Commentaire de Trib. trav. fr. Bruxelles, 31 octobre 2023, R.G. 23/1.447/A
Mis en ligne le lundi 30 septembre 2024
Tribunal du travail francophone de Bruxelles, 31 octobre 2023, R.G. 23/1.447/A
Terra Laboris
Dans un jugement du 31 octobre 2023, le tribunal du travail francophone de Bruxelles, se référant à l’enseignement de la Cour constitutionnelle et celui de la Cour de cassation en la matière, conclut au droit pour un ancien travailleur salarié de percevoir sa pension de retraite dans un État avec lequel la Belgique n’a pas conclu de convention de sécurité sociale.
Rétroactes
Un ancien travailleur salarié reçoit en 2015 deux décisions du SFP (Service Fédéral des Pensions). La première lui annonce l’octroi à partir du mois de juillet de la même année d’une pension de travailleur salarié d’un montant mensuel brut de 396,67 €. La seconde l’informe que cette pension n’est pas exportable, et ce sur pied de l’article 27 de l’arrêté royal n° 50 du 24 octobre 1967 : le bénéficiaire n’a en effet pas la nationalité d’un État avec lequel un accord international ou bilatéral de sécurité sociale a été conclu.
L’intéressé est en effet ressortissant malaisien. Après avoir travaillé en Belgique pendant plus de 20 ans, il réside en Malaisie depuis 2014.
Il a à ce moment introduit une demande de pension de retraite et le SFP a demandé des informations complémentaires par deux courriers auxquels il a répondu.
Après la décision de refus, l’intéressé a repris contact avec le SFP, précisant qu’il entendait résider aux Émirats Arabes Unis, demandant si ce déménagement aurait une incidence sur le caractère exportable de la pension.
Six ans plus tard, sa fille interpella le SFP, demandant comment son père « (pouvait) faire pour toucher sa pension ». Le SFP a renvoyé, pour réponse, à la décision de refus de paiement vu le caractère non exportable de la pension.
La fille de l’intéressée, depuis la Belgique, a une nouvelle fois réinterpellé l’administration, précisant que son père avait ouvert un compte bancaire dans le Royaume, demandant si cette circonstance était de nature à débloquer le dossier.
Le conseil du travailleur pris alors contact avec le SFP en février 2023, exposant la jurisprudence de la Cour de cassation en la matière, et invita l’administration à exécuter la décision d’octroi de pension et à en assurer le paiement à compter de juillet 2015.
Par courrier en réponse, le SFP confirma le caractère non exportable de la pension vers le pays de résidence, étant la Malaisie. Il exposa que la réglementation en vigueur était claire et inchangée et que, si le droit à la pension existait, le paiement de celle-ci était suspendu en application de l’article 27 de l’arrêté royal n° 50 ainsi que de l’article 65 de son arrêté royal d’exécution du 21 décembre 1967.
Un recours fut introduit devant le tribunal du travail francophone de Bruxelles.
Le litige devant le tribunal
La contestation première concerne la prescription.
Pour le SFP, le recours est tardif, ayant été introduit au-delà du délai de trois mois qui a pris cours à dater de la notification de la décision contestée. Il précise également que, à de nombreuses reprises, l’intéressé et sa fille ont contacté ses services pour obtenir des explications sur le refus de paiement de la pension et aussi sur la possibilité d’obtenir le paiement de celle-ci en cas de déménagement vers un autre pays ou s’il ouvrait un compte en Belgique.
Le demandeur conclut quant à lui que l’action n’est pas prescrite, la décision ne reprenant pas les mentions exigées à l’article 14 de la Charte de l’assuré social.
La décision du tribunal
Le tribunal constate d’abord qu’il résulte du dossier administratif que le demandeur avait connaissance de la décision du SFP en tout cas depuis avril 2016.
Il rappelle, sur le plan du droit, l’article 66 de l’arrêté royal n° 50 du 24 octobre 1967, qui prévoit un délai d’un mois pour introduire un recours contre une décision administrative devant le tribunal du travail, ainsi que l’article 23 de la Charte de l’assuré social, qui fixe celui-ci à trois mois à partir de la notification (ou de la prise de connaissance de la décision par l’assuré social en cas d’absence de notification), et ce sans préjudice de délais plus favorables résultant des législations spécifiques.
Il en vient ensuite à l’arrêt de la Cour de cassation du 6 septembre 2010 (Cass., 6 septembre 2010, S. 10.0004.N). Dans cet arrêt, la cour suprême interprète la notion de « délais plus favorables résultant des législations spécifiques » comme incluant également les délais de prescription prévus par celles-ci, dans lesquels les actions en octroi, paiement ou récupération doivent être introduits lorsque ces législations ne prévoient pas de délai de recours.
Il rappelle également l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 18 novembre 2021 (C. Const., 18 novembre 2021, n° 163/2021), qui, en son considérant B. 13, a précisé que l’article 23 de la Charte de l’assuré social a été modifié par la loi du 25 juin 1997 de sorte que les recours visés puissent être introduits dans le délai de prescription fixé dans une législation spécifique lorsque celui-ci est plus favorable.
En la matière, en vertu de la loi programme du 24 décembre 2002 (article 187, 1°, et 188, alinéa 1er), l’action en paiement des pensions de retraite et de survie dans le secteur des travailleurs salariés se prescrit par 10 ans à compter de leur exigibilité.
Il s’agit d’un délai plus favorable que le délai de recours de trois mois prévu à la Charte de l’assuré social.
Le tribunal précise encore que l’enseignement de la Cour de cassation ne se limite pas aux législations qui ne prévoient aucun délai de recours et donne comme exemple la loi du 28 juin 1971 en matière de vacances annuelles des travailleurs salariés et celle du 3 juillet 1967 concernant le risque professionnel dans le secteur public.
Il note encore que le délai de recours de l’article 66 de l’arrêté royal n° 50 est moins favorable que celui de la Charte.
Il en conclut que le recours, qui porte sur le paiement d’une pension de retraite à laquelle le demandeur a droit depuis le mois de juillet 2015, ne peut être prescrit qu’au 1er juillet 2025. Le délai en la matière est en effet un délai plus favorable que celui de la Charte et l’action est recevable.
Le tribunal en vient ensuite à la question de l’exportabilité de la prestation.
Il procède en premier lieu au rappel des dispositions réglementaires par application desquelles le demandeur s’est vu refuser le paiement de la prestation à laquelle il a droit, étant les articles 24 et 27 de l’arrêté royal n° 50, ainsi que 65, § 1er de l’arrêté royal du 21 décembre 1967 : il constate que l’intéressé n’entre pas dans les catégories d’étrangers dits privilégiés visées par ces textes et qu’il n’a pas davantage la qualité de réfugié, d’apatride ou de membre du personnel d’une institution de droit international public installée en Belgique.
Le demandeur s’estimant discriminé, il constate la différence de traitement entre différentes catégories d’étrangers bénéficiaires d’une pension de retraite octroyée sur la base d’une activité salariée exercée en Belgique : certains étrangers conservent le bénéfice de celle-ci même s’ils résident à l’étranger (y compris dans un pays qui n’a pas conclu de convention de sécurité sociale avec la Belgique) alors que l’étranger ordinaire perd le bénéfice de celle-ci s’il quitte le royaume pour un pays qui n’a pas conclu de convention de sécurité sociale.
Le tribunal renvoie alors à l’article 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, soulignant que la Cour du travail de Bruxelles a dans un arrêt du 17 février 2011 (C. trav. Bruxelles, 17 février 2011, R.G. 2009/AB/52.543) rappelé la jurisprudence bien établie de cette Haute Cour, selon laquelle le droit à la pension est protégé par l’article 1er du Premier protocole additionnel à la Convention combiné avec son article 14.
Selon cette disposition, la jouissance des droits et libertés reconnus dans la Convention doit être assurée sans distinction aucune et une distinction est discriminatoire si elle manque de justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Si les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation en la matière, seules des considérations très fortes permettent d’estimer compatible avec la Convention une différence de traitement fondée exclusivement sur la nationalité.
Le tribunal rappelle ensuite l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 6 juin 2014 (C. Const., 6 juin 2014, n° 86/2014), qui a conclu à la constitutionnalité de la disposition, au motif notamment que la privation de la pension est étrangère à la privation de propriété visée à l’article 16 de la Constitution combiné ou non avec les dispositions susvisées ainsi qu’avec l’article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
Le tribunal poursuit que cette décision de la Cour constitutionnelle laisse entière la possibilité pour le juge d’exercer un contrôle de conventionnalité à l’égard de l’article 27 de l’arrêté royal et, le cas échéant, de refuser de l’appliquer.
Il reprend l’évolution du texte de cette disposition, qui, initialement, subordonnait le paiement de la pension de retraite et de survie, pour tous, à la condition de résidence en Belgique.
Les catégories ont été élargies et la Cour de cassation est intervenue dans un arrêt du 15 décembre 2014 (Cass., 15 décembre 2014, S.12.0081.F), arrêt dont il suit que la volonté d’inciter tous les États à conclure avec la Belgique des accords de réciprocité ne constitue pas une considération très forte de nature à justifier la suspension du paiement en l’absence d’un tel accord.
Le tribunal mentionne également un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles rendu dans le prolongement de cette décision (C. trav. Bruxelles, 9 août 2016, R.G. 2011/AB/951).
Il développe encore quelques dernières considérations confortant la conclusion selon laquelle la situation du demandeur est contraire à l’article 14 de la Convention de sauvegarde combiné avec l’article 1er du Premier protocole additionnel à celle-ci et fait dès lors droit à la demande.
Intérêt de la décision
L’on notera l’intérêt tout particulier de cette décision (définitive) du tribunal du travail francophone de Bruxelles.
Sur le plan de la prescription, d’abord, puisqu’il rappelle l’importante avancée réalisée sur la question de la combinaison des « délais de recours » et « délais de prescription » par les arrêts rendus par la Cour de cassation le 6 septembre 2010 et la Cour constitutionnelle le 18 novembre 2021.
Sur le droit au paiement de la pension, le jugement est également particulièrement important, le tribunal rappelant les pouvoirs du juge en matière de contrôle de conventionnalité, qui peut s’exercer en dehors du contrôle de constitutionnalité.
Le tribunal a précisé à cet égard que lorsque la Cour constitutionnelle a décidé que l’article 27, alinéa 3, de l’arrêté royal ne violait pas les articles 10 et 11 de la Constitution, combinés avec les articles 1er du Premier protocole additionnel et 14 de la Convention, elle a constaté par là-même qu’il n’y a pas de disposition constitutionnelle consacrant un droit fondamental analogue à celui garanti par l’article 1er de ce Protocole, ce dont il voit la confirmation lorsque la Cour considère d’une part que la mesure en cause est étrangère à la privation de propriété visée à l’article 16 de la Constitution et de l’autre que la disposition n’est susceptible d’être violée que lorsqu’elle établit une différence de traitement entre certains étrangers et les Belges.
Le tribunal renvoie également à l’apport de la Cour de cassation dans son arrêt du 15 décembre 2014, qui a fait application de ces principes en considérant que l’article 27 viole l’article 14 de la Convention européenne combiné avec l’article 1er du Premier protocole additionnel.