Commentaire de C. trav. Liège (div. Liège), 27 février 2024, R.G. 2022/AL/263
Mis en ligne le jeudi 3 octobre 2024
Cour du travail de Liège (division Liège), 27 février 2024, R.G. 2022/AL/263
Terra Laboris
Un arrêt de la Cour du travail de Liège du 27 février 2024 clôture un dossier ouvert en 1988, qui a donné lieu à un arrêt de la Cour constitutionnelle sur l’imprescriptibilité de la demande régulièrement introduite et la conformité de cette règle aux normes constitutionnelles ainsi qu’à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Les faits
Une concierge fut licenciée moyennant paiement d’une indemnité de rupture le 15 juin 1987. Elle quitta son logement après avoir été expulsée suite à une procédure introduite devant le juge de paix.
Elle introduisit une citation le 10 mars 1988 demandant paiement de diverses sommes (régularisation de salaire, indemnité complémentaire de préavis et paiement de factures).
Dans le cadre de la procédure introduite devant le tribunal du travail, la société qui assurait la gérance de la résidence comparut et déposa des conclusions.
L’affaire ne bougea plus et le dossier fut omis du rôle général en 1993.
La gérance changea le 1er décembre 1996, la société repreneuse étant ultérieurement absorbée.
Le 15 janvier 2016, la copropriété, qui avait entre-temps acquis la personnalité juridique suite à la loi du 30 juin 1994, déposa une requête en intervention volontaire et assigna la société qui avait repris la gérance en intervention et garantie.
Celle-ci se retourna vers son assurance responsabilité professionnelle.
Le jugement du tribunal du travail du 6 février 2018
Par jugement du 6 février 2018, le tribunal prononça la mise hors cause de la société dans le cadre de l’action principale, limitant celle-ci à la copropriété.
Le tribunal interrogea la Cour constitutionnelle, à propos de l’article 2244, § 1er, al. 2, du Code civil. La question posée porte sur le point de savoir si cette disposition, en ce qu’elle institue par l’effet de la citation une action imprescriptible tant qu’un jugement définitif n’est pas rendu, viole, le cas échéant par l’effet d’une lacune dans la législation, les principes d’égalité et de non-discrimination des articles 10 et 11 de la Constitution lus le cas échéant en combinaison avec l’article 6 C.E.D.H., au regard du droit à un procès équitable et à celui d’un procès dans un délai raisonnable, alors que l’article 2262bis, en ce qu’il s’applique au jugement définitif, garantit au débiteur la fin de toute exécution dix ans après le prononcé de la décision
L’arrêt de la Cour constitutionnelle du 3 juillet 2019
La Cour constitutionnelle a répondu dans son arrêt du 3 juillet 2019 par la négative.
Le jugement du tribunal du travail du 10 février 2022
Le tribunal conclut au non-fondement de l’action, condamnant la demanderesse aux dépens et déclara l’action en garantie formée par la copropriété contre la société devenue sans objet, la copropriété étant condamnée à l’indemnité de procédure due à cette dernière.
La demanderesse ayant introduit contre son précédent conseil une action en désaveu, celle-ci fut également déclarée non fondée.
L’action de la société repreneuse à l’égard de son assureur responsabilité professionnelle fut réservée.
L’appel
La demanderesse originaire a interjeté appel.
La copropriété demande la confirmation du jugement et forme appel incident sur l’indemnité de procédure due à la société repreneuse. À titre subsidiaire elle sollicite que celle-ci soit condamnée à la garantir de toute condamnation prononcée à sa charge.
La société repreneuse, contre qui l’action en garantie avait été lancée par la copropriété, demande à la cour de la déclarer non fondée, cette société demandant également que la société d’assurances de sa responsabilité professionnelle la garantisse contre toute condamnation à son encontre. Cette dernière sollicite que cette demande soit jugée non fondée.
Les arrêts de la cour du travail
La cour a rendu deux arrêts.
L’arrêt du 10 octobre 2023
Cet arrêt a jugé (i) sur le lien d’instance entre la concierge et la copropriété, que celle-ci devait être condamnée à un montant de l’ordre de 11 000 € à majorer des intérêts et des dépens, (ii) sur celui existant entre la copropriété et la société repreneuse, qu’il y avait lieu de confirmer le jugement et (iii) sur le lien d’instance entre la société repreneuse et son assureur responsabilité professionnelle, que ce dernier devait prendre fait et cause pour son assurée dans le cadre du litige qui l’opposait à la copropriété et prendre en charge ses frais de défense.
La procédure a ainsi été poursuivie sur l’évaluation du dommage définitif de la société repreneuse.
L’arrêt du 27 février 2024
Pour la cour, la seule question restant à trancher est le quantum des frais de défense, l’ensemble des autres points ayant été tranchés par le premier arrêt.
Ces frais sont évalués par la société assurée à un montant de l’ordre de 12 800 €, à majorer des intérêts au taux légal depuis la date de dépôt des premières conclusions.
Une contestation survient cependant en ce qui concerne certains frais, la cour considérant que seules doivent être retenues les prestations dans le cadre de l’action en garantie de la copropriété et non celles relatives à la procédure dirigée contre l’assureur pour le contraindre à fournir sa garantie. Ceux-ci ne font pas partie des frais visés par l’article 146 de la loi du 4 avril 2014 relative aux assurances.
La cour conclut par l’examen des dépens, rappelant que la condamnation aux dépens ne peut être prononcée à l’égard de la partie qui succombe que si elle s’est trouvée dans un lien d’instance par rapport à celle qui a triomphé, renvoyant ici à la doctrine de P. MOREAU (P. MOREAU, « La charge des dépens et l’indemnité procédure », Le coût de la justice, éd. Jeune barreau de Liège, 1998, page 173).
Elle reprend alors la notion de lien d’instance, qui est défini en doctrine de manière restrictive, celle-ci considérant qu’il faut qu’il y ait eu entre les parties une demande de condamnation et que cette demande ait aboutit à la condamnation effective d’une d’entre elles (J.–F. VAN DROOGHENBROECK et B. DE CONINCK, « La loi du 21 avril 2007 sur la répétabilité des frais et honoraires d’avocat », J.T.T., 2008, n° 51.
Quant au montant à prendre en considération, la cour rappelle qu’en vertu de l’article 618 du Code judiciaire, il s’agit de celui formulé dans les dernières conclusions et que sauf s’il existe un accord procédural sur le montant de l’indemnité de procédure ou un motif ou une demande de dérogation au montant de base, c’est le juge qui détermine d’office le montant à appliquer en fonction du barème (renvoyant ici à l’arrêt de la Cour de cassation du 13 janvier 2023, C.22.0158.N), et ce même s’il est supérieur ou inférieur au montant postulé.
En l’espèce, l’enjeu du litige est déterminé par la demande formulée par le demandeur dans ses dernières conclusions, étant en l’espèce un montant se situant entre 10 000 et 20 000 €. La cour confirme en conséquence le montant des dépens tel que calculé par la société.
Intérêt de la décision
Cette affaire peu banale, dont l’arrêt du 27 février 2024 semble être le terme, rappelle que la Cour constitutionnelle a été saisie de la question de l’imprescriptibilité de l’action tant qu’un jugement définitif n’est pas rendu, vu une discrimination possible ainsi que le non-respect du principe du droit à un procès équitable et à celui d’un procès dans un délai raisonnable.
Dans son arrêt du 3 juillet 2019 (n° 107/2019), la Cour a retenu que la question préjudicielle concernait la différence de traitement entre d’une part le justiciable qui dans le cadre d’un procès (civil) est confronté à l’inertie de son prétendu créancier et d’autre part celui qui après le prononcé d’une décision judiciaire définitive établissant une dette dans son chef est confronté à cette même inertie quant à l’exécution de la décision.
Dans le premier cas, la prescription de l’action a été interrompue pour une durée indéterminée jusqu’au prononcé d’une décision judiciaire définitive tandis que dans l’autre la prescription peut prendre effet au bout de 10 ans à compter du jugement.
Pour la Cour constitutionnelle, les catégories de personnes se trouvant à des stades différents d’un contentieux eu égard à la mesure en cause (relative à la prescription des créances) sont suffisamment comparables. La différence de traitement repose cependant sur un critère objectif, à savoir le fait qu’une instance est pendante ou qu’elle a été tranchée.
La Cour a dès lors examiné si cette différence de traitement est basée sur un critère pertinent et si elle n’entraîne pas d’effets disproportionnés.
Elle a conclu qu’il n’y avait pas d’atteinte disproportionnée aux droits du justiciable et que, par identité de motifs, l’interruption de la prescription jusqu’au prononcé de la décision définitive n’implique nullement en soi un dépassement du délai raisonnable contraire à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.