Commentaire de C.J.U.E., 25 avril 2024, Aff. C-36/23 (L c/ FAMILIENKASSE SACHSEN DER BUNDESAGENTUR FÜR ARBEIT), EU:C:2024:355
Mis en ligne le mardi 29 octobre 2024
Cour de Justice de l’Union européenne, 25 avril 2024, Aff. C-36/23 (L c/ FAMILIENKASSE SACHSEN DER BUNDESAGENTUR FÜR ARBEIT), EU:C:2024:355
Terra Laboris
La Cour de Justice de l’Union européenne vient de rappeler dans un arrêt du 25 avril 2024 un principe important en matière de prestations familiales pour travailleurs migrants : l’institution d’un État membre dont la législation n’est pas prioritaire ne peut réclamer à la personne intéressée le remboursement partiel de prestations versées dans cet État membre, en raison de l’existence d’un droit à ces prestations dans un autre État membre prioritaire, dès lors qu’aucune prestation familiale n’a été fixée ou versée dans cet autre État membre, cette réclamation devant être faite auprès de l’institution prioritairement compétente.
Les faits
Un ressortissant polonais travaillant en qualité de salarié en Allemagne introduit une demande en 2016 en vue d’obtenir des allocations familiales, son enfant vivant en Pologne avec sa mère, demande effectuée sur la base d’une activité salariée en Allemagne et d’une absence d’activité professionnelle de l’épouse en Pologne.
Sa demande est acceptée. Le droit allemand prévoit en effet l’octroi des allocations familiales en priorité pour la période d’activité salariée de l’intéressé.
En 2019 un contrôle intervient, des précisions étant demandées d’une part à l’intéressé et d’autre part aux autorités polonaises, en vue d’obtenir des renseignements complémentaires sur l’activité éventuelle de l’épouse et de son droit, en conséquence, aux allocations familiales en Pologne.
Il est précisé par les autorités polonaises que celle-ci exerce une activité professionnelle depuis 2006 et a cotisé au régime de sécurité sociale (agricole) mais ne perçoit pas de prestations familiales.
La caisse allemande annule dès lors à partir d’octobre 2020 les allocations familiales allemandes à concurrence du montant des allocations polonaises.
La caisse polonaise confirme par ailleurs l’absence de perception de prestations familiales et le souhait de la mère de ne pas introduire de demande en vue de les percevoir.
La caisse allemande réclame alors un trop-perçu, annulant l’octroi des allocations familiales pour la période de juillet 2019 à septembre 2020 (toujours à concurrence du montant des prestations familiales polonaises).
La procédure devant les juridictions nationales
Un recours a été introduit devant le Finanzgericht de Brême, le demandeur exposant que son épouse n’exerce pas d’activité professionnelle et que la ferme dont elle avait hérité de ses parents n’est pas exploitée. L’assurance souscrite, pour laquelle des cotisations ont été payées à la sécurité sociale agricole polonaise, l’a été en raison de la propriété de la ferme et n’implique pas l’exercice d’une activité.
La caisse allemande plaide que, vu les modifications intervenues en Pologne à partir de juillet 2019, l’épouse du requérant pourrait prétendre à des prestations familiales appelées « famille 500 + », non subordonnées à la perception de revenus. En outre, vu les informations obtenues des autorités polonaises, l’épouse doit être considérée comme exerçant une activité professionnelle en Pologne. Elle fait également valoir l’article 68, paragraphe 1, sous b), i) du Règlement n° 883/2004, selon lequel les allocations sont dues à titre prioritaire en Pologne, l’enfant et la mère y résidant.
Les questions préjudicielles
La juridiction allemande pose trois questions, concernant toutes l’article 68 du Règlement n° 883/2004.
La première est de savoir si l’article 68 permet que le remboursement partiel des allocations familiales allemandes soit réclamé a posteriori sur le fondement d’un droit prioritaire dans un autre État membre même si aucune prestation familiale n’a été versée pour l’enfant dans cet autre État, avec pour conséquence que le montant qui reste à l’ayant droit en vertu de la législation allemande est en définitive inférieur aux allocations familiales allemandes.
Les deux autres questions dépendent de la réponse que la Cour donnera à la première. Elles ne sont pas reprises ici, dans la mesure où celle-ci a statué uniquement sur la première question.
La décision de la Cour
Pour la Cour, la question porte sur le point de savoir si l’article 68, qui fixe les règles de priorité en cas de cumul de prestations familiales, permet à l’institution d’un État membre dont la législation n’est pas prioritaire de réclamer à la personne intéressée le remboursement partiel des prestations versées dans cet État vu l’existence d’un droit dans un autre État membre, applicable en priorité, et ce quand bien même aucune prestation familiale n’y a été versée.
Elle souligne en premier lieu que le travailleur salarié qui travaille dans un État membre et dont la famille vit sur le territoire d’un autre État membre relève du champ d’application de l’article 67 du Règlement, qui permet à ce dernier de prétendre aux prestations familiales pour les membres de sa famille qui résident dans un autre État que l’État compétent, comme s’ils résidaient dans ce dernier État membre.
Cette règle protège les migrants occupés dans un autre État et dont la famille ne s’est pas déplacée avec eux.
La Cour reprend ensuite le dispositif du Règlement n° 883/2004, destiné à éviter les cumuls injustifiés.
Pour que puissent jouer les règles de priorité, il convient de respecter toutes les conditions, tant de forme que de fond, imposées par la législation de l’État où le droit doit être exercé. Parmi celles-ci peut figurer la condition qu’une demande préalable a été introduite (avec renvoi à C.J.U.E., 13 octobre 2022, n° Aff. n° C-199/21 (DN C/FINANZAMT ÖSTERREICH), EU:C:2022:436).
Si cette jurisprudence a été rendue dans le cadre du Règlement n° 1408/71, le principe n’a pas été remis en cause.
Lorsqu’une institution d’un État membre est saisie d’une demande d’octroi de prestations familiales et qu’elle estime que sa législation n’est pas prioritaire, elle est tenue, en cas d’absence de prise de position par l’institution supposée compétente à titre prioritaire de verser les prestations prévues au titre de sa législation. Le versement ne peut être suspendu à concurrence du montant éventuellement prévu par la législation considérée comme prioritaire.
De même, l’institution ne peut les servir sous forme de complément différentiel pour la partie qui excède ce montant (article 60 du Règlement d’application n° 987/2009).
Lorsque l’institution a procédé au versement de prestations à titre provisoire pour un montant qui excède celui dont elle a finalement la charge, elle peut d’ailleurs s’adresser à l’institution prioritaire pour recouvrer le trop-perçu.
La Cour rappelle encore les règles visées à l’article 68, dont l’objectif est de faciliter la circulation des travailleurs migrants. Il s’agit de simplifier du point de vue administratif leurs démarches et d’éviter qu’ils ne puissent être privés de leurs droits (C.J.U.E., 29 septembre 2022, Aff. n° C-3/21 (FS c/ THE CHIEF APPEALS OFFICER e.a.) EU:C:2022:737).
En l’occurrence, il a dans un premier temps été fait droit par la caisse allemande à la demande du travailleur, en vertu de sa compétence en tant qu’État membre prioritaire et le mécanisme de l’article 60, paragraphe 3, du Règlement n° 987/2009 n’a pas été enclenché. Ce n’est qu’ultérieurement qu’elle a constaté que sa législation n’était pas prioritaire.
Elle note également que les raisons pour lesquelles une personne n’entend pas introduire une demande formelle n’ont aucune incidence sur la réponse apportée à la question de droit.
À cet égard, lorsque l’institution polonaise, qui est compétente à titre prioritaire, ne procède pas au versement des prestations familiales en cause et qu’elle s’abstient de prendre position sur la demande de transmission, l’institution allemande, qui est la première institution saisie, doit verser les prestations prévues au titre de sa législation mais pourra réclamer par la suite auprès de l’institution polonaise le remboursement du montant des prestations familiales qui excède celui qui lui incombe en application des dispositions du Règlement n° 883/2004.
La Cour renvoie encore au principe de coopération loyale entre États membres, qui permet à un État membre d’exiger d’un autre État membre un remboursement du trop-perçu de prestations familiales, y compris pour le passé, pour autant que les conditions de forme et de fond prévues dans la réglementation du second État membre soient considérées comme étant remplies.
Elle répond dès lors à la première question préjudicielle que si l’article 68 ne permet pas à l’institution d’un État membre dont la législation n’est pas prioritaire de réclamer à la personne intéressée le remboursement partiel de prestations versées dans cet État membre, en raison de l’existence d’un droit à ces prestations dans un autre État membre prioritaire, dès lors qu’aucune prestation familiale n’a été fixée ou versée dans cet autre État membre, il permet toutefois à cette institution de réclamer auprès de l’institution prioritairement compétente le remboursement du montant des prestations qui excède celui qui lui incombe.
Intérêt de la décision
La Cour renvoie notamment dans cette décision à son arrêt MOSER (C.J.U.E., 18 septembre 2019, Aff. n° C-32/18 (TIROLER GEBIETSKRANKENKASSE c/ MOSER), où elle a notamment été interrogée sur l’interprétation de l’article 60, § 1er, 2e phrase, du Règlement n° 987/2009.
Elle a notamment souligné que le texte de l’article 67 du Règlement n° 883/2004 est en substance identique à celui de l’article 73 du Règlement (CEE) n° 1408/71 et qu’il vise à faciliter aux travailleurs migrants la perception des allocations familiales dans l’Etat où ils sont employés, lorsque leur famille ne s’est pas déplacée avec eux. Il s’agit en particulier d’empêcher qu’un Etat membre puisse faire dépendre l’octroi ou le montant des prestations familiales de la résidence des membres de la famille du travailleur dans l’Etat membre prestataire. Elle a sur ce point fait le renvoi à l’arrêt SCHWEMMER (C.J.U.E., 14 octobre 2010, Aff. n° C-16/09, SCHWEMMER c/ AGENTUR FÜR ARBEIT VILLINGEN-SCHWENNINGEN – FAMILIENKASSE).
En cas de risque de cumul, l’article 68, § 2, du Règlement n° 883/2004 règle les questions d’octroi, eu égard à la législation désignée comme étant prioritaire et fixe le droit à un différentiel pour la partie qui excède le montant éventuellement inférieur fixé par celle-ci, le principe étant, en application de la règle anti-cumul, que le bénéficiaire de prestations versées par plusieurs Etats bénéficie du montant de la prestation la plus favorable qui lui est due en vertu de la législation d’un seul de ceux-ci.