Commentaire de C. trav. Bruxelles, 13 février 2024, R.G. 2020/AB/451
Mis en ligne le vendredi 27 septembre 2024
Cour du travail de Bruxelles, 13 février 2024, R.G. 2020/AB/451
Terra Laboris
La Cour du travail de Bruxelles se penche, dans un arrêt du 13 février 2024, sur la question des discriminations dans le cadre de la loi du 28 avril 2003 relative aux pensions complémentaires.
Les faits
Un employé d’un organisme bancaire engagé en 1992 fut promu en qualité de directeur d’une division de l’entreprise en avril 2005.
Il fut ultérieurement nommé sous-directeur et devint membre du comité de direction, étant désigné administrateur.
Le 17 juin 2019, il fut licencié moyennant paiement d’une indemnité compensatoire de préavis et il perdit ses mandats.
Peu avant la rupture, les parties s’étaient opposées à propos de son affiliation à une assurance de groupe en faveur du personnel de direction.
Celle-ci, souscrite en 1993, soit peu après l’engagement de l’intéressé, est essentiellement réservée aux membres de la direction, sans en définir la notion.
Les conditions d’affiliation ont été modifiées au fil du temps, et ce par divers avenants et, dans sa dernière mouture, le contrat exclut les sous-directeurs.
Par ailleurs, dans les dernières années précédant le licenciement, la banque fut vendue et dans ce contexte, l’intéressé s’était plaint de ce que son grade de sous-directeur n’avait pas été adapté eu égard à son rôle et ses responsabilités.
Son conseil intervint et réclama, peu avant le licenciement, le versement d’une prime de l’ordre de 395 000 € dans cette assurance de groupe, ce que contesta la société, celle-ci précisant qu’une seule personne était affiliée au règlement litigieux, à savoir le directeur général adjoint.
Les parties restant sur leur position, l’employé introduisit une procédure devant le tribunal du travail francophone de Bruxelles.
Le jugement du tribunal du travail
Par jugement rendu le 17 juin 2020, le tribunal a déclaré la demande non fondée, estimant que l’intéressé n’établit pas qu’il se trouve dans une situation comparable à un directeur de banque (ou à une autre catégorie visée par le contrat, s’agissant de personnel transféré d’une autre société).
Pour le tribunal, il n’y a pas de discrimination interdite par l’article 14, § 1er de la loi du 28 avril 2003 relative aux pensions complémentaires et au régime fiscal de celles-ci et de certains avantages complémentaires en matière de sécurité sociale.
L’intéressé interjette appel.
Position des parties devant la cour
L’objet de la demande en appel va du ‘titre principal’ au ‘titre très infiniment subsidiaire’, l’appelant sollicitant en premier lieu que la cour constate qu’il faisait partie de la catégorie de personnel membre de la direction. En conséquence, il demande que la société soit condamnée à obtenir auprès de la compagnie d’assurances le calcul des réserves acquises et à verser une prime unique correspondant au montant de celles-ci ou, à défaut, à payer un montant correspondant au titre de dédommagement.
Il soutient avoir la qualité de membre de la direction, plaidant qu’il y a lieu de se baser sur la fonction réellement exercée plutôt que sur le titre de la fonction. Il renvoie à l’organigramme de la société, aux publications au Moniteur belge, à son pouvoir de signature, à l’exercice de la gestion journalière, …
Il expose que le grade de directeur ne lui aurait jamais été attribué afin de ne pas devoir payer les primes d’assurance. Il soutient également qu’il se trouvait dans une situation comparable à celle du seul membre de la direction ayant bénéficié du règlement, à savoir le directeur général adjoint.
Quant à la société, elle développe également des demandes déclinées de la même manière, sollicitant, à titre principal, la confirmation pure et simple du jugement.
Elle conteste la position de l’appelant, précisant qu’une seule personne peut former une catégorie de personnel et que l’article 45 de la loi du 27 juin 1969 n’est pas applicable dans la matière spécifique des pensions complémentaires (soutenant subsidiairement qu’il n’est plus applicable à celle-ci depuis le 19 mars 2014).
Elle fait encore valoir la prescription de la demande, étant la prescription quinquennale en l’absence de toute infraction continue.
La décision de la cour
La cour fait un rappel du cadre légal (loi du 28 avril 2003).
Elle reprend la définition d’affilié, celle-ci visant le travailleur qui appartient à la catégorie de personnel pour laquelle le régime de pension a été instauré et qui remplit les conditions d’affiliation (ou encore pour lequel un engagement individuel de pension a été conclu ou l’hypothèse de l’ancien travailleur qui continue à bénéficier de droits actuels ou différés).
La cour renvoie en outre à quelques autres dispositions de la loi, étant son article 13 (selon lequel l’affiliation est immédiate pour tous les travailleurs qui ressortissent au régime, sans que ne soit requise une décision complémentaire de l’organisateur, de l’employeur ou de l’organisme de pension) et son article 14 (qui contient une disposition anti-discrimination).
Cet article 14 interdit toute forme de discrimination. La cour précise qu’il s’agit d’une disposition « ouverte », étant qu’elle s’applique dès lors que le litige ne porte pas sur une question de discrimination liée à un critère protégé par les lois anti-discrimination mais sur un critère non spécifiquement protégé, à savoir celui de la catégorie de personnel.
Renvoi est fait, à propos de cette notion de catégorie de personnel, à l’avis n° 30 de la Commission des pensions complémentaires. L’avis confirme, bien évidemment, les distinctions autorisées, étant celles faites dans la loi du 3 juillet 1978 ainsi que dans celle du 20 septembre 1948 et souligne que toute autre définition d’une catégorie doit être effectuée avec la plus grande prudence et reposer sur une distinction licite.
Pour la cour, un critère d’appréciation de la définition peut être celui des élections sociales, et ce même si le règlement de pension ne s’y réfère pas. Aussi renvoie-t-elle à l’article 4, 4°, de la loi du 4 décembre 2017, qui définit le personnel de direction : il s’agit des personnes chargées de la gestion journalière, qui ont le pouvoir de représenter et d’engager l’employeur ainsi que les membres du personnel directement subordonnés à celles-ci lorsqu’ils remplissent également des missions de gestion journalière.
Sur l’article 45 de la loi du 27 juin 1969, la cour rappelle que cette disposition a été complétée, par l’article 23 de la loi du 5 mai 2014 en matière de pensions (loi instaurant notamment l’allocation de transition et supprimant progressivement les différences de traitement entre employés et ouvriers en matière de pensions complémentaires), le législateur ayant ajouté un alinéa selon lequel cet article n’est pas d’application aux pensions complémentaires au sens de la loi du 28 avril 2003. Pour la cour, il s’est agi, ce faisant, de mettre fin à l’insécurité juridique concernant l’application de ce texte.
Enfin elle cite une décision de jurisprudence (C. trav. Liège, 8 février 2010, For. Ass., 2010, Liv. 105, page 117, note P. DOYEN), qui a jugé que par catégorie de personnel il faut entendre un groupe homogène de travailleurs, auquel il est justifié d’accorder les mêmes avantages complémentaires de sécurité sociale, déterminée en fonction de la nature de leur travail ou du niveau de responsabilité ou encore d’autres critères plus stricts, comme un régime spécifique de rémunération.
La cour applique dès lors ces principes au cas d’espèce.
Les organigrammes reprennent le sous-directeur comme membre de la direction mais le règlement est beaucoup plus strict, puisqu’il exclut expressément ceux-ci (sauf ceux transférés d’une autre société).
Elle en vient ainsi à l’examen de la catégorie de personnel, aux fins de vérifier l’existence de la discrimination vantée par l’appelant.
Elle note qu’il n’est pas contesté qu’une catégorie de personnel peut comprendre une seule personne.
Cependant, cette situation peut paraître suspecte, s’agissant de dissimuler un engagement individuel de pension. Il faut dès lors examiner de manière prudente et rigoureuse la question sous l’angle de la discrimination.
La cour vérifie ensuite les pouvoirs et responsabilités de l’appelant et constate plusieurs similitudes entre celui-ci et le seul bénéficiaire du plan, ainsi que quelques distinctions entre eux.
Elle s’estime insuffisamment informée et souhaite investiguer en ce qui concerne les différences concrètes de tâches et de responsabilités - et ce d’autant que l’intéressé participait au comité de direction -, question qui n’est pas développée par les parties.
Elle rappelle l’article 8.3, alinéa 4 du Code civil, selon lequel toutes les parties doivent collaborer à l’administration de la preuve et fournir les informations dont elles disposent ou dont elles pourraient raisonnablement disposer.
Par ailleurs, renvoyant à l’article 961/2 du Code judiciaire, selon lequel les attestations sont produites par les parties ou à la demande du juge, elle suggère aux parties de joindre entre autres une attestation écrite du directeur général adjoint, en ce qui concerne le contenu de ses fonctions et de ses responsabilités.
La réouverture des débats porte sur plusieurs questions précises relatives aux fonctions : nature de celles-ci, responsabilités, règles de fonctionnement du comité de direction, statuts de la banque, liens hiérarchiques, ainsi qu’analyse du personnel de direction lors des élections sociales de 2008, 2012 et 2016.
Intérêt de la décision
Même si la cour ne vide pas sa saisine dans l’arrêt commenté, elle donne le cheminement de son raisonnement.
La question essentielle est la notion de catégorie de personnel, au sens de l’article 13, § 1er, 8°, de la loi du 28 avril 2003 (dont la cour admet qu’elle peut être composée d’une seule personne, à la condition que ceci ne soit pas source de discrimination).
La notion n’est pas précisée dans la loi elle-même et ne l’est pas davantage dans le règlement en question. Aussi la cour a-t-elle entrepris de s’appuyer sur la législation en matière d’élections sociales, qui a recours - à de toutes autres fins – à la notion de personnel de direction. Si celle-ci n’est pas transposable telle quelle, elle peut donner des indications utiles, ayant été explorée en jurisprudence.
L’on notera également le renvoi à l’avis de la Commission des pensions complémentaires (disponible sur le site de de la FSMA (https://www.fsma.be/fr/avis-de–la–commission–des–pensions–complémentaires). Si, selon celle-ci, sont admises les catégories déterminées par un texte légal, toute autre définition doit reposer sur une distinction licite.
La réouverture des débats indiquera l’étendue du contrôle judiciaire sur la nature des fonctions, des règles de fonctionnement, des liens hiérarchiques etc. Affaire à suivre donc…