Commentaire de C. trav. Bruxelles, 13 mars 2024, R.G. 2020/AB/699
Mis en ligne le jeudi 3 octobre 2024
Cour du travail de Bruxelles, 13 mars 2024, R.G. 2020/AB/699
Terra Laboris
Dans un arrêt du 13 mars 2024, la Cour du travail de Bruxelles rappelle les critères d’appréciation de la faute grave au sens de l’article 35 de la loi du 3 juillet 1978, cette appréciation devant être concrète avec prise en compte de l’ensemble des éléments de fait relatifs à l’acte lui-même ainsi qu’au contexte dans lequel il a été posé.
Les faits
Une école internationale reconnue a engagé en mai 2017 une sous-directrice (fonction précisée contractuellement : « Principal, coordinatrice du diplôme international et professeur »).
Les relations de travail s’étant rapidement dégradées, l’intéressée informa son employeur en mars 2018 de sa décision de démissionner.
Le directeur lui demanda, par écrit, de ne pas annoncer sa décision publiquement, ce qu’elle fit cependant par mail adressé à l’ensemble des professeurs. Ceci suscita le mécontentement de sa direction.
Elle remit alors officiellement sa démission pour la fin de l’année scolaire.
Concomitamment, elle contesta une retenue sur son salaire du mois de mars et demanda la prise en compte par l’établissement d’amendes de parking, questions qui firent l’objet de discussions, la direction expliquant la retenue au motif d’absences.
L’employée adressa à l’ensemble des professeurs un mail informant ceux-ci du paiement incomplet de sa rémunération et annonçant l’intervention de son avocat afin de récupérer le montant indûment retenu.
Suite à celui-ci, elle fut licenciée pour motif grave par un courrier extrêmement long et détaillé, reprenant toute une série de griefs (nombreux retards, départs anticipés, lacunes au niveau des compétences, …), parmi lesquels était pointé le dernier e-mail, dont le ton et la teneur étaient considérés inacceptables. L’école faisait état de dénigrement, de discrédit, de calomnie et de diffamation de l’employeur.
L’intéressée transmit, dès réception, ce courrier aux parents des élèves ainsi qu’à ses collègues.
La procédure judiciaire
L’intéressée a demandé au tribunal du travail la condamnation de l’école à une indemnité compensatoire de préavis, ainsi qu’à une indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable. Elle a également sollicité le remboursement de la retenue sur salaire ainsi que le paiement d’autres postes (jours fériés intervenus dans les 30 jours de la rupture du contrat et prime de fin d’année prorata temporis).
Une demande reconventionnelle a été introduite, en vue d’obtenir sa condamnation à une somme de 90 000 €, correspondant à une indemnité forfaitaire prévue à l’article 4 du contrat de travail.
Le jugement du tribunal du travail du 1er septembre 2020
Le tribunal a rejeté le motif grave et admis en conséquence le droit de l’intéressée à une indemnité compensatoire de préavis. Il a également fait droit aux autres chefs de demande, rejetant cependant la demande d’indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable.
La demande reconventionnelle a été jugée non fondée et la défenderesse a été condamnée aux dépens.
L’employeur interjette appel.
Devant la cour, les parties reprennent grosso modo leur position initiale.
La décision de la cour
Un premier rappel des principes concerne le motif grave, la cour renvoyant à diverses décisions de jurisprudence relatives aux critères d’appréciation.
Elle cite d’abord un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles autrement composée du 17 juin 2021 (C. trav. Bruxelles, 17 juin 2021, R.G. 2021/AB/273), qui a rappelé l’exigence d’une appréciation concrète de la faute, l’ensemble des éléments de fait relatifs à l’acte lui-même et au contexte devant être pris en considération. La cour y a précisé que ces éléments concernent tant le travailleur que l’employeur, le juge devant tenir compte notamment de l’ancienneté, des fonctions, des responsabilités, du passé professionnel ainsi que des éventuels antécédents. Un autre élément est relatif à l’employeur, étant que la gravité de la faute peut dépendre des règles internes et de la politique de l’entreprise ou encore de ce que l’on appelle communément « la culture de l’entreprise ».
Un autre arrêt de la même cour (C. trav. Bruxelles, 15 décembre 2021, R.G. 2018/AB/938) a insisté sur la notion de relation de confiance : la confiance est certes ressentie subjectivement mais les faits fondant ce sentiment doivent être des données objectives. Le juge ne peut cependant lier l’appréciation de la possibilité de poursuivre les relations professionnelles malgré la faute grave du travailleur – qui constitue le critère légal de la notion de motif grave – au critère, qui lui est étranger, de la disproportion entre cette faute et la perte de l’emploi.
La cour souligne la situation des employés occupant une fonction supérieure à responsabilité ou une fonction dirigeante avec pouvoir de surveillance ou encore une autorité hiérarchique. Ces éléments constituent une circonstance aggravante dans l’appréciation de la gravité, renvoyant ici à un arrêt de la Cour du travail de Liège (C. trav. Liège, 13 février 2018, J.T.T., 2018, page 317).
Elle poursuit en rappelant des principes relatifs à la prise en compte de faits antérieurs au délai de trois jours ainsi qu’aux règles de preuve.
En l’espèce, le fait se situant dans le délai de trois jours est l’e-mail adressé par l’intéressée à l’ensemble des professeurs, e-mail auquel l’employeur ajoute d’autres griefs.
Ceux-ci sont dès lors examinés successivement.
L’intimée a ainsi fait part aux professeurs de l’école dont elle était sous-directrice d’un différend salarial personnel, sa position – devant le juge – étant que cette retenue serait illégale, ce qui ferait que la communication ne serait pas fautive.
Pour la cour, qui reprend longuement la chronologie des faits, il y a faute et le fait pour une sous-directrice d’écrire aux professeurs de l’école qu’il y a un différend salarial avec son employeur alors même qu’il ressort des faits qu’une proposition de discussion lui a été faite constitue un manquement à l’obligation de loyauté. L’attitude est d’autant plus fautive que l’intéressée exerce une fonction de sous-direction et de coordination et qu’elle ne pouvait ignorer qu’elle portait atteinte à l’autorité de l’employeur auprès des membres du personnel, suscitant un doute quant à son intégrité.
Il y a également violation de l’obligation de respecter les égards mutuels figurant à l’article 16 de la loi du 3 juillet 1978.
Elle souligne que le contexte professionnel particulier, étant celui d’une école internationale privée, ainsi que la fonction exercée impliquaient un standard particulièrement élevé de respect mutuel.
Il s’agit là d’une faute grave de nature à rompre la confiance qu’un employeur doit pouvoir avoir en une travailleuse qui exerce une fonction dirigeante.
Elle retient également, pour les mêmes motifs, l’e-mail adressé aux professeurs les informant de sa démission, alors que le directeur, agissant en exécution de son pouvoir d’autorité et vu les fonctions exercées, avait demandé qu’elle ne le fasse pas, et ce afin de ne pas provoquer un effet de panique au sein de l’école.
La cour retient ici l’exercice par l’employeur de son pouvoir d’autorité légitime dans l’organisation de l’établissement, l’intéressée étant volontairement passée outre une instruction expresse et ayant ainsi violé l’article 17, 2°, de la loi du 3 juillet 1978.
Il s’agit d’un acte d’insubordination d’autant plus grave qu’il a été commis par la sous-directrice, les agissements de celle-ci étant de nature à déstabiliser l’organisation même de l’école et à susciter des inquiétudes dans le chef tant des professeurs que des parents et des élèves, ce qu’elle ne pouvait ignorer.
La cour retient encore comme circonstance aggravante le caractère répétitif des communications faites et conclut que le licenciement pour motif grave était justifié.
Elle rejette cependant le bien-fondé de la retenue sur salaire, eu égard à des absences de l’intéressée pendant d’autres activités. Celles-ci étaient tolérées par l’employeur et aucune convention écrite n’en organise les modalités. En outre, ces absences n’ont pas donné lieu à une diminution de rémunération pendant plusieurs mois. La cour conclut que la demande de paiement de la rémunération complète pour le mois est fondée.
Elle rejette, enfin, la demande de paiement de la rémunération des jours fériés survenus dans les 30 jours suivant la rupture du contrat de travail ainsi que celle relative à la prime de fin d’année prorata temporis eu égard au licenciement pour motif grave.
Examinant la demande reconventionnelle, la cour reprend la disposition contractuelle correspondante, qui prévoit une interdiction pour l’employé d’exercer pendant la durée du contrat des prestations pour d’autres écoles et autres activités similaires. Elle rejoint la position du premier juge, qui a considéré cette clause nulle dans la mesure où elle aggrave les obligations du travailleur et est ainsi contraire à l’article 6 de la loi du 3 juillet 1978.
Enfin elle évacue rapidement la demande d’indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable et condamne l’intéressée aux dépens, hors un forfait de 100 € mis à charge de l’appelante.
Intérêt de la décision
La Cour du travail de Bruxelles met l’accent, dans cet arrêt, sur l’appréciation des faits susceptibles de constituer une faute grave parce que ruinant la relation de confiance entre l’employeur et le travailleur.
Après avoir rappelé que, de manière générale, il est exigé, dans l’appréciation judiciaire, de tenir compte concrètement de l’ensemble des éléments de fait relatifs à l’acte lui-même et au contexte dans lequel il a été posé et que ces éléments concernent à la fois le travailleur et l’employeur, la cour a repris un premier principe, étant que dans cette appréciation, le juge ne peut lier la possibilité de poursuivre les relations contractuelles malgré l’existence d’une faute grave constatée, à un critère qui ne figure pas à l’article 35 de la loi du 3 juillet 1978, étant la disproportion entre la faute et la perte de l’emploi. Cette manière de voir a été condamnée par la Cour de cassation dans un arrêt du 6 juin 2016 (Cass., 6 juin 2016, S.15.0067.F).
Elle a repris un deuxième élément, qui a déterminé en l’espèce les conditions de reconnaissance du motif grave, étant la fonction exercée par le travailleur ainsi que le contexte professionnel. Il s’agit d’un principe constant, illustré dans l’arrêt de la Cour du travail de Liège du 13 février 2018 qu’elle a cité, étant que l’exercice d’une fonction supérieure à responsabilité ou d’une fonction dirigeante impliquant un pouvoir de surveillance ou une autorité hiérarchique est une circonstance aggravante dans l’appréciation de la gravité de la faute. Illustrant ce dernier principe dans le cas d’espèce, elle a longuement souligné les obligations particulières d’un membre de la direction eu égard à son obligation de loyauté et a vu dans les faits reprochés en l’espèce également un manquement à l’article 16 de la loi du 3 juillet 1978, étant une violation de l’obligation de respect et d’égards mutuels, soulignant en outre le contexte professionnel particulier.