Commentaire de C. trav. Liège (div. Liège), 9 janvier 2024, R.G. 2021/AL/196
Mis en ligne le jeudi 3 octobre 2024
Cour du travail de Liège (division Liège), 9 janvier 2024, R.G. 2021/AL/196
Terra Laboris
Un arrêt de la Cour du travail de Liège du 9 janvier 2024 rappelle la justification des conditions de cumul sans limitation d’une pension avec des revenus professionnels lorsque le pensionné n’a pas 65 ans, étant l’exigence d’une carrière complète.
Les faits
Un travailleur (ayant une carrière mixte de salarié et ensuite d’indépendant) reçoit en 2008 un aperçu de carrière que lui envoie d’office le SFP, estimation qui ne reprend aucune donnée pour l’année 1969.
En avril 2012, il introduit une demande de pension, à partir du 1er mars 2013.
Le SFP calcule d’abord la pension de retraite dans le secteur des salariés (toujours sans prestations pour l’année 1969).
Il est demandé à l’intéressé de communiquer sa déclaration d’activité (modèle 74), ce qu’il ne fera pas.
L’INASTI octroie alors, par décision du 28 janvier 2013, la pension en régime indépendant mais signale que celle-ci n’est pas payable au motif de l’absence de déclaration d’activité.
L’intéressé s’exécute alors, précisant ne pas avoir l’intention d’exercer une activité professionnelle si ce n’est dans les limites autorisées.
Le SFP octroie alors une pension de retraite de travailleur salarié à partir du 1er janvier 2014 (toujours sans prestations pour l’année 1969) et l’INASTI fait de même.
Le 17 novembre 2017, l’INASTI suspend la pension de retraite en totalité pour l’année 2015 et à concurrence de 6 % pour la suivante, et ce au motif de l’existence de revenus professionnels, de l’ordre de 17 000 € pour l’année 2015 et de 6 500 € pour 2016.
Le travailleur conteste alors pour la première fois – et ce par la voix de son conseil – l’absence de prise en compte de prestations pour l’année 1969, précisant qu’il a travaillé comme ouvrier à concurrence de 180 jours, le salaire étant le même que pour l’année 1970.
Pour le SFP, vu l’impossibilité de consulter la déclaration de l’employeur pour cette année, la modification demandée ne peut intervenir. Dans la foulée, le service réclame remboursement d’une somme de l’ordre de 15 000 €.
Il procède, par la suite, à des retenues sur les prestations.
Des recours ont été introduits par l’intéressé contre la décision de l’INASTI par requête du 13 février 2018 ainsi que contre les deux décisions du SFP par requête du 14 août 2018.
La décision du tribunal
Le tribunal statue par jugement du 22 février 2021, disant pour droit que l’année 1969 devait être prise en compte. Il accueille les recours, les déclarant fondés et mettant les décisions administratives à néant.
L’appel
Le SFP interjette appel, de même que l’INASTI.
Les deux causes n’ayant pas été traitées ensemble, la cour rappelle ici que dans un arrêt du 7 avril 2023 elle a tranché le volet salarié du litige. L’affaire opposait le travailleur au SFP et l’arrêt a été rendu en présence de l’INASTI. En conséquence, ses enseignements sont opposables aux trois parties.
Les arrêts de la cour
L’arrêt rendu dans le volet salarié le 7 avril 2023
Dans son arrêt du 9 janvier 2024, la cour reprend des passages de cette décision :
renvoyant aux articles 64, § 2, et 64 § 4, de l’arrêté royal du 21 décembre 1967, la cour rappelle que le bénéficiaire d’une pension âgé de moins de 65 ans doit prouver une carrière d’au moins 45 années à la date de prise de cours de sa première pension de retraite.
N’étant pas âgé de 65 ans pendant les deux années en cause, l’intéressé pouvait donc cumuler de manière illimitée la pension allouée avec des revenus professionnels à la condition d’avoir une carrière d’au moins 45 ans. Le litige concernait, dès lors, le point de savoir si ces 45 années de carrière étaient acquises, permettant de ne pas appliquer la limitation des revenus professionnels autorisés.
L’arrêt du 9 janvier 2024
Cet arrêt, qui concerne exclusivement le volet indépendant, est rendu contre l’INASTI, en présence du SFP.
La première question tranchée par la cour est celle de la réalité des prestations pendant l’année 1969, pour laquelle l’intimé déclare avoir travaillé chez un concessionnaire Opel comme ouvrier. Pour la cour, il doit dès lors établir que les cotisations de sécurité sociale dans le secteur pension ont été retenues par l’employeur, ce qui ne ressort pas du relevé de carrière officiel.
Le travailleur dépose cependant des attestations d’ex-collègues. Pour la cour, ceci ne n’est pas suffisant, dans la mesure où il n’est pas établi que des retenues de cotisations pour le secteur pension ont été faites. Celles-ci n’auraient débuté qu’au 1er janvier 1972.
La cour rappelle qu’il a la charge de la preuve des faits qu’il invoque. Par ailleurs, le reproche adressé au SFP de ne pas avoir conservé l’ensemble des données relatives à la carrière professionnelle n’est pas fondé, la cour rappelant que ceci est de la compétence de l’O.N.S.S., qui est chargé de la perception des cotisations et est responsable de l’exactitude des données qui ont une influence sur le calcul des pensions.
À titre subsidiaire, le travailleur plaidant une discrimination entre les personnes âgées de moins de 65 ans qui démontrent 45 ans de carrière et celles qui ne le démontrent pas, la cour rappelle l’article 10 de la Constitution ainsi que les outils de contrôle du respect des principes d’égalité et de non-discrimination. Elle en reprend les cinq étapes généralement admises, étant de savoir si (i) les catégories de personnes se trouvent dans des situations comparables (critère de comparabilité), (ii) quel est le but poursuivi (critère téléologique), (iii) si la différence de traitement présente un caractère objectif et raisonnable (critère d’objectivité), (iv) si elle est pertinente par rapport aux objectifs poursuivis (critère de pertinence) et (v). si elle n’a pas d’effets disproportionnés (critère de proportionnalité).
L’arrêt rappelle le Rapport au Roi précédant l’arrêté royal du 20 janvier 2015 modifiant l’article 64 de l’arrêté royal du 21 décembre 1976, dont il ressort que le Roi a donné à la distinction contestée une justification objective et raisonnable par rapport au but et aux effets de la mesure (pour l’âge, le critère étant l’âge légal de la pension actuel et pour la carrière, celui pris en compte étant le nombre d’années requis pour atteindre une carrière complète).
Elle en conclut que le Roi a pu considérer que cumuler sans limitation la pension avec des revenus professionnels lorsque le pensionné n’a pas 65 ans doit être réservé aux personnes qui justifient d’une carrière complète. Elle rappelle également que ce critère de la carrière complète existait déjà dans le régime antérieur.
Vu le caractère non discriminatoire de la mesure, la cour accueille l’appel et confirme la décision du SFP.
Elle précise encore que telle était la position du ministère public, qui s’est référé à l’arrêt du 7 avril 2023, qui a décidé que le travailleur ne pouvait se prévaloir d’une carrière de 45 ans et a rejeté l’argument de la discrimination.
Intérêt de la décision
Cette décision de la cour du travail est conforme à la jurisprudence, qui ne retient pas l’existence d’une discrimination fondée sur l’âge entre les deux catégories de bénéficiaires d’une pension de retraite.
Relevons, notamment, un arrêt récent rendu par (une autre chambre de) la même cour, selon lequel l’article 64, § 4, de l’arrêté royal du 21 décembre 1967 établit, pour ce qui est des conditions de cumul entre une pension de retraite et des revenus perçus suite à une activité professionnelle, une distinction entre les travailleurs âgés de moins de soixante-cinq ans et ceux ayant atteint cet âge, les premiers ne pouvant - contrairement aux seconds - cumuler sans limite les revenus de cette activité avec une pension de retraite. Ceci participe, avec d’autres mesures, au maintien en activité des plus âgés et permet aux pensionnés de compléter une pension le cas échéant plus faible. Par contre, pour les pensionnés qui n’ont pas atteint l’âge de soixante-cinq ans, il ne convient pas pour ceux qui n’ont pas une carrière suffisante de leur permettre cette possibilité de cumul illimité. Il y a une justification objective et raisonnable à la distinction en cause par rapport au but poursuivi et aux effets de la mesure. (C. trav. Liège (div. Liège), 7 avril 2023, R.G. 2021/AL/189)t