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Principe de non-discrimination en sécurité sociale : un nouvel arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne

Commentaire de C.J.U.E., 11 avril 2024, aff. n° C-116/23 (X c/SOZIALMINISTERIUMSERVICE), EU:C:2024:192

Mis en ligne le mardi 29 octobre 2024


Cour de Justice de l’Union européenne, 11 avril 2024, aff. n° C-116/23 (X c/SOZIALMINISTERIUMSERVICE), EU:C:2024:192

Terra Laboris

Un arrêt de la Cour de Justice du 11 avril 2024 rappelle que dès lors qu’une mesure est susceptible d’affecter davantage les travailleurs migrants, elle peut constituer une discrimination indirecte fondée sur la nationalité. Il appartient au juge national de déterminer si celle-ci est objectivement justifiée par un but légitime et est proportionnée à son objectif.

Les faits

Un ressortissant italien, résidant et travaillant en Autriche, a pris un congé de proche aidant afin de prendre soin de son père qui se trouvait en Italie.

La demande a été introduite sur pied de la loi autrichienne portant adaptation du droit des contrats de travail (celle-ci permet, à la condition que la relation d’emploi ait atteint une durée de trois mois sans interruption, un accord entre le travailleur et l’employeur en vue d’un tel congé sans solde, d’une durée d’un à trois mois, en vue de soigner ou assister un parent proche).

La condition est que celui-ci ait à la date du début du congé de proche aidant une allocation de dépendance de niveau trois ou supérieur en application de la loi fédérale autrichienne sur l’allocation de dépendance.

La demande est ainsi fondée sur ces dispositions vu les soins permanents que nécessitait l’état de santé du père, qui, pour le demandeur, semblait bénéficier d’une allocation de dépendance au titre de la législation italienne et présentait un état de dépendance tel qu’il lui aurait ouvert le droit, s’il avait eu sa résidence habituelle en Autriche, à une allocation de dépendance de niveau trois conformément à la législation de cet État.

La demande a été rejetée, au motif que le père ne percevait pas l’allocation de dépendance en vertu du droit autrichien, condition nécessaire.

Le recours interne

Un recours fut introduit devant le tribunal administratif fédéral, faisant valoir que l’allocation de proche aidant, versée à la personne soignante, constitue une aide sociale au bénéfice de cette dernière et que son octroi est déterminé par le lieu de travail de celle-ci.

L’intéressé soutient qu’il s’agit d’une « prestation de maladie » au sens de l’article 3, paragraphe 1, sous a) du Règlement n° 883/2004.

Il fait également valoir une discrimination sur la base de la nationalité, puisque seuls ceux qui n’ont pas la nationalité autrichienne sont généralement susceptibles d’avoir des parents résidant en dehors du territoire. Il y voit une discrimination indirecte ou à tout le moins une restriction à la libre circulation des travailleurs, contraire à l’article 45 TFUE et à l’article 7, § 2, du Règlement n° 492/2011.

La décision de la juridiction de renvoi

Quoique les parties soient d’accord de qualifier la prestation de « prestation de maladie » au sens du règlement, le tribunal autrichien estime qu’il pourrait également s’agir d’une allocation pour interruption temporaire de travail, justifiant qu’elle soit traitée comme une allocation de chômage. En outre, vu qu’elle est octroyée à la personne soignante mais bénéficie en définitive à la personne soignée, cette allocation devrait être qualifiée non de « prestation en espèces » mais de « prestation en nature » due uniquement pour prendre soin de personnes résidant en Autriche.

Cependant l’on pourrait également considérer qu’elle ne relève pas du Règlement n° 883/2004, mais du statut de la personne soignante au regard du droit du travail et qu’en conséquence elle serait due dès lors que celle-ci satisfait aux conditions de l’article 21c, paragraphe 1, de la loi autrichienne, indépendamment du lieu de résidence de la personne soignée.

D’autres développements sont encore faits par le juge national, qui s’interroge également sur l’existence d’une discrimination indirecte au sens de l’article 4 du Règlement n° 883/2004, celle-ci étant fondée non seulement sur la nationalité mais également sur le lieu de résidence.

Enfin, il relève qu’était également possible l’octroi d’une autre indemnité (allocation de congé de solidarité familiale), qui n’a pas été sollicitée. Il pose également ici la question d’une autre discrimination indirecte, contraire à la même disposition du règlement et à l’article 7 de la Charte.

Les questions préjudicielles

Le tribunal pose sept questions préjudicielles.

Les quatre premières (qui seront examinées ensemble) sont de savoir si l’allocation de proche aidant est une prestation de maladie ou une autre prestation, si elle est une prestation en espèces (au cas où elle serait qualifiée de prestation de maladie), si c’est une prestation en faveur du soignant ou de la personne soignée et si la situation visée relève du champ d’application du Règlement n° 883/2004.

La cinquième est de savoir si la règle de droit national est contraire au principe de non-discrimination.

La sixième porte sur le principe d’effectivité du droit de l’Union, étant la possibilité d’envisager l’octroi d’une autre allocation que celle qui a été expressément visée – et ce vu les termes de l’accord avec l’employeur.

Enfin, la septième question vise la condition de l’existence d’une allocation de dépendance autrichienne de niveau trois, condition qui n’est pas requise en cas d’octroi d’une autre allocation.

La décision de la Cour

Sur les questions 1 à 4, la Cour conclut que cette allocation de congé de proche aidant relève de la prestation de maladie au sens de l’article 3, paragraphe 1, sous a) du Règlement n° 883/2004.

Sont en effet assimilées à des « prestations de maladie » des dépenses entraînées par l’état de dépendance de la personne soignée qui concernent, de manière concomitante ou non, les soins prodigués à cette personne ainsi que l’amélioration de sa vie quotidienne (ainsi des dépenses lui assurant l’assistance de tiers), dès lors que de telles dépenses visent à améliorer l’état de santé et la vie des personnes dépendantes (avec renvoi notamment à C.J.U.E., 25 juillet 2018, Aff. n° C-679/16 (A, en présence de ESPOON KAUPUNGIN SOSIAALI- JA TERVEYSLAUTAKUNNAN YKSILÖASIOIDEN JAOSTO), EU:C:2018:601).

S’agissant d’une allocation versée à la personne soignante, elle vise à compenser la perte de salaire subie pendant la durée du congé sans solde et à permettre à celle-ci de procurer les soins que nécessite l’état de santé de la personne soignée, si bien qu’elle bénéficie avant tout à cette dernière.

Par ailleurs, étant une somme d’argent fixe versée périodiquement au soignant, sans tenir compte de la charge réelle des soins et destinée à compenser la perte de salaire liée au congé sans solde et à alléger les charges découlant de ce congé, il s’agit d’une allocation qui revêt un caractère accessoire à la prestation de soins proprement dite et qui doit donc être qualifiée de prestation en espèces.

Sur la question 5, le juge national ayant renvoyé à l’article 18 du TFUE, la Cour souligne que le principe de non-discrimination été mis en œuvre dans le domaine de la sécurité sociale par l’article 45 TFUE et que c’est dès lors à la lumière de celui-ci qu’il faut examiner la question posée.

Elle conclut ici que cette allocation de congé de proche aidant, qui a un caractère accessoire à l’allocation de dépendance, est susceptible d’affecter davantage des travailleurs migrants et qu’elle entraîne dès lors une discrimination indirecte fondée sur la nationalité. Celle-ci ne peut être admise que si elle est objectivement justifiée par un but légitime tenant, notamment, au maintien de l’équilibre financier du régime de sécurité sociale nationale et si elle constitue un moyen proportionné permettant d’atteindre ce but.

C’est à la juridiction de renvoi qu’il appartiendra d’apprécier si, au regard des justifications admises en droit de l’Union (notamment risque d’une éventuelle atteinte grave à cet équilibre financier), la mesure est conforme (avec renvoi est ici à C.J.U.E., 8 décembre 2022, Aff. n° C-731/21 (GV c/ CAISSE NATIONALE D’ASSURANCE PENSION), EU:C:2022:69).

Sur les questions 6 et 7, la Cour conclut qu’il y a une conception différente des conditions d’octroi d’une allocation de congé de proche aidant et d’une allocation de congé de solidarité familiale et que celle-ci ne produit pas des effets discriminatoires au détriment des personnes qui ont fait usage de leur droit à la libre circulation.

L’article 4 du règlement n° 883/2004 ne s’oppose dès lors pas à une réglementation ou à une jurisprudence nationale qui soumet ces deux allocations à des conditions différentes et ne permet pas de requalifier une demande de congé de proche aidant en une demande de congé de solidarité familiale.

Intérêt de la décision

Le premier point d’intérêt de cette décision de la Cour de Justice est la notion de « prestations de maladie » au sens des règlements de coordination.

La cour a renvoyé ici à son arrêt du 25 juillet 2018 (C.J.U.E., 25 juillet 2018, Aff. n° C-679/16 (A, en présence de ESPOON KAUPUNGIN SOSIAALI- JA TERVEYSLAUTAKUNNAN YKSILÖASIOIDEN JAOSTO) - précédemment commenté). Cet arrêt a donné le cadre du champ d’application de ces règlements : la distinction entre les prestations relevant du champ d’application du Règlement n° 883/2004 et celles qui en sont exclues repose essentiellement sur les éléments constitutifs de chaque prestation, notamment les finalités et conditions d’octroi de celle-ci, et non sur le fait qu’elle a ou non été qualifiée de prestation de sécurité sociale par la législation nationale.

La prestation de sécurité sociale est caractérisée par le fait qu’elle est octroyée en dehors de toute appréciation individuelle et discrétionnaire des besoins personnels aux bénéficiaires sur la base d’une situation légalement définie et, par ailleurs, qu’elle se rapporte à un des risques énumérés à l’article 3 du Règlement. A défaut, il y a exclusion.

Un second point d’intérêt est relatif à la justification et au caractère cohérent d’une mesure pouvant autoriser une distinction opérée entre citoyens de l’Union. Tout en rappelant qu’il appartient au juge national d’apprécier concrètement dans le cadre de la législation qu’il applique si les conditions sont remplies, la Cour a donné des indications utiles, notamment dans un arrêt du 8 décembre 2022 auquel elle renvoie (C.J.U.E., 8 décembre 2022, Aff. n° C-731/21 (GV c/ CAISSE NATIONALE D’ASSURANCE PENSION), EU:C:2022:69 - précédemment commenté). Elle a cité dans celui-ci les principes dégagés dans sa jurisprudence, rappelant notamment qu’une législation nationale n’est propre à garantir la réalisation de l’objectif recherché que si elle répond véritablement au souci d’atteindre celui-ci d’une manière cohérente et systématique (avec renvoi à C.J.U.E., 10 mars 2009, Aff. n° C-169/07, HARTLAUER HANDELSGESELLSCHAFT GmbH c/ WIENER LANDESREGIERUNG et OBERÖSTERREICHISCHE LANDESREGIERUNG, EU:C:2009:141).


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