’allocations familiales avant d’avoir atteint cet âge que s’ils se trouvent dans certaines situations visées dans l’arrêté du gouvernement du 20 septembre 2018.
Elle relève en l’espèce qu’elle n’est saisie d’aucune demande vis-à-vis de l’ONEm et qu’elle va dès lors régler la question eu égard au droit aux allocations familiales uniquement.
Vu l’existence des deux réglementations successives, elle retient deux périodes distinctes, étant d’une part celle du 1er octobre au 31 décembre 2018 et de l’autre celle du 1er au 31 janvier 2019.
Pour la première, la loi générale étant toujours d’application, se pose la question de l’inconstitutionnalité de la règle. Pour la cour, à supposer que ceci soit le cas, là elle ne serait pas en mesure de faire droit à la demande d’allocations familiales sous peine de violer le principe général de la séparation des pouvoirs. Elle confirme dès lors le jugement en ce qu’il a débouté la mère de sa demande pour la première période.
Pour la suite, limitée à un mois, la demande se présente de manière différente, la seule question à examiner étant celle de savoir si le fils de l’intéressée se trouvait ou non dans une des situations visées par l’arrêté du gouvernement wallon du 20 septembre 2018 (article 3).
La question n’ayant pas été débattue, la cour rouvre les débats sur celle-ci.
Intérêt de la décision
La Cour du travail a été saisie dans cette affaire d’une question de régression apparente des droits des jeunes demandeurs d’emploi dans la situation décrite dans l’arrêt, eu égard aux modifications successives intervenues quant aux conditions d’octroi des allocations d’insertion après le stage d’insertion professionnelle.
Les difficultés soulevées par ces modifications de texte devraient être aplanies actuellement égard aux dispositions du décret wallon du 8 février 2018. Pour la période passée, à savoir jusqu’au 31 décembre 2018 (le décret étant entré en vigueur le 1er janvier 2019), la conclusion de la cour est qu’il y a une lacune, qu’elle ne peut cependant combler eu égard au principe de la séparation des pouvoirs.
Elle a renvoyé ici à un arrêt de la Cour de cassation du 5 novembre 2020 (Cass., 5 novembre 2020, n° C.18.05141.F), qui est venu confirmer de nombreuses décisions rendues précédemment, à propos des pouvoirs du juge tirés de l’article 159 de la Constitution, étant que lorsqu’il constate l’illégalité d’un acte administratif et que celle-ci résulte d’une lacune contraire aux principes constitutionnels d’égalité et de non-discrimination, le juge ne peut y remédier en étendant l’application de cet acte à la catégorie discriminée, fût-ce en écartant de la définition de son champ d’application les termes où gît la discrimination constatée. La discrimination ne peut dès lors être écartée par le juge mais doit être corrigée par le législateur.
Relevons encore en ce qui concerne la réouverture des débats que l’article 3 de l’arrêté du gouvernement wallon du 20 septembre 2018 vise essentiellement les différentes hypothèses prises en compte eu égard à la perte de capacité de gain de l’attributaire. Le dossier doit dès lors être complété sur cette question. L’arrêt qui interviendra après examen de l’application de cette disposition ne modifiera pas les conclusions de l’arrêt commenté en ce qui concerne la lacune du texte.