Commentaire de C. trav. Bruxelles, 26 mars 2024, R.G. 2022/AB/690
Mis en ligne le jeudi 3 octobre 2024
Cour du travail de Bruxelles, 26 mars 2024, R.G. 2022/AB/690
Terra Laboris
Dans un arrêt rendu le 26 mars 2024, la Cour du travail de Bruxelles retient comme faits pouvant être invoqués aux fins d’activer la présomption légale l’existence d’autres ruptures de contrat de travail de collègues en incapacité travail pour burnout, qui exerçaient des fonctions identiques ou similaires à celles de l’intéressée, licenciée dans le même contexte.
Les faits
Une association regroupant des entreprises du secteur de la communication a engagé une employée en avril 2017 pour un poste de contact en vue des événements qu’elle organise. Celle-ci est chargée de créer et de gérer des partenariats externes, ainsi que les activités qui s’y rapportent.
Le 29 janvier 2019, elle a été invitée à un entretien d’évaluation, qui - en gros – était élogieux même si contenant quelques points d’attention (respect des « deadlines », nécessité d’une plus grande proactivité et de l’acquisition d’une meilleure résistance au stress, etc.).
Suite à une demande adressée par mail en vue du paiement de frais et d’heures supplémentaires, une discussion intervint avec un membre de sa ligne hiérarchique. Lors de celle-ci, l’employée tomba par terre et fut transférée aux urgences d’un hôpital. Une incapacité temporaire de travail d’une semaine due à de l’hyperventilation et à une fatigue psychologique fut constatée. Un accident du travail fut déclaré et accepté par l’assureur.
L’incapacité de travail a été prolongée et, immédiatement, l’employeur a mis fin au contrat moyennant paiement d’une indemnité compensatoire de préavis de 12 semaines.
L’intéressée a demandé à connaître les motifs précis du licenciement et a contesté une demande de paiement de frais pour dégâts à son véhicule, ainsi que pour d’autres postes, parmi lesquels figurait le coût du « nettoyage » de son ordinateur, qui aurait été restitué sale.
Les motifs de licenciement ont été donnés, axés essentiellement autour d’un fonctionnement insuffisant. Toute une liste de griefs sont énumérés (absence de contrôle suffisant sur la multitude de tâches, procrastination extrême, absence de contrôle suffisant sur le budget, diverses négligences, refus de remplir correctement les tâches, etc.).
L’employée a introduit une procédure devant le tribunal du travail francophone de Bruxelles, demandant une indemnité pour discrimination et à titre subsidiaire pour licenciement manifestement déraisonnable, ainsi que des arriérés de salaire et de pécule de vacances.
Le tribunal l’a déboutée de ses demandes par jugement du 12 septembre 2022.
L’appel de l’intéressée porte sur les mêmes postes, les arriérés de salaire pour heures supplémentaires ainsi que les arriérés de pécules de vacances étant maintenus. L’ensemble est chiffré, contrairement à la requête introductive devant le tribunal.
La décision de la cour
Le premier chef de demande relatif à la discrimination est examiné, la cour rappelant ici, parmi les principes applicables, que l’adoption du critère protégé de « l’état de santé actuel ou futur » par la loi du 10 mai 2007 se concilie parfaitement avec les dispositions de la loi du 3 juillet 1978, les textes se complétant. La circonstance qu’en vertu de l’article 38, §§ 1 et 2 de la loi du 3 juillet 1978 un congé puisse être donné par l’employeur pendant la suspension de l’exécution du contrat visée à l’article 31, § 1er, ne l’autorise pas pour autant à licencier le travailleur en raison de son état de santé actuel ou futur en contravention avec les articles 4, 4°, et 14 de la loi du 10 mai 2007, la cour renvoyant à un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles du 3 octobre 2022 (C. trav. Bruxelles, 3 octobre 2022, RG 2020/AB/522).
La cour en vient alors aux faits permettant de présumer l’existence d’une discrimination et conclut que la présomption est établie, retenant plusieurs motifs. Le licenciement est en effet intervenu pendant une période d’incapacité de travail d’une semaine juste après la prolongation de celle-ci. Un entretien houleux avait eu lieu auparavant, où l’employée est tombée par terre et une ambulance a dû être appelée. Le licenciement est ainsi intervenu une semaine après son admission aux urgences au départ de son lieu de travail. Enfin, il existe une certaine récurrence de traitements défavorables à l’égard de personnes en incapacité travail au sein de la société, étant qu’elles ont perdu leur emploi pendant cette période.
Elle reprend ici le cas de trois travailleurs qui ont perdu leur emploi alors qu’ils étaient en incapacité travail pour burnout et exerçaient des fonctions identiques ou similaires à celles de l’intéressée. La cour note que des conventions ont été conclues en vue de la rupture pour certains mais ceci n’empêche que le motif de la fin de la relation de travail dans chaque dossier réside dans le stress, reproche fait explicitement à l’un de ces travailleurs – comme à l’appelante.
L’arrêt souligne encore que, l’intéressée ayant fait une crise d’hyperventilation au travail et ayant dû être emmenée aux urgences, l’employeur ne pouvait ignorer que la cause de l’incapacité travail était liée à un stress au travail.
La présomption de discrimination étant ainsi activée, il appartient l’employeur de la renverser, c’est-à-dire d’établir, malgré cette apparence, que le licenciement n’est pas discriminatoire.
Les développements faits dans l’arrêt sur cette question concluent au manque de preuve de l’absence de discrimination. La cour reprend en effet l’un après l’autre les très nombreux griefs faits à l’appelante, les analysant chacun de manière détaillée. Aucun de ceux-ci n’est établi. La société ne renverse dès lors pas la présomption de licenciement discriminatoire.
La cour en déduit que le licenciement a pour cause son état de santé et plus précisément sa « fragilité en cas de stress » ainsi que sa difficulté à faire face à une charge de travail importante, ce qui a été démontré par son hospitalisation.
En conséquence, l’indemnité forfaitaire est due.
Il en découle que la demande d’indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable, formée à titre subsidiaire, ne l’est pas.
La cour en vient ensuite à la question des heures supplémentaires et, pour ce, reprend les règles en matière de mesurage du temps de travail.
Elle synthétise la question comme suit.
La preuve des prestations peut être apportée par des écrits (feuilles de pointage, fiches de prestations). Ces fiches ne sont opposables à l’employeur que s’il les a signées, étant, à défaut, dépourvues de force probante. D’autres documents tels que des courriers internes, des documents internes, etc. peuvent également être utilisés comme preuve. À défaut, le travailleur devra apporter la preuve par présomptions, celles-ci devant être suffisamment précises et concordantes (ainsi, par exemple, un relevé unilatéral fiable, conjugué à d’autres éléments convergents). Ne peuvent cependant être acceptées des indications figurant dans l’agenda personnel du travailleur (renvoyant ici à Y. BIRETTE et M. DAVAGLE, Le temps de travail et de repos, Larcier, 2021, page 373).
La cour souligne encore que ces règles n’ont pas été modifiées
par l’arrêt de la Cour de justice du 14 mai 2019 (C.J.U.E., 14 mai 2019, Aff. n° C-55/18 (FEDERACIÓN DE SERVICIOS DE COMISIONES OBRERAS c/ DEUTSCHE BANK SAE) (Grande Chambre), EU:C:2019:87), où celle-ci a explicitement énoncé qu’afin d’assurer l’effet utile des droits prévus par la directive 2003/88 et du droit fondamental consacré à l’article 31, § 2, de la Charte, les États membres doivent imposer aux employeurs l’obligation de mettre en place un système objectif, fiable et accessible permettant de mesurer la durée du temps de travail journalier effectué par chaque travailleur.
La doctrine a en effet noté, suite à cet arrêt, que la réglementation en matière de temps de travail n’impose en Belgique aucune obligation générale d’enregistrement de celui-ci (G. BUSSCHAERT, « L’arrêt de la Cour de justice ‘CCOO c/ Deutsche Bank’ du 14 mai 2019 – Vers un système général d’enregistrement du temps de travail en Belgique ? », Ors ., 2020/6 page 14).
Et la Cour d’ajouter que la jurisprudence majoritaire des cours et tribunaux considère que l’arrêt de la Cour de justice du 14 mai 2019 n’a pas de conséquence sur le régime de la charge de la preuve. Il ne concerne en effet pas le régime en vigueur dans un État membre. En conséquence, une interprétation de la réglementation belge conforme à la directive ne pourrait aboutir à modifier les règles en la matière. Elle estime également que le juge ne peut tirer aucune conséquence de l’absence de système d’enregistrement du temps de travail en ce qui concerne la preuve du temps de travail presté (renvoyant ici à C. trav. Bruxelles, 25 octobre 2022, R.G. 2021/AB/486).
En l’espèce, si l’ampleur de la tâche permet à la cour de considérer que celle-ci n’aurait pas pu être exécutée dans le cadre de l’horaire contractuel (37 heures), la présomption ne suffit pas, l’employée devant établir la réalité des heures prestées. Si un logiciel de de gestion (ActiveCollab) a été introduit dans l’entreprise, la cour estime que le résultat donné par la consultation de celui-ci n’est pas fiable. Aucun autre document n’étant établi (la cour précisant même « une évaluation ex aequo et bono »), ce chef de demande est rejeté.
Intérêt de la décision
L’arrêt contient deux volets distincts, d’importance égale sur le plan du droit.
Le premier, relatif à la discrimination, retient parmi les faits permettant de présumer l’existence de celle-ci plusieurs ruptures de contrat de travail dans l’entreprise pour des postes équivalents ou analogues, liées à un contexte de stress ayant généré une incapacité de travail (constituant ainsi des traitements défavorables récurrents). Ces faits étant admis par la cour, la présomption d’absence de discrimination n’a pas été renversée, les griefs avancés par l’employeur aux fins de situer ailleurs le motif du licenciement ayant été passés au crible et successivement rejetés.
Dans la seconde partie de l’arrêt, consacrée aux heures supplémentaires, l’arrêt de la Cour de justice du 14 mai 2019 a été rappelé. Dans cette décision importante dans sa jurisprudence (rendue en Grande Chambre), la Cour a jugé que les articles 3, 5 et 6 de la Directive n° 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil, du 4 novembre 2003, concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail, lus à la lumière de l’article 31, § 2, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ainsi que de l’article 4, § 1er, de l’article 11, § 3, et de l’article 16, § 3, de la Directive n° 89/391/CEE du Conseil, du 12 juin 1989, concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail, doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation d’un État membre qui, selon l’interprétation qui en est donnée par la jurisprudence nationale, n’impose pas aux employeurs l’obligation d’établir un système permettant de mesurer la durée du temps de travail journalier effectué par chaque travailleur. (Dispositif)
Celui-ci ne touche cependant pas à la question de la charge de la preuve, qui est réglée par le droit interne des États membres. Si l’arrêt de la Cour de justice contient l’affirmation d’une obligation générale pour les États d’imposer un système de mesurage du temps de travail, les règles relatives à la charge de la preuve restent déterminées par le droit commun de la preuve.