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Synthèse en français faite par la cour de C. trav. Liège, div. Liège, 26 août 2024, R.G. 2021/AL/270

Mis en ligne le vendredi 13 décembre 2024


Cour du travail de Liège, div. Liège, 26 août 2024, R.G. 2021/AL/270

Synthèse de l’arrêt faite par la cour

Le litige portait initialement sur le droit au supplément d’allocations familiales pour familles nombreuses tel qu’il est réglé par le décret germanophone relatif aux prestations familiales du 24 avril 2018. En vertu de ce décret, c’est le ministère de la Communauté germanophone qui verse directement les allocations familiales aux familles concernées. Le cas d’espèce concerne une famille recomposée, composée de 3 enfants ayant tous le même père. L’aîné est issu d’une relation passée du père et est hébergé la moitié du temps chez son père et sa nouvelle compagne et l’autre moitié chez sa mère. Les deux cadettes, nées du même père et de la nouvelle compagne, vivent avec leurs deux parents.

Sous l’empire de l’ancienne législation fédérale, les 3 enfants étaient considérés comme formant une fratrie, ouvrant le rang 3 pour le dernier enfant.

Constatant que sous l’empire de la législation germanophone, le droit au supplément pour familles nombreuses ne lui était pas ouvert en raison de l’hébergement alterné de son fils, le père et sa compagne ont introduit une action en justice pour réclamer le bénéfice de ce supplément. Ils ont été déboutés en première instance. En degré d’appel, la Cour du travail de Liège a posé 3 questions préjudicielles à la Cour constitutionnelle, qui a répondu comme suit par un arrêt n° 10/2023 du 19 janvier 2023.

1.

  • Les articles 18 et 28 du décret de la Communauté germanophone du 23 avril 2018 « relatif aux prestations familiales » ne violent pas les articles 10 et 11 et de la Constitution en ce qu’ils ne permettent pas de prendre en compte, pour déterminer le nombre d’enfants requis pour l’octroi du supplément d’allocations familiales pour familles nombreuses, la charge effectivement assumée par chacun des parents dans l’hébergement et l’éducation de leurs enfants nés d’une précédente relation, lorsque ces enfants sont hébergés par les parents de manière alternée.
  • L’absence d’une disposition décrétale qui permette de prendre en compte, pour déterminer le nombre d’enfants requis pour l’octroi du supplément d’allocations familiales pour familles nombreuses, la charge effectivement assumée par chacun des parents dans l’hébergement et l’éducation de leurs enfants nés d’une précédente relation lorsque ces enfants sont hébergés par les parents de manière alternée viole les articles 10 et 11 de la Constitution.

2. Les articles 18 et 28 du même décret violent les articles 10, 11 et 11bis de la Constitution, en ce qu’ils font dépendre l’octroi du supplément d’allocations familiales pour familles nombreuses du sexe du parent qui est l’allocataire d’un enfant hébergé de manière alternée et qui a deux autres enfants avec un partenaire avec qui il forme une famille recomposée.

À la suite de cet arrêt, le Parlement de la Communauté germanophone a modifié son décret. La nouvelle version de l’article 8, entrée en vigueur le 1er janvier 2024, inclut deux nouveaux paragraphes qui disposent ce qui suit :

§ 5 - Par dérogation au § 1er, alinéa 1er, 2°, les parents qui n’ont pas de domicile commun peuvent faire une déclaration commune précisant quel parent élève effectivement l’enfant en ce qu’il supporte plus de la moitié des frais d’entretien relatifs à l’enfant. Cette déclaration a pour conséquence que cette personne est l’allocataire des allocations familiales.

La déclaration visée à l’alinéa 1er prend fin dès que l’un des parents en fait la demande.
Le Gouvernement peut définir les modalités selon lesquelles les personnes visées à l’alinéa 1er font la déclaration mentionnée audit alinéa.

§ 6 - Une personne physique ayant été désignée comme allocataire de l’allocation familiale de base conformément aux § § 1-5 peut désigner une autre personne majeure avec laquelle elle forme un ménage, au sens de l’article 3, alinéa 1er, 9°, de la loi du 8 août 1983 organisant un registre national des personnes physiques, comme allocataire des allocations familiales pour tous les enfants dont elle est l’allocataire d’origine.

La désignation d’un nouvel allocataire effectuée conformément à l’alinéa 1er prend fin dès que la personne ayant été désignée comme allocataire d’origine conformément aux §§ 1-5 souhaite mettre fin à la désignation effectuée conformément à l’alinéa 1er. Elle prend fin de plein droit dès que cette personne ne forme plus de ménage avec la personne qu’elle a désignée comme allocataire.

Pour l’application des alinéas 1er et 2, les personnes domiciliées à l’étranger font une déclaration appropriée indiquant qu’elles forment un ménage.

Le Gouvernement peut définir les modalités selon lesquelles la personne visée à l’alinéa 1er désigne un nouvel allocataire.

Après l’adoption de cette modification, la famille concernée a fait le nécessaire pour obtenir le supplément pour familles nombreuses à dater du 1er janvier 2024.

Le père et sa compagne ont dès lors modifié l’objet de sa demande et réclamé, en substance, à titre principal le supplément pour la période s’ouvrant le jour de l’entrée en vigueur du décret jusqu’au 31 janvier 2023. Subsidiairement, ils demandaient des dommages et intérêts du même montant en réparation du dommage découlant de la non-reconnaissance du droit au supplément durant la même période.

La Cour a débouté la famille de sa demande principale (le supplément en tant que tel). Pour statuer sur la demande de dommages et intérêts, elle a examiné si la responsabilité de la Communauté germanophone pouvait être engagée du fait de l’action du législateur germanophone.

La Cour a considéré qu’après une évolution d’un siècle, il était acquis que les trois pouvoirs constitutionnels pouvaient engager la responsabilité de l’Etat belge selon les critères de droit commun.

Se référant plus particulièrement à l’arrêt de la Cour de cassation du 15 décembre 2022, elle a décidé que la faute du législateur pouvant, sur la base des articles 1382 et 1383 de l’ancien Code civil, engager la responsabilité de l’État consiste en un comportement qui, ou bien s’analyse en une erreur de conduite devant être appréciée suivant le critère du législateur normalement soigneux et prudent, placé dans les mêmes conditions, ou bien, sous réserve d’une erreur invincible ou d’une autre cause d’exonération de la responsabilité, viole une norme de droit national ou de droit international ayant des effets directs dans l’ordre interne qui lui impose de s’abstenir ou d’agir d’une manière déterminée.

Se référant à l’arrêt rendu dans la même affaire, la Cour du travail a constaté que la Cour constitutionnelle avait adressé deux reproches au législateur décrétal :

  • D’une part, elle a relevé que l’absence d’une disposition décrétale permettant de tenir compte de la situation des familles recomposées violait les articles 10 et 11 de la Constitution
  • D’autre part elle a constaté que les article 18 et 28 du décret violaient les articles 10, 11 et 11bis de la Constitution.

La suite du raisonnement a été fondé sur le premier reproche (existence d’une lacune législative).
Sans se prononcer sur la question de savoir si, de manière générale, les articles 10 et 11 de la Constitution imposent de s’abstenir ou d’agir d’une manière déterminée de façon générale, la Cour a
considéré que, dans le cas d’espèce, tel était le cas. En effet, deux arrêts de la Cour constitutionnelle avaient déjà été consacrés à la question des allocations familiales des familles recomposées en 2008 et en 2017. Le législateur germanophone était donc averti qu’il allait devoir être vigilant à cette question lors de l’élaboration de son décret.

Par ailleurs, lors de l’élaboration de la version originelle du décret du 23 avril 2018, l’opposition avait introduit une proposition d’amendement visant à régler la situation des familles recomposées, mais en vain.

La Cour du travail a par conséquent considéré que les articles 10 et 11 de la Constitution imposaient un comportement déterminé et avaient été violés par le décret originel.

Elle a ensuite examiné la question d’une éventuelle cause d’exonération. En effet, la Communauté germanophone se prévalait de l’erreur invincible découlant de la circonstance que l’avis du Conseil d’Etat n’avait pas relevé d’inconstitutionnalité. La Cour a jugé que la section de législation du Conseil d’Etat était un organe d’avis et non de décision et que s’il était assurément avisé de se pencher sur toute difficulté qu’il soulèverait, son silence n’offrait pas une garantie de constitutionnalité. Elle a ajouté que l’évocation du sort des familles recomposées durant les travaux préparatoires constituait un deuxième motif de rejeter l’existence d’une erreur invincible.

La Cour a estimé que la faute du législateur était en lien causal avec un dommage, soit l’absence de supplément pour familles recomposées durant la période litigieuse.

La Cour a rejeté l’argument de la Communauté selon lequel il n’était pas certain que le législateur aurait octroyé le supplément litigieux s’il avait légiféré sans produire une lacune. Elle a en effet considéré que la correction intervenue suite à l’arrêt de la Cour constitutionnelle donnait une indication déterminante sur la façon dont le législateur aurait agi s’il avait voulu éviter la lacune dès 2019. Il aurait en effet octroyé le supplément pour familles nombreuses à la famille concernée. La Cour a dès lors octroyé des dommages intérêts équivalents au supplément litigieux.


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