Commentaire de C. trav. Liège (div. Liège), 17 mai 2024, R.G. 2022/AL/404
Mis en ligne le samedi 12 octobre 2024
Cour du travail de Liège (division Liège), 17 mai 2024, R.G. 2022/AL/404
Terra Laboris
Dans un arrêt du 17 mai 2024, la Cour du travail de Liège (division Liège) interroge la Cour constitutionnelle sur l’application de l’article 26 du Titre préliminaire du Code de procédure pénale à la récupération d’indemnités AMI en cas de fraude.
Les faits
Une assurée sociale a bénéficié d’indemnités d’incapacité de travail au taux chef de ménage depuis le 20 août 2013 (ainsi que d’indemnités de maternité à deux reprises) et de l’intervention majorée de l’assurance soins de santé.
Sa mutuelle l’a avisée, par courrier recommandé envoyé le 12 octobre 2020, d’une rectification de son indemnisation, vu une cohabitation avec un tiers depuis 2011. La mutuelle annonce appliquer la prescription quinquennale et indemniser au taux cohabitant à partir de mars 2015. Elle réclame un indu de 27 986,89 €, montant détaillé.
Un deuxième courrier lui est adressé en vue de corriger son droit à l’intervention majorée et annonçant une récupération en matière de soins de santé. Le montant réclamé à ce titre est précisé dans un nouveau courrier recommandé envoyé le 13 novembre 2020. Il s’agit d’un montant de 3 317,24 €. Ce montant tient compte de la prescription quinquennale.
La procédure devant le tribunal du travail
Un recours est introduit par l’assurée contre les trois décisions devant le Tribunal du travail de Liège.
L’organisme assureur dépose également une requête, en ce qui concerne l’indu en indemnités. Par voie de conclusions il majore sa demande afin de tenir compte de l’indu en soins de santé.
Après avoir joint les causes pour connexité, le tribunal accueille le recours de l’organisme assureur et déboute l’intéressée de ceux qu’elle avait introduits. Elle est condamnée à rembourser le montant réclamé par la mutuelle.
Elle interjette appel.
Position des parties devant la cour du travail
L’appelante conteste qu’il y ait une cohabitation permanente et considère qu’elle a assumé seule les questions ménagères et a supporté seule les charges de son ménage. Subsidiairement elle conteste l’intention frauduleuse, aucun élément du dossier n’établissant qu’il y aurait eu des déclarations inexactes. Elle demande dès lors de débouter la mutuelle de sa demande. Subsidiairement, elle sollicite l’application de la prescription de deux ans, la régularisation ne pouvant ainsi remonter au-delà du début de l’année 2019. À titre plus subsidiaire, elle demande la prise en compte d’un acte interruptif de prescription du 8 octobre 2020 à et la régularisation à partir du 9 octobre 2018.
L’organisme assureur sollicite purement et simplement la confirmation du jugement.
Les arrêts de la Cour
La Cour a rendu deux arrêts.
L’arrêt du 8 septembre 2023
Cet arrêt reprend l’avis du ministère public et statue sur la cohabitation. Il retient l’existence de manœuvres frauduleuses et ordonne une réouverture des débats.
L’avis du ministère public précédant l’arrêt du 8 septembre 2023
Le ministère public a remis un avis écrit, concluant à la confirmation du jugement en ce qui concerne la cohabitation ainsi que sur le principe de l’indu.
Sur la prescription, il est d’avis que n’est pas prescrite la récupération des indemnités d’incapacité pour la période à partir du 1er octobre 2015 et, pour ce qui est des soins de santé, à partir du 1er novembre 2015, et ce en application des dispositions prévues par l’article 174 de la loi coordonnée le 14 juillet 1994.
Il pose également la question de la prescription eu égard à d’autres dispositions légales.
La première est l’article 30/2 de la loi du 29 juin 1981 établissant les principes généraux de la sécurité sociale des travailleurs salariés, qui dispose que le délai applicable en matière de recouvrement de prestations sociales versées indûment commence à courir le jour où l’institution a connaissance de la fraude, du dol ou des manœuvres frauduleuses.
Par ailleurs, se pose également la question de l’application de l’article 26 du Titre préliminaire du Code de procédure pénale. S’agissant d’un délit, le délai de prescription commence dans ce cas à courir le jour où la situation délictueuse prend fin pour les infractions continues.
La décision de la cour
La cour dresse le cadre légal, quant au montant des indemnités de mutuelle d’abord et au tarif de remboursement des soins de santé ensuite.
Elle passe à l’examen de la cohabitation, dont elle rappelle la règle, étant qu’il s’agit d’une notion transversale en matière de sécurité sociale. Elle reprend les conditions de celle-ci ainsi que les règles en matière de preuve.
Ce dernier point fait l’objet de développements particuliers. Le § 4 de l’article 225 de l’arrêté royal du 3 juillet 1996 d’exécution de la loi coordonnée dispose en effet que la preuve de la cohabitation du bénéficiaire avec un tiers résulte des informations figurant au registre national sauf s’il ressort d’autres documents produits à cet effet que la situation à prendre en considération ne correspond pas ou plus avec celles-ci. Ces informations font foi jusqu’à preuve du contraire, ce qui est d’ailleurs confirmé à l’article 8 de la loi elle-même.
Pour la cour du travail, cette disposition est également applicable en matière d’intervention majorée de l’assurance soins de santé, et ce tant pour ce qui est de la notion légale de ménage que de celle de famille monoparentale.
Il en va de même de la déclaration sur l’honneur faite en matière d’intervention majorée, la cour rappelant que si ce droit a été ouvert sur la base de ces déclarations et que des renseignements faux ou incomplets ont été donnés sciemment et volontairement, le droit est retiré avec effet rétroactif à sa date d’ouverture.
Il en découle, sur le plan de la charge de la preuve, qu’en présence d’éléments de nature à infirmer les informations figurant au registre national et/ou dans la déclaration sur l’honneur, la charge de la preuve incombe au bénéficiaire, qui doit prouver la réalité de la situation familiale dont il se prévaut. La cour souligne que cette répartition de la charge de la preuve est conforme aux articles 8.4 du nouveau Livre VIII du Code civil et 870 du Code judiciaire.
En cas de décision de révision d’une prestation sociale ou de récupération d’un indu, ces règles appellent certains tempéraments (l’arrêt renvoyant pour ce à la doctrine de H. MORMONT, « La charge de la preuve dans le contentieux de la sécurité sociale », R.D.S., 2013/2, pages 349 et s.). Une fois le motif de révision établi par l’institution de sécurité sociale, la charge de la preuve de la réunion des conditions d’octroi de la prestation reviendrait classiquement à l’assuré social. Il faut encore distinguer selon que la révision a un effet rétroactif ou non.
Vient ensuite le débat relatif au délai de prescription, de deux ans ou de cinq ans en la matière, conformément à l’article 174 de la loi. Vu les éléments du dossier, la cour retient le délai de cinq ans et fixe l’indu provisionnellement.
Elle ordonne la réouverture des débats en ce qui concerne les autres fondements des règles de prescription.
L’arrêt du 17 mai 2024
Cet arrêt est essentiellement consacré à trois autres dispositions légales, étant (i) l’arrêté royal n° 20 du 13 mai 2020 portant des mesures temporaires dans la lutte contre la pandémie COVID–19 et visant à assurer la continuité des soins en matière d’ami, (ii) l’article 30/2 de la loi du 29 juin 1981 et (iii) l’article 26 du Titre préliminaire du Code de procédure pénale.
L’examen de l’arrêté royal n° 20 est rapide, la cour considérant qu’elle a déjà épuisé sa juridiction dans son arrêt précédent quant au délai de prescription applicable et qu’elle ne peut plus revenir sur cette question.
Elle vérifie dès lors les deux autres fondements.
Sur l’article 30/2 de la loi du 29 juin 1981, elle renvoie à un arrêt rendu par la même cour (autrement composée) le 28 avril 2023 (C. trav. Liège (div. Liège), 28 avril 2023, R.G. 2022/AL/364), qui a écarté l’application de cette disposition en matière d’assurance maladie-invalidité (disposition qui ferait que le délai de prescription applicable en cas de fraude ne commence à courir qu’à partir du moment où l’institution a eu connaissance de celle-ci) au motif que la loi coordonnée le 14 juillet 1994 est une loi spéciale limitée à l’assurance maladie-invalidité et que son article 174 n’a vocation à s’appliquer qu’en cette matière. La cour rappelle dans cet arrêt les principes d’interprétation des lois, étant que la lex specialis derogat generali.
La cour du travail confirme, dans l’arrêt commenté, cette conclusion.
Elle en vient alors - et très longuement – à l’article 26 du Titre préliminaire du Code de procédure pénale.
Reprenant l’avis du ministère public, la cour relève que cette disposition, d’ordre public, requiert de constater que les faits qui servent de base à la demande fondée sur l’infraction tombent sous l’application de la loi pénale. Il faut dès lors constater l’existence de tous les éléments constitutifs de cette infraction et vérifier si celle-ci est imputable à la partie à qui l’indemnisation est réclamée.
Elle rappelle l’arrêt de la Cour de cassation du 19 novembre 2012 en matière de C.P.A.S. (Cass., 19 novembre 2012, S.11.0098.F), qui enseigne que cette disposition (à laquelle il n’est pas dérogé dans la loi du 8 juillet 1976) est applicable dans toutes les matières prévues par les lois particulières, sauf celles régissant le recouvrement des droits fiscaux ou des amendes fiscales), ce qui a été souligné par M. l’Avocat général GENICOT, qui a conclu qu’elle s’applique à l’action en remboursement visée en l’espèce. Pour le Ministère public, sauf dérogation expresse à l’article 26, il faut appliquer de manière concomitante la prescription de l’action civile résultant d’une infraction et celle prévue par la loi particulière en matière de sécurité sociale, de telle sorte que, en cas de fraude constituée de nombreux et répétés paiements indus, la pluralité des infractions constitue un seul fait pénal et la prescription ne court qu’à dater du dernier paiement délictueux.
Renvoi est encore fait à un autre arrêt de la même cour du travail (autrement composée), rendu le 21 juin 2023 (C. trav. Liège (div. Liège), 21 juin 2023, R.G. 2022/AL/228 et 2022/AL/238), qui a jugé qu’il n’y avait pas lieu d’écarter l’application d’un délai de prescription prévu par une loi particulière (en l’occurrence l’article 120bis de la loi générale relative aux allocations familiales) dès lors que celui-ci déroge à l’article 26.
Tout en retenant l’application effective de l’article 26, la cour s’interroge cependant sur le caractère raisonnable des effets de celui-ci. Si l’action est en effet introduite dans les cinq ans de la cessation de la période infractionnelle, les prestations sociales seraient récupérables sans limitation dans le temps, s’agissant d’une infraction continuée.
La cour développe longuement ce point, renvoyant à divers arrêts de la Cour constitutionnelle, ainsi, celui du 30 octobre 2008 (n° 147/2008) en matière de revenu d’intégration sociale ainsi que les deux arrêts rendus en matière d’allocations familiales les 21 janvier 2021 et 22 septembre 2022 (n° 9/2021 et 115/2022).
Si ces deux derniers arrêts concernent la matière des allocations familiales, la cour souligne que le concept de fraude est un concept transversal en matière de sécurité sociale, commun non seulement aux articles 30/2 de la loi du 29 juin 1981 et 120bis, alinéa 3, de la loi générale relative aux allocations familiales mais également aux différents cas de fraude sociale visés par le Code pénal social et qu’il en va de même de l’article 174, alinéa 3, de la loi coordonnée le 14 juillet 1994.
S’appuyant à plusieurs reprises sur la doctrine de J.–Fr. FUNCK (J.–Fr. FUNCK, « Prescription et délai raisonnable en sécurité sociale : questions d’actualité », Questions spéciales de droit social – Hommage à Michel Dumont, Larcier, CUP 2014, page 173 et s.), qui a souligné que dans ces cas l’action en récupération peut viser des périodes très éloignées dans le temps s’il y a eu de nombreux et répétés paiements indus, la prescription ne courant qu’à dater du dernier de ceux-ci, et qui s’est interrogé sur l’absence de limite à l’accumulation des sommes récupérées, la cour aboutit à la conclusion qu’il y a lieu de surseoir à statuer et d’interroger la Cour constitutionnelle.
Intérêt de la décision
Le point principal de l’arrêt est sans conteste l’examen des limites de la récupération dans le temps, question qui est matière à débats.
L’on peut renvoyer à une décision précédemment commentée, rendue par la Cour du travail de Mons (C. trav. Mons, 20 décembre 2023, R.G. 2021/AM/392) en matière d’allocations familiales où, s’appuyant sur les mêmes arrêts de la Cour constitutionnelle rendus dans le secteur, la cour du travail a conclu à la limitation de la période de récupération à cinq ans (la particularité du secteur des allocations familiales étant, depuis la modification de la loi générale relative aux allocations familiales par la loi du 28 juin 2013, que le point de départ de la prescription se situe au moment où la caisse a eu connaissance de la fraude et non au moment du paiement).
Ces dispositions n’existent pas dans le secteur des soins de santé mais le débat reste le même en ce qui concerne la limitation de la période de récupération.
La Cour du travail de Liège a, dans l’arrêt commenté, posé à la Cour constitutionnelle trois questions très élaborées, relatives à l’article 26. L’on ne peut que souligner le caractère judicieux de cette décision vu l’insécurité juridique.