Commentaire de C. trav. Bruxelles, 14 mars 2024, R.G. 2022/AB/42 et 2022/AB/428
Mis en ligne le vendredi 27 septembre 2024
Cour du travail de Bruxelles, 14 mars 2024, R.G. 2022/AB/42 et 2022/AB/428
Terra Laboris
Un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles du 14 mars 2024 rappelle la jurisprudence récente de la Cour de justice de l’Union européenne en matière de transfert d’entreprise, celle-ci étant en l’espèce appliquée à un secteur en forte composante de main-d’œuvre.
Les faits
Une société de nettoyage active dans le secteur du nettoyage du bâtiment et du nettoyage industriel met fin, en date du 31 décembre 2003, aux contrats de travail d’une série de travailleurs occupés par elle.
Le 1er et le 4 janvier 2004, un ensemble de 46 de ces travailleurs sont réengagés par une autre société, active dans le même secteur.
En avril 2006, 23 de ceux-ci assignent leur employeur initial devant le tribunal du travail en paiement de dommages et intérêts suite au non-paiement d’une prime (travail du samedi).
Cette société est déclarée en faillite par jugement du 17 mai 2010.
Le Fonds de fermeture décide le 2 septembre 2010, par son Comité de gestion, que la loi du 26 juin 2002 relative aux fermetures d’entreprise est applicable à cette fermeture.
Par jugement du 23 décembre 2010, le tribunal du travail déclare la demande des travailleurs prescrite pour la période antérieure au 27 janvier 2001 et condamne la société à payer un euro provisionnel au titre d’arriérés de rémunération à chacun de pour la période ultérieure.
Le curateur transmettra au Fonds de fermeture le formulaire F1 le 30 mars 2018.
Le 25 octobre 2018, le FFE notifie des décisions négatives au motif que la convention collective de travail n° 32 bis serait d’application. Le Fonds de fermeture fait état d’un transfert conventionnel et d’une reprise des travailleurs par la société qui les a réengagés en janvier 2044, considérée comme cessionnaire.
Par plusieurs citations signifiées en avril 2020, le Fonds de fermeture forme, tenant compte du maintien par les travailleurs de leurs prétentions, tierce-opposition au jugement rendu le 23 décembre 2010 afin d’entendre annuler les effets de celui-ci.
Le tribunal du travail statue sur cette contestation par jugement du 30 décembre 2021.
La décision du tribunal du travail
Le tribunal du travail a déclaré le litige indivisible à l’égard d’une série de travailleurs et a sursis à statuer sur les demandes du Fonds de fermeture à l’égard des autres. Pour ceux sur lesquels il s’est prononcé, il a déclaré les demandes du Fonds non fondées.
Le Fonds de fermeture interjette appel, maintenant sa demande d’annulation du jugement du 23 décembre 2010.
La décision de la cour
La cour reprend les missions du Fonds de fermeture dans le cadre de la loi du 26 juin 2002 relative aux fermetures d’entreprise.
Elle constate ensuite qu’en l’espèce est invoquée l’existence d’un transfert conventionnel en ce qui concerne les travailleurs réengagés en janvier 2004. L’enjeu du litige consiste dès lors à déterminer s’il y a eu ou non transfert conventionnel.
Aussi reprend-t-elle les règles en la matière, rappelant qu’est considéré comme transfert au sens des textes applicables le transfert d’une entité économique maintenant son identité, entendue comme un ensemble organisé de moyens, en vue de la poursuite d’une activité économique, que celle-ci soit essentielle ou accessoire.
Elle reprend ensuite l’arrêt de la C.J.U.E. du 27 février 2020 (C.J.U.E., 27 février 2020, C-298/18 (GRAFE & POHLA c/ SÜDBRANDENBURGER NAHVERKEHRS GMBH & OSL BUS GMBH, EU:C:2020:121), selon lequel l’existence d’un transfert conventionnel est une question de fait qui relève de la compétence des juridictions de fond. Celles-ci doivent tenir compte de toutes les circonstances de fait qui caractérisent l’opération en cause, étant précisé que le critère déterminant est la conservation de l’identité de l’entreprise tandis que le poids des différents éléments de fait à prendre en considération varie en fonction de la nature de l’entreprise et l’activité exercée (12e feuillet).
Elle rappelle ensuite la pondération à faire eu égard aux éléments d’actif corporels ou incorporels, citant ici plusieurs décisions de la Cour de Justice (dont C.J.U.E., 16 février 2023, Aff. n° C-675/21 (STRONG CHARON – SOLUÇÕES DE SEGURANÇA SA C/ 2045 – EMPRESA DE SEGURANÇA S.A., FL), EU:C:2023:108). La cour enseigne sur la question que dans certains secteurs, où l’activité repose essentiellement sur la main-d’œuvre, une collectivité de travailleurs qui réunit durablement une activité commune peut correspondre à une entité économique. Une telle entité est susceptible de maintenir son identité par-delà son transfert lorsque le nouveau chef d’entreprise ne se contente pas de poursuivre l’activité en cause mais qu’il reprend également une partie essentielle, en termes de nombre et de compétences, des effectifs du prédécesseur.
Aussi la cour procède-t ’elle à l’examen des éléments du dossier, afin de vérifier si ces conditions sont remplies.
Elle constate que les deux sociétés ont la même activité principale et que sur un effectif total de 132 travailleurs, 46 ont été réengagés le 1er et le 4 janvier 2004, parmi lesquels 20 des 23 travailleurs intimés.
Ceux-ci étaient occupés sur un chantier bien déterminé et ce chantier a été repris par la société qui les a réengagés.
En dehors de ces constatations il n’y a pas le moindre élément établissant la cause et les conditions de la reprise du chantier.
La cour ajoute que la reprise du personnel en application de la convention collective sectorielle (commission paritaire du nettoyage) n’est pas davantage établie.
Elle déplore également l’absence d’information quant aux actifs corporels (machines, élévateurs, camions, fourgons, etc.). Le transfert ou l’absence de transfert d’actifs corporels indispensables à l’exercice de l’activité économique est en effet un élément important dans l’appréciation quant à l’existence d’un tel transfert.
Etant mise dans l’impossibilité de vérifier s’il y a eu reprise d’une partie essentielle en termes de nombre et de compétences du personnel affecté au chantier, et ainsi de déterminer s’il y a eu reprise d’un ensemble organisé de travailleurs permettant la poursuite des activités de manière stable, la cour rejette l’appel du Fonds de fermeture.
Intérêt de la décision
La Cour de Justice a affiné les conditions du transfert conventionnel dans sa jurisprudence récente. Dans celle-ci, on retiendra surtout l’arrêt STRONG SHARON (C.J.U.E., 16 février 2023, Aff. n° C-675/21 (STRONG CHARON – SOLUÇÕES DE SEGURANÇA SA C/ 2045 – EMPRESA DE SEGURANÇA S.A., FL), EU:C:2023:108).
Elle y expose que le critère décisif pour établir l’existence d’un transfert réside non pas dans l’existence d’un lien conventionnel, mais dans la circonstance que l’entité économique garde son identité, ce qui résulte notamment de la poursuite effective de l’exploitation ou de sa reprise. L’absence de lien conventionnel entre le cédant et le cessionnaire d’une entreprise ou d’un établissement ou d’une partie d’entreprise ou d’établissement est ainsi sans incidence. Le juge national doit dès lors notamment, dans son appréciation des circonstances de fait, tenir compte du type d’entreprise ou d’établissement. Il en résulte que l’importance respective à accorder aux différents critères de l’existence d’un transfert varie nécessairement en fonction de l’activité exercée, voire des méthodes de production ou d’exploitation utilisées dans l’entreprise, dans l’établissement ou dans la partie d’établissement en cause.
Lorsque l’activité repose essentiellement sur la main-d’œuvre, étant qu’elle ne nécessite pas l’emploi d’éléments matériels spécifiques, une collectivité de travailleurs que réunit durablement une activité commune peut correspondre à une entité économique. Une telle entité est susceptible de maintenir son identité par-delà son transfert quand le nouveau chef d’entreprise ne se contente pas de poursuivre l’activité en cause, mais reprend également une partie essentielle, en termes de nombre et de compétences, des effectifs que son prédécesseur affectait spécialement à cette tâche. Dans cette hypothèse, il acquiert, en effet, un ensemble organisé d’éléments qui lui permettra la poursuite des activités ou de certaines activités de l’entreprise cédante de manière stable.
En revanche, si l’activité repose essentiellement sur les équipements, l’absence de reprise, par le nouvel entrepreneur, des effectifs que son prédécesseur affectait à l’exécution de la même activité ne suffit pas à exclure l’existence d’un transfert d’une entité maintenant son identité.
Le secteur du nettoyage est un secteur de la première catégorie et il y a dès lors de vérifier dans les faits s’il y a eu reprise d’une partie essentielle, en termes de nombre et de compétences, des effectifs que le prédécesseur affectait spécialement à cette tâche, vérification à laquelle la cour n’a pu procéder dans l’arrêt commenté.
Le Fonds ne peut donc refuser son intervention.