Commentaire de C. trav. Liège (div. Namur), 2 avril 2024, R.G. 2023/AN/23
Mis en ligne le mercredi 27 novembre 2024
Cour du travail de Liège (division Namur), 2 avril 2024, R.G. 2023/AN/23
Terra Laboris
Résumé introductif
Les articles 166, al. 2 et 167, § 2, de l’arrêté royal du 25 novembre 1991, introduits par l’arrêté royal du 30 avril 1999, sont discriminatoires et, sur la base de l’article 159 de la Constitution, le juge doit donc refuser de les appliquer.
Cet arrêté royal est illégal car l’urgence invoquée pour demander l’avis du Conseil d’Etat n’est pas établie.
Si la CAPAC avait interpellé le chômeur en temps utile, celui-ci aurait pu compléter son dossier et bénéficier régulièrement des allocations litigieuses. Il peut donc prétendre, à charge de cet organisme, à des dommages et intérêts correspondant aux allocations de chômage qu’il aurait dû recevoir
Dispositions légales
Objet du litige
M. L., a, par l’intermédiaire de la CAPAC, demandé à bénéficier des allocations de chômage à partir du 16 novembre 2020 mais l’ONEm n’a reçu le dossier complet que le 19 octobre 2021, soit en dehors du délai prescrit et n’a donc octroyé les allocations qu’à partir de cette date, la décision précisant qu’aucun élément de force majeure n’est justifié ou invoqué.
Le litige porte sur les allocations de chômage que la CAPAC a payées anticipativement sans carte d’allocation valable entre novembre 2020 et mars 2021 et dont elle lui demande le remboursement, les dépenses ayant été rejetées par l’ONEm.
La décision du tribunal
Par jugement du 19 janvier 2023, le Tribunal du travail de Liège, division Namur, a dit la demande principale de M. L. recevable mais non fondée en tant que dirigée contre l’ONEm et fondée en tant que dirigée contre les avis de récupération de la CAPAC.
Il a retenu une faute de la CAPAC en lien causal avec le dommage et l’a condamnée à rembourser les sommes versées à concurrence d’1 euro provisionnel.
La décision de la cour
La CAPAC a dirigé contre ce jugement un appel recevable et aucun appel incident n’a été introduit.
La cour du travail confirme l’existence dans le chef de la CAPAC d’une faute en lien causal avec le dommage. Elle dit la demande de M. L. fondée contre l’organisme de paiement pour d’autres motifs que ceux du premier juge. L’assuré ne doit donc rien à la CAPAC et celle-ci doit lui restituer les sommes déjà remboursées.
La cour commence par rappeler les principes applicables au litige : un dossier doit être introduit après une interruption d’indemnisation de 48 jours au moins (article 133 AR du 25 novembre 1991). Ce dossier doit répondre aux conditions fixées par les articles 90 à 92 de l’arrêté ministériel du 26 novembre 1991 portant les modalités d’application de la réglementation du chômage, dont l’exigence pour l’organisme de paiement d’introduire le dossier dans le délai de deux mois, une prolongation d’un mois pouvant être sollicitée par l’organisme de paiement.
L’arrêt écarte l’existence dans le chef de la CAPAC d’une force majeure l’ayant empêchée d’introduire le dossier de M. L. en temps utile.
La décision de l’ONEm est donc confirmée.
La cour examine ensuite si les décisions d’indu des organismes de paiement sont de nouvelles décisions au sens de l’article 17 de la Charte de l’assuré social, ce qui impliquerait que, en cas d’erreur due à l’institution de sécurité sociale, la décision réduisant les droits du chômeur ne produise ses effets que le premier jour du mois qui suit sa notification, sauf s’il savait ou devait savoir qu’il n’avait pas ou plus droit à l’intégralité d’une prestation (article 18).
L’article 18bis autorise toutefois le Roi à déterminer les régimes de sécurité sociale ou les subdivisions de ceux-ci pour lesquels une décision relative aux mêmes droits prise à la suite d’un examen de la légalité des prestations payées n’est pas une nouvelle décision.
Cette disposition a été justifiée par des motifs budgétaires selon les travaux préparatoires du projet de loi modifiant la loi du 11 avril 1995 (Ch. Repr., Doc 907/1-96/97 p.15 et s.). Le Roi a fait usage de cette possibilité dans les régimes du chômage et de l’assurance-maladie-invalidité.
La question de la conformité de cet article 18bis aux articles 10 et 11 de la Constitution a été soumise à la Cour constitutionnelle qui, par un arrêt du 2 juin 2010 (n°67/2010), a décidé que la disposition en cause ne faisait en soi aucune différence entre les catégories d’assurés sociaux que sont ceux qui ont droit aux prestations de sécurité sociale en application de la réglementation du chômage et de l’assurance obligatoire soins de santé d’une part et tous les autres assurés sociaux d’autre part.
Le Roi était en effet invité à régler la situation de tous les assurés sociaux. S’il apparaissait qu’Il a introduit cette différence de traitement, le juge devra, en application de l’article 159 de la Constitution, vérifier si cette distinction a une justification raisonnable.
Il convient donc de vérifier si les tribunaux doivent, sur la base de cet article 159, refuser d’appliquer les articles 166, al. 2, et 167 de l’arrêté royal, qui permettent en règle aux organismes de paiement de récupérer à charge du chômeur les paiements auxquels il n’avait pas droit.
L’arrêt relève que la Cour de cassation a adopté à plusieurs reprises une interprétation stricte de l’article 167, § 1er, al. 4, citant notamment les arrêts du 9 juin 2008 (S.07.0113.F sur Juportal) et du 6 juin 2016 (S.16.0003.F) (consultable sur www.terralaboris.be avec la requête, sur Juportal avec les conclusions du Ministère public et Chron. Dr. Soc., 2017, page 289).
D’après cette interprétation, dans la mesure où seul l’ONEm peut statuer sur l’octroi des allocations de chômage, on ne peut comparer le chômeur dont la situation est revue défavorablement par l’ONEm et le chômeur qui fait l’objet d’une mesure de récupération à la suite du contrôle des dépenses de l’organisme de paiement.
La cour constate que ces arrêts n’ont pas clos le débat, la doctrine et la jurisprudence des juges du fond ayant retenu que les articles 166 et 167 de l’arrêté royal du 25 novembre 1991, dans la version introduite par l’arrêté royal du 30 avril 1999, instauraient une différence de traitement notable en défaveur des chômeurs tant à l’égard d’autres chômeurs pour lesquels l’erreur est le fait de l’ONEm que vis-à-vis des autres assurés sociaux dans les secteurs pour lesquels une dérogation au principe de non rétroactivité n’est pas mise en place.
Cette différence de traitement porte sur un acquis fondamental de la Charte de l’assuré social, garantie qui est une application du principe de légitime confiance.
En doctrine, l’arrêt cite, en reproduisant des passages de ces contributions : M. SIMON : « Erreur de l’organisme de paiement des allocations de chômage : récupération de l’indu et responsabilité », J.T.T., 2017 pp.197 et s., ainsi que les contributions de H. MORMONT et J.F. NEVEN in : La réglementation du chômage : vingt ans d’application de l’arrêté royal du 25 novembre 1991, Kluwer, 2011 (pp. 673 et 674 pour le premier et 597 et s. pour le second). Il reproduit également en partie l’arrêt de la Cour du travail de Liège, division Liège (chbre 2C) du 6 juin 2018 (R.G. 2017/AL/694 et 2017/AL/695, www.terralaboris.be) et celui de la même cour, division Liège (chbre 2-E) du 22 juin 2021 inédit (R.G. 2020/AL/441).
La cour décide ensuite que l’arrêté royal du 30 avril 1999 est illégal car le Conseil d’Etat a été saisi d’une demande d’avis d’urgence alors que le retard dans sa consultation était imputable aux auteurs de la réglementation et que cette urgence est démentie par le délai écoulé entre l’adoption de l’arrêté royal et sa publication.
Il y a donc lieu d’en revenir au principe édicté par l’article 17 de la Charte, M. L. n’ayant pas su et ne devant pas savoir qu’il ne pouvait pas prétendre au paiement à la date demandée.
Enfin, surabondamment et avec les premiers juges, la cour retient l’existence d’une faute de la CAPAC au regard de ses obligations d’information et de conseil prévues par les articles 3 et 4 de la charte. Si elle avait invité M. L. à compléter son dossier en temps utile, celui-ci aurait pu bénéficier régulièrement des allocations litigieuses. Cette faute a pour conséquence que la CAPAC doit être condamnée à des dommages et intérêts correspondant au montant de l’indu.
L’appel de la CAPAC est donc déclaré intégralement non fondé.
Intérêt de la décision
Cet arrêt, qui contient de nombreuses références doctrinales et jurisprudentielles, présente l’intérêt de retenir, en droit, trois motifs à l’appui de sa décision de condamner la CAPAC au paiement de dommages et intérêts correspondant au montant de l’indu que le chômeur est tenu de rembourser à l’ONEm ou qu’il a déjà remboursé. Ces motifs sont en substance (i) le caractère discriminatoire des articles 166, al. 2, et 167, § 2, de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 introduits par l’arrêté royal du 30 avril 1999, et l’obligation en conséquence pour la cour de refuser de les appliquer, sur la base de l’article 159 de la Constitution, (ii) l’illégalité de cet arrêté royal, l’urgence invoquée pour demander l’avis du Conseil d’Etat n’étant pas établie et (iii) le fait que si la CAPAC avait interpellé le chômeur en temps utile, celui-ci aurait pu compléter son dossier et bénéficier régulièrement des allocations litigieuses.
Les deux premiers ont pour conséquence que la réglementation antérieure est applicable au litige.
Quant au troisième, il est soutenu par la considération que, sans la faute de la CAPAC, les allocations de chômage auraient été dues à M. L., en d’autres termes que les paiements ont été rejetés exclusivement en raison d’une faute de l’organisme de paiement au sens de l’article 167, § 2 de l’arrêté royal, qui lui interdit de répercuter les conséquences de sa faute sur le chômeur.