Commentaire de C. trav. Bruxelles, 20 mars 2024, R.G. 2021/AB/417
Mis en ligne le mardi 14 janvier 2025
Cour du travail de Bruxelles, 20 mars 2024, R.G. 2021/AB/417
Terra Laboris
Dans un arrêt du 21 mars 2024, la cour du travail de Liège (division Namur) conclut à l’impossibilité de cumul entre les deux indemnités, celles-ci ayant une cause et un objet identiques.
Les faits
Une employée d’une boulangerie, travaillant comme vendeuse, adressa un certificat médical à son employeur le 3 août 2017, certificat envoyé par lettre recommandée. Celle-ci ne fut ni réceptionnée ni retirée à la poste.
Elle envoya un second certificat, très rapidement, attestant qu’elle était enceinte. Celui-ci fut présenté à l’employeur mais, comme le précédent, ne fut ni réceptionné ni retiré.
Un troisième certificat fut envoyé par la suite, connaissant le même sort que les précédents.
Quelques jours plus tard, l’employeur soumit à l’employée une proposition de nouveau contrat (à temps partiel), précisant qu’à défaut pour elle d’accepter celui-ci, elle serait licenciée.
Le même jour, un courrier recommandé fut rédigé (et envoyé le lendemain), notifiant la rupture du contrat de travail pour motif grave. Le courrier précise que, suite à la situation financière de la société, une proposition de contrat à mi-temps lui avait été faite, que l’employée avait insulté la représentante de l’entreprise venue lui proposer la modification du contrat initial et lui avait adressé des menaces. Était également reproché à l’intéressée d’avoir, avec d’autres collègues, annoncé qu’elle allait pousser l’entreprise à la faillite (remise de certificats médicaux,…).
Le licenciement fut contesté.
La procédure
Une procédure fut introduite devant le tribunal du travail du Brabant wallon le 13 avril 2018 et, par jugement du 25 mars 2021, le tribunal condamna la société au paiement d’une indemnité compensatoire de préavis, d’une prime de fin d’année, d’une indemnité de protection de la femme enceinte (article 40 de la loi du 16 mars 1971) ainsi que des éco–chèques.
La réouverture des débats fut ordonnée sur la possibilité de cumul de cette indemnité de protection et de celle due en cas de licenciement manifestement déraisonnable (CCT 109).
D’autres points plus ponctuels furent également réservés.
Appel fut interjeté par la société en vue d’obtenir la réformation du jugement.
Dans ses conclusions, vu l’effet dévolutif de l’appel, l’intimée demande à la cour la condamnation de la société au paiement de l’indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable. Elle sollicite, pour le surplus, la confirmation du jugement.
La société a été mise en faillite par un jugement du tribunal de l’entreprise du 12 février 2024. Le curateur désigné par le tribunal a par conséquent repris l’instance.
La décision de la cour
Dans son rappel des principes en matière de motif grave, la cour insiste particulièrement sur l’exigence d’une appréciation concrète de la faute, ainsi que sur la précision des motifs, soulignant sur ce point que, si toutes les circonstances ne doivent pas être détaillées dans la lettre de congé, celle-ci doit contenir un minimum d’éléments permettant de connaître la nature des faits reprochés. Il s’agit de permettre au travailleur, par l’énonciation des faits, de pouvoir cerner ce qui lui est reproché et au juge d’exercer son contrôle.
Vu la nature des griefs en l’espèce, la cour rappelle l’article 17, 1° et 2° de la loi du 3 juillet 1978, qui impose aux parties une obligation de respect et d’égards mutuels. En conséquence, les insultes et injures constituent une faute, dont la gravité dépendra des circonstances concrètes (niveau d’éducation, environnement professionnel, attitude de la hiérarchie).
Elle donne quelques exemples de circonstances aggravantes (présence de travailleurs ou de collègues, exercice par le travailleur d’une autorité hiérarchique ou morale ou d’une fonction particulière,…).
Elle en vient ensuite à la question de la limite de l’autorité et du pouvoir d’injonction de l’employeur.
Dès qu’il s’agit d’une décision relative aux horaires et aux conditions de travail, il faut l’accord des parties, de sorte que le refus du travailleur de se conformer à des décisions qui seraient contraires aux engagements contractuels ne constitue jamais un motif de licenciement pour faute grave (la cour renvoyant à un arrêt ancien, étant C. trav. Bruxelles, 20 janvier 1981, R.D.S., 1982, page 168).
Elle rappelle qu’il a de même été jugé (C. trav. Bruxelles 22 mai 2002, Chron. Dr. Soc., 2003, page 182) que le refus du travailleur de se conformer à un horaire imposé unilatéralement n’est pas un motif grave, et ce même si la modification imposée est minime. Il s’agit d’un manquement contractuel et le refus de cette modification par le travailleur n’est pas fautif.
La cour renvoie également à de nombreuses références de doctrine et de jurisprudence en ce qui concerne d’autres exigences de l’article 35 LCT, dont notamment les questions de preuve. Elle clôture ce rappel des principes par le texte de l’article 8.4 du Code civil, concluant qu’il appartient à l’employeur d’apporter la preuve du respect du double délai de trois jours ainsi que de la réalité et de la gravité des faits. Si cette preuve est apportée, le travailleur qui entend contester est tenu de prouver les actes juridiques ou faits qui soutiennent sa prétention.
Après avoir vérifié que le double délai a été respecté et que les faits reprochés sont notifiés avec suffisamment de précision, la cour en vient à la preuve de ceux situés dans le délai de trois jours.
Pour établir ceux-ci, l’employeur dépose un mail de la DRH de l’entreprise envoyé à la représentante syndicale de l’intéressée, mail se référant lui-même à une déclaration écrite d’un ouvrier (déclaration non produite). Des allusions y sont faites à l’absence d’incapacité de travail malgré l’envoi de certificats, question que la cour règle rapidement vu qu’il n’a pas été procédé à un contrôle médical.
Examinant les pièces déposées, elle constate que les allégations de l’employeur quant aux faits reprochés ne sont pas établies alors qu’il a la charge de la preuve du motif grave.
À supposer même que ces faits soient avérés à suffisance, la cour considère qu’ils ne revêtent pas le caractère de motif grave.
En effet, d’une part la volonté de l’employeur de modifier le régime de travail est établie et d’autre part le refus de l’intéressée ne peut constituer un acte d’insubordination, n’étant pas fautif.
Pour la cour, même si celle-ci avait réagi avec émotion – voire même avec colère – la chose ne peut déboucher sur un licenciement pour motif grave, dès lors que l’intéressée n’y a pas donné une publicité malveillante.
L’indemnité compensatoire de préavis est dès lors due.
La cour en vient ensuite à la question de l’indemnité de protection prévue à l’article 40 de la loi du 16 mars 1971.
Elle constate que l’intéressée a satisfait à son obligation d’information. L’employeur était dûment informé de l’état de grossesse et il n’apporte pas la preuve de motifs étrangers à celui-ci.
Elle confirme dès lors le jugement en ce qu’il a reconnu le droit à l’indemnité forfaitaire.
Pour ce qui est de l’indemnité sur pied de la CCT 109 – qui n’a pas été tranchée par le premier juge, eu égard à la question du cumul –, la cour relève que l’indemnité de l’article 40 de la loi du 16 mars 1971 ne figure pas parmi les quatre exceptions énumérées par l’article 9, § 3, de la CCT.
Elle renvoie à la doctrine de H. MORMONT (H. MORMONT, « La règle anti-cumul de l’article 9, § 3, de la convention collective de travail n° 109 », Questions actuelles de droit social, CUP, 2023, pages 149–150), selon qui il s’agit d’une indemnité sanctionnant une forme spécifique de licenciement déraisonnable puisque donné non seulement sans que ne soit présent un des trois motifs autorisés mais un motif tenu pour illégitime puisque tenant à l’état protégé par le législateur.
L’auteur y voit également la justification d’un montant supérieur à l’indemnité sanctionnant le licenciement manifestement déraisonnable.
Il poursuit en précisant que dans ces conditions d’identité de cause et d’objet des indemnisations, le travailleur aura à préférer celle susceptible de lui allouer une indemnité plus élevée.
Pour la cour du travail, dès lors que l’indemnité de protection de la femme enceinte a été allouée, il n’y a pas lieu d’examiner le chef de demande relatif à celle prévue par la CCT 109.
Intérêt de la décision
Cette affaire pose l’intéressant débat du cumul des deux indemnités postulées par la partie demanderesse, étant d’une part celle prévue par l’article 40 de la loi du 10 mars 1971 et de l’autre celle sanctionnant le licenciement manifestement déraisonnable au sens de la CCT n° 109.
La cour conclut, avec la doctrine de H. MORMONT, à l’impossibilité de cumul, vu une identité de cause et d’objet des indemnisations.
Les cumuls d’indemnités spéciales sont une question délicate, ceci d’autant que la CCT n° 109 prévoit une disposition spécifique à cet égard, en son article 9, § 3.
Notons que pour une autre indemnité, celle prévue en matière de discrimination, la question du cumul est controversée, précisément au motif que la cause et l’objet (ne) sont (pas) identiques.
Ainsi, pour la Cour du travail de Mons, l’indemnité de protection pour licenciement discriminatoire et l’indemnité de protection pour licenciement manifestement déraisonnable trouvent leur source dans des causes distinctes et réparent des préjudices distincts. En effet, l’indemnité forfaitaire prévue à l’article 18 de la loi du 10 mai 2007 ne tend pas à indemniser le dommage causé par le licenciement mais constitue une sanction civile visant (i) à assurer l’effectivité de l’interdiction de toute forme de discrimination dans les matières qui relèvent du champ d’application de la loi. De son côté, l’indemnité forfaitaire de 3 à 17 semaines de rémunération prévue par la C.C.T. n° 109 sanctionne la faute commise par l’employeur lorsqu’il reste en défaut de démontrer qu’il a licencié le travailleur pour des raisons liées à son attitude ou son aptitude ou aux nécessités économiques de l’entreprise et (ii) à indemniser le travailleur du dommage moral qu’il a subi suite au licenciement manifestement déraisonnable. Dès lors que l’indemnité forfaitaire prévue à l’article 18 de la loi du 10 mai 2007 a une cause juridique distincte de l’indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable, le travailleur est en droit de solliciter théoriquement le bénéfice de leur cumul (C. trav. Mons, 23 septembre 2022, R.G. 2021/AM/102).
Par contre, pour la Cour du travail de Bruxelles, le cumul est interdit (voir notamment C. trav. Bruxelles, 21 septembre 2020, R.G. 2018/AB/718 et C. trav. Bruxelles, 23 mai 2023, R.G. 2022/AB/59).